CORRESPONDANCE - Année 1766 - Partie 11
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à M. le chevalier de Taulès.
A Ferney, 19 Mars, par la commodité de M. Souchai,
Marchand de drap au Lion-d’Or, à Genève.
Quand je n’avais que soixante ans, monsieur, vous m’auriez vu venir à cheval au-devant de M. l’ambassadeur ; mais j’en ai soixante-douze passés, et il y a plus d’un an que je ne suis pas en état de sortir de ma chambre ; je m’adresse à vous hardiment pour faire agréer mes excuses et mon respect. Je prends cette liberté avec vous, parce que je vous ai obligation. On m’a dit, monsieur, que c’est à vous que je dois quelques anecdotes tirées du dépôt des affaires étrangères : de plus, M. de Chabanon, qui est très véridique, m’assure que vous m’honorez de quelque bonté ; je vous supplie de me la conserver, et de me procurer celle de son excellence. Si j’avais de la santé, je viendrais vous présenter cette double requête, et vous assurer des sentiments respectueux avec lesquels j’ai l’honneur d’être, monsieur, votre, etc.
M. de Chabanon dit encore que vous daignerez venir dans ma cabane, quand vous serez las de vous crever à Genève. Gardez-vous bien de me faire cet honneur avant deux heures. Demandez à M. Hennin.
à M. le comte d’Argental.
24 Mars 1766.
Je crois, mes anges, que voici le dernier effort du pauvre diable d’ex-jésuite. Vous serez peut-être étonnés de trouver des numéros en marge, comme s’il s’agissait d’une reddition de comptes ; mais ces numéros indiquent des notes qu’on prétend mettre à la fin de la pièce. Ces notes sont, pour la plupart, purement historiques, et serviront à faire connaître les héros ou les monstres de ce temps-là. Il y a une préface curieuse : on vous enverra le tout avec les noms des personnages, si vous êtes contents de la pièce ; nous attendrons vos ordres.
Vous ne daignez pas me mander des nouvelles du tripot ; vous ne me dites rien de l’ordonnance qui doit déclarer ma livrée honnête ; par un mot de la clôture du tripot, ni de la rentrée, ni de l’imposante Clairon. Je ne vous dirai rien non plus de M. de Chabanon ; je ne vous dirai pas que je lui ai donné un sujet que je crois très intéressant et très tragique.
Je me mets sous l’ombre de vos ailes du fond de mes déserts et du milieu de mes neiges.
à M. Damilaville.
24 Mars 1766.
Je n’ai, mon cher ami, que l’esquisse du petit Discours contre le Fanatisme (1), qu’on prétend envoyer à quelques princes et à quelques philosophes d’Allemagne et des autres pays étrangers ; mais il faudra le faire cadrer, si cela se peut, avec le mémoire du prophète Elie. Ce mémoire m’a paru susceptible d’être un chef-d’œuvre d’éloquence. Je vous remercie de m’avoir fait connaître l’éloquence des capucins. Je ne sais pas qui a fait l’article UNITAIRE, mais je sais que je l’aime de tout mon cœur.
1 – Voyez la lettre à Damilaville du 12 Mars. (G.A.)
à M. