CORRESPONDANCE - Année 1766 - Partie 13
Photo de PAPAPOUSS
à M. Lacombe.
5 Avril 1766 (1).
Pour vous dédommager, monsieur, du recueil que vous avez bien voulu faire de tout ce qu’une certaine personne a écrit sur la poésie, on vous propose de faire un recueil plus piquant de tous les chapitres un peu philosophiques répandus dans les ouvrages du même auteur, en mettant le tout par ordre alphabétique, et en puisant même dans un certain dictionnaire (2) où l’on pourrait trouver avec discrétion quelques morceaux curieux.
Vous n’avez point changé de profession, vous serez l’avocat de la philosophie. Je voudrais vous donner bien des causes à soutenir ; mais je suis si vieux qu’il ne m’appartient plus d’avoir de procès.
Comptez, je vous en supplie, sur l’estime et l’amitié de votre très humble et très obéissant serviteur.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Dictionnaire philosophique. (G.A.)
à M. le chevalier de Taulès.
A Ferney, 5 Avril 1766.
Je n’oublierai jamais, monsieur, le discours de M. Thomas ; mais j’ai oublié sa demeure, et d’ailleurs je ne peux m’adresser qu’à vous pour le remercier. De tous ceux qui ont fait l’éloge du dauphin, il est le seul qui m’ait fait connaître ce prince. Je n’ai vu que des mots dans tout ce que j’ai reçu de Paris, en prose et en vers, sur ce triste événement. La première chose qu’il faut faire quand on veut écrire, c’est de penser ; M. Thomas ne s’exprime éloquemment que parce qu’il pense profondément.
A propos de penseur, puis-je vous supplier, monsieur, de présenter mes respects à son excellence ? Elle donne des indigestions à tout Genève avant de lui donner une paix inaltérable ; j’ose me flatter que quand nous aurons des feuilles, et que vous aurez le temps de prendre l’air, vous voudrez bien donner la préférence à l’air de Ferney ; ce n’est pas assez de faire du bien à des hérétiques, il faut encore consoler les vieux catholiques malades. Je compte hardiment sur vos bontés et sur celles de M. Hennin.
Daignez, monsieur, être sans cérémonie avec votre très humble et très obéissant serviteur.
à la duchesse de Saxe-Gotha.
6 Avril 1766, à Ferney (1).
.
Madame, j’attendais, pour avoir l’honneur d’écrire à votre altesse sérénissime, que je pusse lui envoyer le recueil des bagatelles dont quelques-unes l’ont amusée ; mais les petits troubles de Genève n’ont pu encore me permettre de satisfaire votre curiosité. On me fait espérer que j’aurai ce recueil dans quinze jours. Ces querelles de Genève, qu’on lui a peintes comme quelque chose de fort sérieux, ne sont au fond qu’une querelle de ménage ; il n’y en a jamais eu de si paisible, et les médiateurs sont tout étonnés qu’on ait fait tant de bruit pour si peu de chose. Les esprits sont en mouvement ; mais il n’y a pas eu la moindre violence. Un étranger qui passerait par cette ville ne pourrait pas seulement deviner que les habitants ne sont pas d’accord. Ils disputent opiniâtrement sur leurs droits, mais avec une bienséance et une circonspection étonnante ; et il n’y a point d’exemple jusqu’ici d’une discorde si paisible. Il semble que les ambassadeurs ne soient venus que pour leur donner à dîner. Les choses ne se passaient point ainsi à Rome du temps de Marius et de Sylla.
Il est vrai, madame, que depuis environ douze ans les esprits fermentent un peu dans une partie de l’Europe ; mais si on excepte les cours de justice appelées en France parlements, cette fermentation est presque toute philosophique. On se moque également des papes et de Luther, on secoue un respect servile pour des opinions ridicules ; la raison gagne, et l’autorité sacerdotale perd beaucoup (2). Les princes ne peuvent que gagner à cela ; car il faut avouer que leurs plus grands ennemis ont toujours été les prêtres. Je suis bien trompé, ou l’on ne se battra plus pour des billevesées théologiques. C’est le plus grand bien que la philosophie pût faire aux hommes.
Quant aux Lettres de la montagne, elles ont un peu éveillé les citoyens de Genève ; mais elles ne causeront point de guerre civile : les citoyens sont trop riches pour se battre.
Je me mets aux pieds de votre altesse sérénissime avec le plus profond respect.
J’apprends dans le moment que la reine de France est assez mal et qu’elle crache du pus.
1 – Editeurs, E. Bavoux et A. François. (G.A.)
2 – On lit en marge de ces trois lignes : Dans les affaires d’Etat. (A. François.)
à M. le comte d’Argental.
6 Avril 1766.
J’ai montré au petit apostat la lettre de mes anges et leurs judicieuses observations. En vérité ce pauvre jeune homme est à plaindre. Vos anges voient clair, m’a-t-il dit ; je pourrais disputer avec eux sur un ou deux points ; mais je ne veux pas songer à des coups d’épingle, lorsque je me meurs de la consomption. Je peux bien promettre à vos anges une cinquantaine de vers bien placés et vigoureux ; je pourrai limer, polir, embellir ; mais comment intéresser dans les deux derniers actes ? Les gens outragés qui se vengent n’arrachent point le cœur ; c’est quand on se venge de ce qu’on adore qu’on fait des impressions profondes, et qu’on enlève les suffrages ; deux personnes qui manquent à la fois leur coup font encore un mauvais effet : cette dernière réflexion me tue. Ma maison est tellement construite que je ne peux en ôter ce triste fondement. Tout ce que je puis faire, c’est de dorer et de vernir les appartements, et de les dorer si bien qu’on pardonne les défauts de l’édifice. Ecrivez donc à vos anges qu’ils aient la bonté de me renvoyer mes cinq chambres (1), afin que je les dore à fond.
Ayez donc pitié de ce pauvre diable, je vous en prie. Gloire vous soit rendue à jamais, pour avoir réhabilité un art charmant et nécessaire ! On a bien de la peine avec les Welches, mais à la fin on vient à bout d’eux.
Il y a deux exemplaires à Genève d’un maudit livre intitulé la France détruite par M. le duc de (2) … Je n’ai pu parvenir à le voir, et je ne crois pas qu’il se vende à Paris avec privilège. Je me mets au bout des ailes de mes anges avec mon culte ordinaire.
1 – Les cinq actes du Triumvirat.(G.A.)
2 – Pamphlet contre Choiseul. (G.A.)
à M. Damilaville.
A Genève, 13 Avril 1766.
Nous avons reçu, monsieur, votre lettre du 6 avril. Nous avons été très affligés d’apprendre que vous avez été malade. Nous attendons avec impatience le paquet que vous nous annoncez par la diligence de Lyon : cela sera très important pour nos affaires, auxquelles vous daignez vous intéresser.
Nous avons vu à la campagne M. de Voltaire, qui vous aime bien tendrement, et qui nous a chargés de vous assurer qu’il vous serait attaché toute sa vie. Il nous a paru en assez mauvaise santé, et un peu vieilli.
Nous ne manquerons pas de faire venir de Suisse le recueil des Lettres des sieurs Covelle, Baudinet et Montmolin. En attendant, voici une pièce assez singulière, et qui est très authentique. Nous en avons reçu quelques exemplaires de Neuchâtel, et ils ont été débités sur-le-champ.
Tous les souscripteurs pour l’Encyclopédie ont reçu leurs volumes dans ce pays. Nous ne concevons pas comment vous n’avez pas les vôtres à Paris. On trouve en général l’ouvrage très sagement écrit et fort inscrit. Il est à croire que, sous un gouvernement aussi éclairé que le vôtre, la calomnie et le fanatisme ne priveront pas le public d’un livre si nécessaire, et qui fait honneur à la France.
On nous mande qu’il y a un arrangement pris entre M. le chancelier et M. de Fresne, et que celui-ci sera nommé chancelier. Pour nous autres Génevois, soit que M. le duc de Choiseul reprenne les affaires étrangères, ou que M. le duc de Praslin les garde, nous sommes également reconnaissants envers le roi, qui daigne vouloir pacifier nos petits différends. C’est un procès qui se plaide avec la plus grande tranquillité et la plus grande décence. Tous les citoyens sont également contents des médiateurs, et surtout de M. le chevalier de Beauteville, qui nous écoute tous avec la plus grande affabilité, et avec une patience qui nous fait rougir de nos importunités.
Nous avons pour résident un homme de lettres (1) très instruit, qui aime les arts : il est dans l’intention de se fixer parmi nous, car il a fait venir une bibliothèque de plus de six mille volumes. C’est un homme qui pense en vrai philosophe, ami de la paix et de la tolérance, et ennemi de la superstition. Le nombre de ceux qui pensent ainsi augmente prodigieusement tous les jours, et dans la Suisse comme ailleurs. Nous eûmes, il y a quelque temps, un avocat général de Grenoble (2), qui vint voir notre ville ; c’est un jeune homme très éclairé, et qui a de l’horreur pour la persécution.
