CORRESPONDANCE - Année 1766 - Partie 14
Photo de PAPAPOUSS
à Madame la comtesse d’Argental.
18 Avril 1766.
Je remercie bien l’une de mes anges de son aimable lettre. Je conviens avec elle que la première maxime de la politique est de se bien porter. Il est certain que le travail forcé abrège les jours ; mais vous conviendrez aussi, mes anges, que la correspondance avec les cabinets de tous les princes de l’Europe est plus agréable qu’une relation suivie avec des charpentiers de vaisseaux, et avec des entrepreneurs vous faisant le détail de leur équipement et de tous leurs agrès ; c’est une langue toute nouvelle, et que je soupçonne d’être fort rebutante. Il me semble qu’un bénéfice simple de chef du conseil des finances, avec cinquante mille livres de rente, est beaucoup plus plaisant. Je tiens d’ailleurs qu’il n’est beau d’être à la tête d’une marine que quand on a cent vaisseaux de ligne, sans compter les frégates.
A propos de marine, le Sextus-Pompée (1) de mon petit ex-jésuite était un très grand marin ; il désola quelque temps ces marauds de triumvirs sur mer. L’auteur a bien retravaillé, il a radoubé son vaisseau autant qu’il a pu ; mais il dit que sa barque n’arrivera jamais à Tendre (2). Ce qui lui plaît actuellement de cet ouvrage, c’est qu’il a fourni des remarques assez curieuses sur l’histoire romaine, et sur les temps de barbarie et d’horreur que chaque nation a éprouvés. Le tout pourra faire un volume qui amusera quelques penseurs ; c’est à quoi il faut se réduire.
Mademoiselle Clairon me mande qu’elle ne rentrera point. On veut s’en tenir à la déclaration de Louis XIII. On ne songe pas, ce me semble, que du temps de Louis XIII les comédiens n’étaient pas pensionnaires du roi, et qu’il est contradictoire d’attacher quelque honte à ses domestiques. Je ne puis blâmer une actrice qui aime mieux renoncer à son art que de l’exercer avec honte. De mille absurdités qui m’ont révolté depuis cinquante ans, une des plus monstrueuses, à mon avis, est de déclarer infâmes ceux qui récitent de beaux vers par ordre du roi. Pauvre nation, qui n’existe actuellement dans l’Europe que par les beaux-arts, et qui cherche à les déshonorer !
Je vois rarement M. le chevalier de Beauteville, tout grand partisan qu’il est de la comédie ; il y a deux ans que je ne sors point de chez moi, et je n’en sortirai que pour aller où est Pradon. Pour le peu que j’ai vu M. de Beauteville, il m’a paru beaucoup plus instruit que ne l’est d’ordinaire un chevalier de Malte et un militaire. Il a de la fécondité dans la conversation, simple, naturel, mettant les gens à leur aise ; en un mot, il m’a paru fort aimable. M. Hennin est fort fâché de la retraite de M. le duc de Praslin et de celle de M. de Saint-Foix (3) M. de Taulès, qui a aussi beaucoup d’’esprit, ne me paraît fâché de rien.
Vous reverrez bientôt M. de Chabanon avec un plan, et de plan me paraît prodigieusement intéressant. L’ex-jésuite dit que, s’il y avait songé, il lui aurait donné la préférence sur ce maudit Triumvirat, qui ne peut être joué que sur le théâtre de l’abbé de Caveyrac, le jour de la Saint-Barthelemy. Je lui ai proposé de donner les Vêpres Siciliennes pour petite pièce.
Je viens de lire une seconde édition des Nouveaux mélanges de Cramer. Je me suis mis à rire à ces mots : « L’âme immortelle a donc son berceau entre ces deux trous (4) ! Vous me dites, madame, que cette description n’est ni dans le goût de Tibulle, ni dans celui de Quinault ; d’accord, ma bonne ; mais je ne suis pas en humeur de te dire ici des galanteries. »
J’ai demandé à Cramer quel était l’original qui avait écrit tout cela. Il m’a répondu que c’était un vieux philosophe fort bizarre, qui tantôt avait la nature humaine en horreur, et tantôt badinait avec elle.
Je me mets sous les ailes de mes anges pour le reste de mes jours. Madame Denis et moi nous vous remercions d’avoir lavé la tête à Pierre (5). M. Dupuits n’en sait encore rien, parce qu’il est en Franche-Comté ; sa petite femme, qui en sait quelque chose, est à vos pieds ; elle est très avisée.
1 – Personnage du Triumvirat. (G.A.)
2 – Voyez Clétie, roman de mademoiselle de Scudéry. (G.A.)
3 – Ou plutôt Sainte-Foy, trésorier général de la marine. (G.A.)
4 – Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, l’article IGNORANCE, Sec. II. (G.A.)
5 – Ou plutôt Jean-François, père de Marie Corneille. (G.A.)
à M. Marmontel.
