CORRESPONDANCE - Année 1766 - Partie 2

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1766 - Partie 2

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à M. le comte d’Argental.

 

6 Janvier (1).

 

 

          Mes divins anges, j’ai réfléchi que quelque chanoine de Sainte-Geneviève pourrait trouver mauvais qu’on dît que sa sainte n’est pas la protectrice de la France. Il est vrai qu’elle n’est que la patronne de Paris ; mais enfin, je ne veux me brouiller avec personne. Voici donc la pièce corrigée que j’ai l’honneur de vous envoyer. Vous m’avouerez que l’auteur de la Henriade n’a pas dû apprendre la nouvelle des cierges portés à la statue d’Henri IV, sans que le cœur lui ait palpité.

 

          Voici un petit imprimé suisse (2) pour vous réjouir, et vous y verrez que le conseil génevois ne doit point du tout être alarmé de ces plaisanteries. Respect et tendresse.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – La Lettre curieuse de Robert Covelle. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Hennin.

 

A Ferney, 7 Janvier 1766.

 

 

          S’il y a, monsieur, des tracasseries de prose dans la parvulissime, il y a aussi des tracasseries de vers. Père Adam, qui dit la messe fort proprement, mais qui, pour avoir régenté vingt ans la rhétorique, n’en est peut-être pas un meilleur gourmet en vers français, vous a lu une copie de vers (très informe) ; il en a laissé prendre dans Genève des copies plus informes encore (1) ; les Génevois, qui se connaissent en vers moins que lui, ont imprimé ce rogaton ; mes entrailles paternelles se sont émues. Je vous demande en grâce, monsieur, de ne point envoyer à Paris cet enfant bâtard ; je compte envoyer mon fils légitime, mais il est encore en nourrice.

 

          J’ai lu le petit écrit intitulé le Droit négatif (2) ; il paraît mériter attention. Il me semble que la seule chose dans laquelle on s’accorde au pays où vous êtes, c’est le denier dix.

 

          Vous me pardonnerez de ne point écrire de ma main ; les neiges me rendent presque aveugle.

 

          Mille tendres respects.

 

 

1 – L’Epître à Henri IV.  (G.A.)

2 – Le droit négatif était le droit qu’avait le petit conseil de rejeter les représentations des citoyens tendantes à faire assembler le conseil général, soit pour interpréter les lois obscures, soit pour maintenir les lois enfreintes. (Note de M. Hennin fils.)

 

 

 

 

 

à M. l’abbé Cesarotti.

 

A Ferney, 10 Janvier 1766.

 

 

          Monsieur, je fus bien agréablement surpris de recevoir ces jours passés la belle traduction que vous avez daigné faire de la Mort de César et de la tragédie de Mahomet.

 

          Les maladies qui me tourmentent, et la perte de la vue dont je suis menacé, ont cédé à l’empressement de vous lire. J’ai trouvé dans votre style tant de force et tant de naturel, que j’ai cru n’être que votre faible traducteur, et que je vous ai cru l’auteur de l’original. Mais plus je vous ai lu, plus j’ai senti que, si vous aviez fait ces pièces, vous les auriez faites bien mieux que moi, et vous auriez bien plus mérité d’être traduit. Je vois, en vous lisant, la supériorité que la langue italienne a sur la nôtre. Elle dit tout ce qu’elle veut, et la langue française ne dit que ce qu’elle peut. Votre Discours sur la tragédie, monsieur, est digne de vos beaux vers ; il est aussi judicieux que votre poésie est séduisante. Il me paraît que vous découvrez d’une main bien habile tous les ressorts du cœur humain ; et je ne doute pas que, si vous avez fait des tragédies, elles ne doivent servir d’exemples comme vos raisonnements servent de préceptes. Quand on a si bien montré les chemins, on y marche sans s’égarer. Je suis persuadé que les Italiens seraient nos maîtres dans l’art du théâtre comme ils l’ont été dans tant de genres, si le beau monstre de l’opéra n’avait forcé la vraie tragédie à se cacher. C’est bien dommage, en vérité, qu’on abandonne l’art des Sophocle et des Euripide pour une douzaine d’ariettes fredonnées par des eunuques. Je vous en dirais davantage si le triste état où je suis me le permettait. Je suis obligé même de me servir d’une main étrangère pour vous témoigner ma reconnaissance, et pour vous dire une petite partie de ce que je pense. Sans cela, j’aurais peut-être osé vous écrire dans cette belle langue italienne qui devient encore plus belle sous vos mains.

 

          Je ne puis finir, monsieur, sans vous parler de vos îambes latins (1) ; et, si je n’y étais pas tant loué, je vous dirais que j’ai cru y retrouver le style de Térence.

 

          Agréez, monsieur, tous les sentiments de mon estime, mes sincères remerciements, et mes regrets de n’avoir point vu cette Italie à qui vous faites tant d’honneur.

