CORRESPONDANCE - Année 1766 - Partie 12

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1766 - Partie 12

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à M. le comte d’Argental.

 

1er Avril 1766.

 

 

          Je crois, mes anges, que le petit ex-jésuite me fera tourner la tête. Il est au désespoir d’avoir choisi un sujet qui n’est pas dans les mœurs présentes ; il dit que ce n’est pas assez de bien faire, et qu’il faut faire au goût du monde. Presque tous ses vers me paraissaient assez bons, mais il n’est pas encore satisfait. Il a donné depuis peu quelques coups de pinceau à son tableau du Caravage : il vous supplie de le lui renvoyer ; il jure qu’il vous le rendra bientôt avec une préface d’un de ses amis, et des notes historiques d’un pédant assez instruit de l’histoire romaine. Cela fera un petit volume qui pourra plaire à quelques gens de lettres. Tout cela sera prêt pour le retour de Roscius Lekain.

 

          Gabriel Cramer avait commencé, sans m’en rien dire, ce recueil en trois volumes (1), ce qui n’est pas trop bien à lui. Et pourquoi charger encore le public de ces trois boisseaux d’inutilités ? Il m’avoua enfin ce mystère. Il était tout prêt à imprimer une infinité de rogatons qui ne sont pas de moi ; il a fallu, pour l’en empêcher, lui donner les sottises que j’ai pu trouver sous ma main. Voilà l’histoire de cette plate édition, à laquelle je ne m’intéresse en aucune manière.

 

          J’ai eu l’honneur de recevoir dans mon ermitage celui qui occupe la place que je vous destinais. Je vois bien que cette place devait être remplie par un homme aimable. Il y a deux ans que je ne suis sorti de chez moi : il y est venu sans façon avec M. de Taulès et M. Hennin ; il s’est accoutumé à moi tout d’un coup ; il a dîné avec autant d’appétit que si ses cuisiniers avaient fait le repas. C’est, ce me semble, un homme très simple et très accommodant ; mais je doute qu’il veuille se charger du droit négatif, qui est le fondement de toutes les querelles de Genève. Au reste, il s’occupe à écouter les deux partis avec l’air de l’impartialité ; ses collègues en font autant, et tous trois sont résolus, si je ne me trompe, à brider un peu le peuple ; mais qui ne faudrait-il pas brider ?

 

          La nouvelle milice excite de grands mécontentements dans toutes les provinces du royaume. Beaucoup d’artistes et d’ouvriers, des fils de marchands, d’avocats, de procureurs, s’enfuient de tous côtés ; ils vont par bandes dans les pays étrangers. J’ai perdu des artisans qui m’étaient extrêmement nécessaires, et j’en suis fort affligé.

 

          Vous voyez que je réponds, mes divins anges, à tous vos articles ; et, afin de ne laisser rien en arrière, j’ai lu les critiques de mon aîné d’Olivet sur Racine (2). Mon aîné est un peu vétillard ; mais il faut qu’il y ait de ces gens-là dans notre république des lettres. Mon ex-jésuite est à vos pieds et moi aussi ; nous attendons tous deux la plus voyageuse des tragédies.

 

 

1 – Nouveaux mélanges. (G.A.)

2 – Remarques de grammaire sur Racine, 2e édit. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

1er Avril 1766.

 

 

          Le Philosophe sans le savoir, mon cher ami, n’est pas à la vérité une pièce faite pour être relue, mais bien pour être rejouée. Jamais pièce, à mon gré, n’a dû favoriser davantage le jeu des acteurs ; et il faut que l’auteur ait une parfaite connaissance de ce qui doit plaire sur le théâtre. Mais on ne relit que les ouvrages remplis de belles tirades, de sentences ingénieuses et vraies, en un mot, des choses éloquentes et intéressantes.