23 Avril 1766.
Mon cher confrère, j’attends votre Lucain (1), et j’attendrai votre Bélisaire avec plus d’impatience encore, parce qu’il sera entièrement de vous. C’est un sujet digne de votre plume ; il est intéressant, moral, politique ; il présente les plus grands tableaux. Si nous étions raisonnables, je vous conseillerais d’en faire une tragédie. Je soutiendrai toujours que vous étiez destiné à en faire d’excellentes, et que ceux qui vous ont dégoûté sont coupables envers la nation.
Vous n’irez donc point en Pologne avec madame Geoffrin (2) ? Cependant, quand la reine de Saba alla voir Salomon, elle avait assurément un écuyer ; vous feriez un voyage charmant, mais je voudrais que vous passassiez par chez nous.
Il est très vrai que la raison perce, même en Italie, et que le Nord commence à corriger le Midi. Les progrès sont lents, mais enfin les nuages se dissipent insensiblement de tous côtés ; les rois et les peuples s’en trouveront mieux ; les prêtres mêmes y gagneront plus qu’ils ne pensent, car étant forcés d’être moins fripons et moins fanatiques, ils seront moins haïs et moins méprisés.
Je viens de lire l’article LANGUE HÉBRAÏQUE (3), suivant votre bon conseil ; il est savant et philosophique. L’auteur n’a pas osé tout dire. Il est incontestable que l’hébreu était anciennement un dialecte de la langue phénicienne. Les Hébreux appelaient la Phénicie le pays des savants ; et une grande preuve qu’ils n’ont jamais habité en Egypte, c’est qu’ils n’ont jamais eu un seul mot égyptien dans leur langue, ou plutôt dans leur misérable jargon.
J’ai lu quelque chose d’une Antiquité dévoilée (4), ou plutôt très voilée. L’auteur commence par le déluge, et finit toujours par le chaos. J’aime mieux, mon cher confrère, un seul de vos Contes que tous ces fatras.
Madame Denis vous fait mille compliments. Je suis bien malade ; je m’affaiblis tous les jours ; je vous aimerai jusqu’au dernier moment de ma vie.
1 – La Pharsale, traduite. (G.A.)
2 – Elle allait voir Stanislas Poniatowski. (G.A.)
3 – Dans l’Encyclopédie. (G.A.)
4 – Ouvrage posthume de Boulanger, refait par d’Holbach, avec un précis de la vie de l’auteur, par Diderot. (G.A.)
à M. Damilaville.
23 Avril 1766.
Le printemps, qui rend la vie aux animaux et aux plantes, nous est donc funeste à l’un et à l’autre, mon cher ami. Nous sommes tous deux malades ; consolons-nous tous deux. Voilà déjà du baume mis dans votre sang, par la liberté qu’on donne à l’Encyclopédie. Je crois que je renaîtrai quand je recevrai le petit ballot que vous m’annoncez par la diligence de Lyon.
Mademoiselle Clairon ne remontera donc point sur le théâtre ; mais qui la remplacera ? Tout manque, ou tout tombe.
Il faut avoir le diable au corps pour accuser d’irréligion l’éloquent auteur de l’Eloge du Dauphin ; mais c’est un grand bonheur, à mon gré, qu’on voie évidemment que, dès qu’un homme d’esprit n’est pas fanatique, les bigots l’accusent d’être athée. Plus la calomnie est absurde, plus elle se décrédite. On doit toujours se souvenir que Descartes et Gassendi ont essuyé les mêmes reproches. Le monstre du fanatisme, si fatal aux rois et aux peuples, commence à être bien décrié chez tous les honnêtes gens.
La retraite profonde où je vis ne me permet pas de vous mander des nouvelles de la littérature. Je crois que vous en avez reçu de M. Boursier, qui s’est chargé, ce me semble, de vous envoyer quelques pièces curieuses qu’il attend de Francfort. Ce M. Boursier vous aime de tout son cœur ; il est malade comme moi, et il ne cesse de travailler. Il dit qu’il veut mourir la plume à la main. Il suit toujours les mêmes objets dont vous l’avez vu occupé ; il regrette comme moi le temps heureux et trop court qu’il a passé avec vous.
Adieu, mon très cher ami ; ma faiblesse ne me permet pas d’écrire de longues lettres. Ecr. l’inf…
à M. Hennin.
25 Avril 1766.
Je me doutais bien, monsieur, que la santé de M. le duc de Praslin ne tiendrait pas longtemps à la nécessité de parler d’affaires, quand il fallait prendre un lavement ; il faut qu’un malade soit le maître de son temps. Mais comment M. le duc de Choiseul pourra-t-il suffire aux détails des deux ministères les plus assujettissants ? Il faudra que ses journées soient aussi longues que la nuit d’Alcmène. Je suis effrayé de la seule idée de ce travail. Quand aurons-nous des feuilles ? quand aurai-je le bonheur de vous revoir ?
à M. de Chabanon.