 

 

1 – Mercurius, de poetis tragicis. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis Albergati Capacelli.

 

Ferney, 10 Janvier 1766 (1).

 

 

          Les hivers me sont toujours funestes, monsieur ; qui souffre ne peut guère écrire. Je vous dis bien rarement combien je m’intéresse à vous, à vos plaisirs, à vos goûts, à vos peines, à tous vos sentiments.

 

          Je reçus, ces jours passés, la traduction de la Mort de César et de Mahomet, par M. Cesarotti. Je ne sais si je tiens ce présent de vos bontés ou des siennes. Je lui écris à Venise, chez son libraire Pasquali. Je m’imagine que, par cette voie, il recevra sûrement ma lettre.

 

          Il y a un philosophe naturaliste (2), que je crois de Toscane, qui m’envoya, il y a quelques mois, un recueil d’observations faites avec le microscope ; il y combat les erreurs insensées d’un Irlandais nommé Needham, avec toute la politesse d’un homme supérieur qui a raison. J’ai malheureusement perdu la lettre dont ce philosophe aimable m’honora. Peut-être son livre sera parvenu jusqu’à vous, monsieur, quoiqu’il me semble que votre goût ne se tourne pas du côté de ces petites recherches. Mais si vous pouvez savoir, par quelqu’un de vos académiciens, le nom de cet ingénieux observateur, je vous supplie de vouloir bien m’en instruire, afin que je n’aie pas à me reprocher d’avoir manqué de politesse envers un homme qui m’a fait tant de plaisir.

 

          Adieu, monsieur ; nous sommes transis de froid, et je suis actuellement en Sibérie.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Spallanzani. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Christin.

 

10 Janvier 1766.

 

 

          Je vous demande bien pardon, mon cher ami, de répondre si tard à votre lettre. Vous ne doutez pas combien j’ai été sensible à la perte que nous avons faite tous deux du plus digne ami que vous eussiez. Je le regretterai toute ma vie. Vous êtes le seul, dans le pays où vous êtes, qui puissiez me consoler. Je vous plains de vivre avec des personnes si éloignées du caractère de celui dont nous pleurons la mort. Nous désirons infiniment à Ferney de pouvoir arranger les choses de façon que vous vécussiez avec nous. La vie n’est supportable qu’avec d’honnêtes gens dont les sentiments sont conformes aux nôtres.

 

          Je me tiendrai très heureux quand vous pourrez laisser des bœufs ruminer avec des bœufs, et venir penser avec vos amis.

 

          Je tiens l’histoire de l’homme pendu (1) pour avoir mangé gras très véritable. Cet arrêt d’ailleurs me semble fort juste, car les hommes qui se laissent traiter ainsi n’ont que ce qu’ils méritent.

 

          Nous vous faisons tous les plus sincères compliments.

 

 

1 – Claude Guillon. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

11 Janvier 1766.

 

 

          Mes divins anges, j’aurais pu faire une sottise si j’avais mis ma dernière lettre d’hier sous l’enveloppe d’un autre ministre que M. le duc de Praslin ou M. le duc de Choiseul, qui sont également vos amis. Quoi qu’il en soit, vous me pardonnerez de n’avoir pu résister à la passion qui est devenue chez moi dominante de vous voir médiateur à Genève. Je crois bien que cette nomination ne sera pas sitôt faite. Le conseil de Genève n’a écrit au roi et au conseil de Berne et de Zurich que pour réclamer la garantie, et il est probable que ce ne sera qu’après beaucoup de préliminaires que le roi daignera envoyer un médiateur.

 

          Je vous répète que si les petites passions ne s’étaient pas opposées à la raison, dont elles sont les ennemies mortelles, les petites querelles qui divisent Genève se seraient apaisées aisément. Je crus devoir faire lire un précis de la décision judicieuse des avocats de Paris à quelques-uns des plus modérés des deux partis. Ils tombèrent d’accord que rien n’était plus sagement pensé. Ils commençaient à agir de concert pour faire accepter des propositions si raisonnables, lorsque M. Herrin arriva. Je sentis qu’il était de la bienséance que je lui remisse toute la négociation, et que mon amour-propre ne devait pas balancer un moment mon devoir. Les choses se sont fort aigries depuis ce temps-là, comme je vous l’ai mandé, sans qu’on puisse reprocher à M. Hennin d’avoir négligé de porter les esprits à la concorde.

 

          M. Hennin paraît penser, comme moi, qu’il y a un peu de ridicule à fatiguer un roi de France pour savoir en quels cas le conseil des vingt-cinq de Genève doit assembler le conseil général des quinze-cents. C’était une question de jurisprudence qu’on devait décider à l’amiable par des arbitres ; et, encore une fois, les avocats de Paris avaient saisi le nœud de la difficulté, et en avaient présenté le dénouement.