Dans mon dernier voyage à Montpellier nous trouvâmes, mon frère et moi, beaucoup de gens qui pensent aussi sensément que vous ; et nous bénissons Dieu des progrès que fait cette sage philosophie véritablement religieuse, qui ne peut avoir pour ennemis que ceux du genre humain. Le bas peuple en vaudra certainement mieux, quand les principaux citoyens cultiveront la sagesse et la vertu : il sera contenu par l’exemple, qui est la plus belle et la plus forte des leçons.
Il est bien certain que les pèlerinages, les prétendus miracles, les cérémonies superstitieuses, ne feront jamais un honnête homme ; l’exemple seul en fait, et c’est la seule manière d’instruire l’ignorance des villageois. Ce sont donc les principaux citoyens qu’il faut d’abord éclairer.
Il est certain, par exemple, que si à Naples les seigneurs donnaient à Dieu la préférence qu’ils donnent à saint Janvier, le peuple, au bout de quelques années, se soucierait fort peu de la liquéfaction dont il est aujourd’hui si avide ; mais si quelqu’un s’avisait à présent de vouloir instruire ce peuple napolitain, il se ferait lapider. Il faut que la lumière descende par degrés ; celle du bas peuple sera toujours fort confuse. Ceux qui sont occupés à gagner leur vie ne peuvent l’être d’éclairer leur esprit : il leur suffit de l’exemple de leurs supérieurs.
Adieu, monsieur ; toute notre famille s’intéresse bien vivement à votre santé et à votre bien-être. Nous désirerions pouvoir imprimer quelques-uns de ces beaux ouvrages qu’on fait quelquefois dans votre patrie pour la perfection des mœurs et de la raison.
Nous sommes avec les sentiments les plus inaltérables, monsieur, vos très humbles et très obéissants serviteurs. Les frères BOURSIER.
1 – Hennin. (G.A.)
2 – J.-M.A. Servan (G.A.)
à M. le chevalier de Taulès.
A Ferney, 15 Avril 1766.
Je retrouve dans mes paperasses, monsieur, une lettre qui vous appartient, et que je croyais vous avoir rendue ; j’ai l’honneur de vous la renvoyer, en vous faisant mon compliment de condoléance de la perte que vous faites de M. le duc de Praslin (1), et en vous félicitant sur le retour de M. le duc de Choiseul. Il faut avoir une tête d’or et une santé de fer pour entrer à la fois dans les départements de la guerre et des affaires étrangères : s’il ne tombe pas malade, il m’étonnera beaucoup. Je vous supplie de me mettre aux pieds de M. le gouverneur de Saint-Omer ; je suis bien languissant, mais je serais fâché de mourir sans vous avoir vus encore une fois l’un et l’autre oublier sous mes rustiques toits vos crevailles et vos affaires. Mille tendres respects.
1 – Des affaires étrangères, ce ministre passait à la marine, et Choiseul, tout en restant à la guerre, reprenait les affaires étrangères. (G.A.)
à Mademoiselle Clairon.
A Ferney, 15 Avril 1766.
Quand on ne peut parvenir, mademoiselle, à faire cesser l’opprobre jeté sur un état que l’on honore, il n’y a certainement d’autre parti à prendre que de quitter cet état. Vous avez une grande réputation par vos talents ; mais vous aurez de la gloire par votre conduite. Je voudrais que cette gloire ne fût point unique, et que vos camarades eussent assez de courage pour vous imiter ; mais c’est de quoi je désespère. Je vois qu’après avoir disposé des empires sur la scène, vous n’allez à présent donner que des cures. Mon protégé, dont j’ai oublié le nom (1), m’a paru, par sa lettre, un drôle de prêtre : c’est tout ce que j’en sais.
La petite tracasserie avec M. Dupuits doit être entièrement finie : je ne la connaissais pas. Vous savez que je passe ma vie dans mon cabinet pendant qu’on médit dans le salon. M. Dupuits est en Franche-Comté : il en reviendra bientôt. Mon premier soin sera de l’instruire de vos bontés ; et comme il sait mieux l’orthographe que madame sa femme, il ne manquera pas de vous écrire dès qu’il sera de retour.
Au reste, mademoiselle, je crois que, dans le siècle où nous vivons, il n’y a rien de mieux à faire que de se tenir chez soi, et de cultiver les arts pour sa propre satisfaction, sans se compromettre avec le public. Il n’y a plus de cour, et le public de Paris est devenu bien étrange. Le siècle de Louis XIV est passé ; mais il n’y a point de siècle que vous n’eussiez honoré.
Madame Denis vous fait mille tendres compliments. Je ne vous parle pas de mes sentiments pour vous ; je n’ai pas assez d’éloquence.
1 – Doleac. (G.A.)