25 Avril (1).
Bon voyage, mon cher confrère en Apollon, et bon succès dans votre entreprise ; plus j’y pense, plus je crois que j’entendrai de Ferney les applaudissements qu’on vous donnera à Paris (2). Tuez l’impératrice, ou ne la tuez point ; conservez son bambin, ou jetez-le dans le Tibre ; c’est l’affaire d’une vingtaine de vers, et c’est une chose à mon sens fort arbitraire. Vous aurez sûrement intéressé pendant cinq actes, et c’est là le grand point. J’avoue que, si je ne consultais que mon goût, je ferais grâce à l’impératrice, et elle vivrait pour nourrir son petit. Ma raison est que, si elle a la perte de son enfant à pleurer, elle n’a plus de larmes pour Rome.
Allez à Paris ; vous y serez heureux, puisque madame votre sœur (3) y va. Tout Ferney s’intéresse bien vivement à vos progrès et à votre bonheur.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 - Pour son Eudoxie. Cette tragédie ne fut pas représentée. (G.A.)
3 – Chabanon était venu chez sa sœur, voisine de Voltaire. (G.A.)
à M. le marquis de Villevieille.
A Ferney, 26 Avril 1766 (1).
Je n’ai reçu qu’aujourd’hui, monsieur, la lettre dont vous m’avez honoré, du 28 Mars. J’étais trop malade pour jouir des talents de la personne que vous avez bien voulu m’annoncer. Je vous supplie de vouloir bien engager le libraire à m’envoyer trois exemplaires du livre de Fréret (2) qu’il imprime. Il n’aurait qu’à les adresser au premier secrétaire de l’intendance de Franche-Comté, avec un petit mot par lequel ce secrétaire serait supplié de me faire tenir le paquet incessamment. C’est un ouvrage que j’attends depuis longtemps avec la plus vive impatience. Il est bon qu’il en paraisse souvent de cette nature : le monde est plein de pestiférés qui ont besoin de contre-poison, et il y a des médecins qui doivent faire une collection de tous les remèdes. Il y a des apothicaires qui les distribuent, et, en qualité d’apothicaire, je saurai où placer mes trois exemplaires. Le libraire n’aura qu’à me mander comment il veut que je lui fasse tenir son argent, et il sera payé avec ponctualité.
Je vous demande bien pardon de la liberté que je prends ; mais je vous crois bon médecin, et j’implore vos bontés pour l’apothicaire qui est votre très humble et très obéissant serviteur.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – L’Examen critique, publié par Levesque sous le nom de Fréret. (G.A.)
à M. Damilaville.
28 Avril 1766.
J’étais donc bien mal informé, mon cher ami, et je n’ai eu qu’une joie courte. On m’avait assuré que le grand livre (1) paraissait, et vous m’apprenez qu’on m’a trompé. Par quelle fatalité faut-il que les étrangers fassent bonne chère, et que les Français meurent de faim ? pourquoi ce livre ferait-il plus de mal en France qu’en Allemagne ? est-ce que les livres font du mal ? est-ce que le gouvernement se conduit par des livres ? Ils amusent et ils instruisent un millier de gens de cabinet, répandus sur vingt millions de personnes ; c’est à quoi tout se réduit. Voudrait-on frustrer les souscripteurs de ce qui leur est dû, et ruiner les libraires ?
On me fait espérer l’ouvrage de Fréret, qui est, dit-on, achevé d’imprimer. Ceux qui l’ont vu me disent qu’il est très bien raisonné. C’est un grand service rendu aux gens qui veulent être instruits ; les autres ne méritent pas qu’on les éclaire. Il est certain, mon ami, que la raison fait de grands progrès, mais ce n’est jamais que chez un petit nombre de sages. Pensez-vous, de bonne foi, que les maîtres des comptes de Paris, les conseillers au Châtelet, les procureurs et les notaires, soient bien au fait de la gravitation et de l’aberration de la lumière ? Ce sont des vérités reconnues, mais le secret n’est que dans les mains des adeptes.
Il en est de même de toutes les vérités qui demandent un peu d’attention. Il n’y aura jamais que le petit nombre d’éclairé et de sage. Consolons-nous en voyant que le nombre augmente tous les jours, et qu’il est composé partout des plus honnêtes gens d’une nation.
J’ai dans la tête que la prochaine assemblée du clergé fait suspendre le débit de l’Encyclopédie. On craint peut-être que quelques têtes chaudes n’attaquent quelques articles auxquels il est si aisé de donner un mauvais sens. On pourrait fatiguer M. le vice-chancelier par des clameurs injustes : ainsi, il me paraît prudent de ne pas s’exposer à cet orage. Si c’est là, en effet, la cause du retardement, on n’aura point à se plaindre.
J’attends, avec mon impatience ordinaire, cette estampe des Calas et le mémoire de notre prophète Elie pour Sirven. Il est sans doute signé de plusieurs avocats dont il faut payer la consultation ; M. Delaleu vous donnera tout ce que vous prescrirez. Ce sont actuellement les Sirven seuls qui m’occupent, parce qu’ils sont les seuls malheureux. Ma santé s’affaiblit de jour en jour, et il faut se passer de faire du bien.
Je vous embrasse tendrement.
1 – L’Encyclopédie. (G.A.)