 

          Je crois que nous ne nous entendons pas sur l’article du peuple, que vous croyez digne d’être instruit. J’entends par peuple la populace, qui n’a que ses bras pour vivre. Je doute que cet ordre de citoyens ait jamais le temps ni la capacité de s’instruire ; ils mourraient de faim avant de devenir philosophes. Il me paraît essentiel qu’il y ait des gueux ignorants. Si vous faisiez valoir comme moi une terre, et si vous aviez des charrues, vous seriez bien de mon avis. Ce n’est pas le manœuvre qu’il faut instruire, c’est le bon bourgeois, c’est l’habitant des villes ; cette entreprise est assez forte et assez grande.

 

          Il est vrai que Confucius a dit qu’il avait connu des gens incapables de science, mais aucun incapable de vertu. Aussi, doit-on prêcher la vertu au plus bas peuple ; mais il ne doit pas perdre son temps à examiner qui avait raison de Nestorius ou de Cyrille, d’Eusèbe ou d’Athanase, de Jansénius ou de Molina, de Zuingle ou d’Œcolampade. Et plût à Dieu qu’il n’y eût jamais eu de bons bourgeois infatués de ces disputes ! Nous n’aurions jamais eu de guerres de religion, nous n’aurions jamais eu de Saint-Barthelemy. Toutes les querelles de cette espèce ont commencé par des gens oisifs et qui étaient à leur aise. Quand la populace se mêle de raisonner, tout est perdu.

 

          Je suis de l’avis de ceux qui veulent faire de bons laboureurs des enfants trouvés, au lieu d’en faire des théologiens. Au reste, il faudrait un livre pour approfondir cette question, et j’ai à peine le temps, mon cher ami, de vous écrire une petite lettre.

 

          Je vous prie de vouloir bien me faire un plaisir, c’est d’envoyer l’édition complète de Cramer à M. de La Harpe. Ce n’est pas qu’assurément je prétende lui donner des modèles de tragédies ; mais je suis bien aise de lui montrer quelques petites attentions dans son malheur (1).

 

          Je n’ai point reçu le panégyrique (2) fait par M. Thomas. Sûrement on fait examiner secrètement le Dictionnaire des Sciences (3), puisqu’il n’est pas encore délivré aux souscripteurs. Mais qui sont les examinateurs en état d’en rendre un compte fidèle ? Faudrait-il qu’un scrupule mal fondé, ou la malignité d’un pédant fît perdre aux souscripteurs leur argent et aux libraires leurs avances ? J’aimerais autant refuser le paiement d’une lettre de change, sous prétexte qu’on en pourrait abuser.

 

          Voici trois exemplaires (4) que M. Boursier m’a remis pour vous être envoyés. Il dit que vous ne ferez pas mal d’en adresser un au prêtre de Novempopulanie (5). Vous voyez que la justice de Dieu est lente, mais elle arrive :

 

Sequitur pede Pœna claudo.

 

HOR., lib. III, od. II.

 

          Il y a des gens auquel il faut apprendre à vivre, et il est bon de venger quelquefois la raison des injures des maroufles.

 

          Nous avons ici la médiation, et je crois que vous ne vous en souciez guère. J’attends toujours quelque chose de Freret (6). On dit que ma nièce de Florian passera son temps agréablement à Hornoy ; vous irez la voir ; elle est bien heureuse.

 

          Adieu, mon très cher ami, je vous embrasse bien tendrement. Ecr. l’inf…

 

 

1 – Son Gustave n’avait pas réussi. (G.A.)

2 – Eloge de Louis, dauphin. (G.A.)

3 – L’Encyclopédie. (G.A.)

4 – De la Lettre pastorale de M. l’archevêque d’Auch. Voyez, aux FACÉTIES. (G.A.)

5 – L’archevêque Montillet. (G.A.)

6 – L’Examen des apologistes de la religion chrétienne, de Lévesque de Burigny. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. l’abbé d’Olivet.

 

Ferney, le 1er Avril 1766 (1).