 

          Plusieurs citoyens y ayant plus sûrement pensé, sont venus chez moi aujourd’hui ; ils m’ont prié de leur communiquer la consultation, ou du moins le précis de cette pièce, me disant qu’ils espéraient qu’on pourrait s’y conformer. Je leur ai répondu que je ne pouvais le faire sans votre permission. Je me suis contenté de leur en lire le résultat tel que je l’avais lu il y a plus d’un mois à quelques magistrats et à quelques citoyens.

 

          Je vous demande donc aujourd’hui cette permission, mes divins anges ; je crois qu’elle ne fera qu’un très bon effet. Cette démarche me sera utile, en persuadant de plus en plus mes voisins de mon extrême impartialité, et de mon amour pour la paix.

 

          Il faut que Jean-Jacques Rousseau soit un grand extravagant d’avoir imaginé que c’était moi qui l’avais fait chasser de l’Etat de Genève et de celui de Berne ; j’aimerais autant qu’on m’eût accusé d’avoir fait rouer Calas que de m’imputer d’avoir persécuté un homme de lettres. Si Rousseau l’a cru, il est bien fou ; s’il l’a dit sans le croire, c’est un bien malhonnête homme. Il en a persuadé madame la maréchale de Luxembourg, et peut-être M. le prince de Conti ; et ce qu’il y a de souverainement ridicule, c’est que cette belle idée est la cause unique de la dissension qui règne aujourd’hui dans Genève.

 

          On dit que c’est un petit prédicant, originaire des Cévennes, qui a semé le premier tous ces faux bruits : un prêtre en est bien capable. Il faudra tâcher que la paix de Genève se fasse, comme celle de Vestphalie, aux dépens de l’Eglise. Je suis comme le vieux Caton, qui disait toujours au sénat : Tel est mon avis, et qu’on ruine Carthage. Respect et tendresse.

 

 

 

 

 

à M. de Chabanon.

 

A Ferney, 13 Janvier 1766.

 

 

          Plus vos lettres, monsieur, m’ont inspiré d’estime et d’amitié pour vous, plus je sens qu’il est de mon devoir de répondre à la confiance dont vous m’honorez, en vous disant librement ma pensée.

 

          Il m’est arrivé avec vous ce qui arrive presque toujours avec les gens du métier que l’on consulte ; ils voient le sujet sous un point de vue, et l’auteur l’a envisagé sous un autre.

 

          Je m’intéresse véritablement à vous ; le sujet (1) m’a paru d’une difficulté presque insurmontable. Ne m’en croyez pas ; consultez ceux de vos amis qui ont le plus d’usage du théâtre, et le goût le plus sûr : laissez reposer quelque temps votre ouvrage, vous le reverrez ensuite avec des yeux frais, et vous en serez meilleur juge que personne. Ce pas-ci est glissant : il ne faudrait vous compromettre à donner une pièce au théâtre qu’en cas que tous vos amis vous eussent répondu du succès, et que vous-même, en revoyant votre pièce après l’avoir oubliée, vous vous sentissiez intérieurement entraîné par l’intérêt de l’intrigue. C’est de cette intrigue qu’il s’agit principalement ; vous jugerez si elle est assez vraisemblable et assez attachante ; c’est là ce qui fait réussir les pièces au théâtre. La diction, la beauté continue des vers, sont pour la lecture. Esther est divinement écrite, et ne peut être jouée : le style de Rhadamiste est quelquefois barbare, mais il y a un très grand intérêt, et la pièce réussira toujours. Je ne sais si je me trompe, mais j’aurais souhaité que Virginie n’eût point eu trois amants ; j’aurais voulu que l’état d’esclave dont elle est menacée eût été annoncé plus tôt, et que cet avilissement eût fait un beau contraste avec les sentiments romains de cette digne fille, qu’elle eût traité son tyran en esclave, et que son père l’eût reconnue pour légitime à la noblesse de ses sentiments. Je voudrais que le doute sur sa naissance fût fondé sur des preuves plus fortes qu’une simple lettre de sa mère.

 

          La conspiration contre Appius ne me paraît point faire un assez grand effet, elle empêche seulement que l’amour n’en fasse. Les intérêts partagés s’affaiblissent mutuellement.

 

          J’aurais aimé encore, je vous l’avoue, à voir dans Virginius un simple citoyen, pauvre et fier de cette pauvreté même. J’aurais aimé à voir le contraste de la tyrannie insolente et du noble orgueil de l’indigence vertueuse.

 

          Mais je ne vous confie toutes ces idées qu’avec la juste défiance que je dois en avoir. Pardonnez-les, monsieur, au vif intérêt que je prends à votre gloire ; un mot, quoique jeté au hasard et mal à propos, fait souvent germer des beautés nouvelles dans la tête d’un homme de génie. Vous êtes plus en état de juger mes pensées que je ne le suis de juger votre ouvrage. Agréez l’estime infinie que je vous dois et les sentiments d’amitié que vous faites naître dans mon cœur. Je supprime les compliments inutiles.

 

 

1 – Virginie. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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