 

 

          Mon cher maître, je ne vous donne point un poisson d’avril, quand je vous dis que je vous aimerai tendrement toute ma vie, et que je vous souhaite les années de Nestor, et surtout cette santé inaltérable sans laquelle la vieillesse n’est qu’une longue mort. Cette santé est un bien dont je n’ai jamais joui, et c’est ce qui me rend la retraite à la campagne absolument nécessaire. La réputation est une chimère, et le bien-être est quelque chose de solide.

 

          En vous remerciant de l’Alexandre, il n’y a personne qui ne voulût pencher le cou avec un si beau surnom. Je vous trouve quelquefois bien sévère avec Racine. Ne lui reprochez-vous pas quelquefois d’heureuses licences qui ne sont pas des fautes en poésie ? Il y a dans ce grand homme plus de vers faibles qu’il n’y en a d’incorrects ; mais, malgré tout cela, nous savons, vous et moi, que personne n’a jamais porté l’art de la parole à un plus haut point ni donne plus de charme à la langue française. J’ai souscrit, il y a deux ans, pour une édition qu’on doit faire de ses pièces de théâtre avec des commentaires (2). J’ignore qui sera assez hardi pour le juger et assez heureux pour le bien juger. Il n’en est pas de ce grand homme, qui allait toujours en s’élevant, comme de Corneille, qui allait toujours en baissant, ou plutôt en tombant de la chute la plus lourde. Racine a fini par être le premier des poètes dans Athalie, et Corneille a été le dernier dans plus de dix pièces de théâtre, sans qu’il y ait dans ces enfants infortunés ni la plus légère étincelle de génie ni le moindre vers à retenir. Cela est presque incompréhensible dans l’auteur des beaux morceaux de Cinna, du Cid, de Pompée, de Polyeucte.

 

          Vous avez bien raison de dire qu’il y a moins de fautes dans Racine que dans nos meilleurs écrivains en prose : les belles oraisons funèbres de Bossuet en sont pleines ; mais, en vérité, ces fautes sont des beautés, quand on les compare à la plupart des pièces d’éloquence d’aujourd’hui. Vous savez bien que Louis Racine, cité par vous quelquefois, a frappé souvent des vers sur l’enclume de Jean, son père ; pourquoi donc a-t-il si peu de réputation ? C’est qu’il manque d’imagination et de variété ; il n’y a rien chez lui de piquant ; il n’a pas sacrifié aux Grâces : il n’a sacrifié qu’à saint Prosper, et quoiqu’il tourne bien les vers,

 

On lit peu ces auteurs nés pour nous ennuyer,

Qui toujours sur un ton semblent psalmodier.

 

          Vous voyez que j’ai avec vous le cœur sur les lèvres ; voilà cette franchise parisienne que vous avez louée, ce me semble, et qui doit plaire à la franchise franc-comtoise. C’est une consolation pour moi de m’entretenir aussi librement avec vous. J’ai eu besoin depuis quelque temps de me remettre à relire vos Tusculanes et le De Natura deorum, pour me confirmer dans l’opinion où je suis, que jamais philosophe ancien et moderne n’a mieux parlé que Cicéron. J’aime bien mieux ces ouvrages-là que ses Philippiques qui l’ont fait tuer à l’âge de soixante-trois ans.

 

          Adieu ; vivez heureux et longtemps, mon cher maître, et souvenez-vous du mot de votre ami Marcus Tullius : Non est vetula quœ credat.

 

 

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Les commentaires que Blin de Sainmore vendit à Luneau de Boisjermain. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

4 Avril 1766.

 

 

          Mon cher ami, il n’y a qu’une pauvre petite lettre à la poste d’Italie pour M. d’Alembert. Je la lui ai envoyée dans un paquet adressé à M. d’Argental, qui demeure dans son quartier.

 

          Je saurai demain si vous avez reçu une lettre adressée à M. d’Auch, ou plutôt à frère Patouillet, auquel il n’avait fait que prêter son nom.

 

          M. Thomas m’a envoyé l’Eloge de M. le dauphin. Il y a de l’éloquence et de la philosophie. Il n’est pas vraisemblable qu’il ait attribué à ce prince des qualités et des connaissances qu’il n’aurait pas eues ; il se serait décrédité auprès des honnêtes gens. Enfin, de tout ce que j’ai lu sur ce triste événement, il est le seul qui m’ait instruit et qui m’ait fait plaisir. Il y a quelques défauts dans son ouvrage ; mais, en général, c’est un homme qui pense beaucoup et qui peint avec la parole.

 

          En lisant le Dictionnaire, je m’aperçois que le chevalier de Jaucourt en a fait les trois quarts. Votre ami (1) était donc occupé ailleurs ? Mais, par charité, dites-moi pourquoi ce livre, qui, à mon gré, est nécessaire au monde, n’est pas encore entre les mains des souscripteurs ? au nom de qui l’examine-t-on ? qui sont les examinateurs ? quelles mesures prend-on ?

 

          Vous m’aviez bien dit que la comédie (2) que vous m’aviez envoyée était meilleure à voir qu’à lire. Bonsoir, mon très cher philosophe.

 

 

1 – Diderot. (G.A.)

2 – Le Philosophe sans le savoir. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

5 Avril 1766.

 

 

          Jusques à quand abuserai-je des bontés de mes anges ? Voilà l’historien (1) de François Ier qui, de secrétaire d’un grand monarque, veut se faire secrétaire des pairs, et je ne sais où il demeure, et je crains de faire encore une méprise. Je prends donc la liberté de leur adresser ma lettre, et de les supplier de vouloir bien faire mettre l’adresse.

 

          Mes anges connaissent plus de pairs que moi : je puis à peine le servir : ils pourront le protéger fortement, en cas qu’ils n’aient pas une autre personne à favoriser.

 

          Je ne sais si je me trompe, mais je prévois que les citoyens de Genève pourront perdre leur cause au tribunal de la médiation. Il est bien difficile, de quelque manière qu’on s’y prenne, qu’il ne reste quelque aigreur dans les esprits. Je suis donc toujours pour ce que j’en ai dit. Je voudrais que la médiation se réservât le droit de juger les différends qui pourront survenir entre les corps de la république. J’ai peur que les médiateurs ne veuillent pas se charger de ce fardeau, fardeau pourtant bien léger et bien honorable. Ce serait, ce me semble, une manière assez sûre d’attacher les Génevois à la France, sans leur ôter leur liberté et leur indépendance. Je sais bien qu’on n’a pas affaire des Génevois ; mais les temps peuvent changer ; on peut avoir des guerres vers l’Italie. Je serais fâché de penser autrement que M. l’ambassadeur, et je croirais avoir tort ; mais j’aime ma chimère, et je voudrais que M. le duc de Praslin l’aimât un peu aussi.

 

          Dites-moi, je vous prie, mes divins anges, comment réussit l’Eloge de M. le dauphin, par M. Thomas. Il me paraît que de tous les ouvrages qu’on a faits sur ce triste sujet, le sien est celui qui inspire le plus de regrets sur la perte de ce prince.

 

          Me sera-t-il encore permis de recourir à vos bontés, non seulement pour une lettre de remerciements que je dois à M. Thomas, mais pour un petit paquet que M. d’Alembert attend ? Figurez-vous mon embarras ; je ne sais l’adresse d’aucun de ces messieurs : il faut pourtant leur écrire. Pardonnez donc mon importunité : je prendrai dorénavant si bien mes mesures, que je ne tomberai plus dans le même inconvénient.

 

          Le petit ex-jésuite attend sa toile de Pénélope, qu’il défait et qu’il refait toujours ; mais songez que c’est pour vous plaire qu’il se plaît si peu à lui-même.

 

N.B. : M. d’Alembert ne demeure plus rue Michel-le-Comte, comme on l’avait mis sur la lettre : c’est, je crois, près de Bellechasse. Encore une fois, pardon.

 

 

1 – G.-H. Gaillard. (G.A.)

 

 

 

 

 

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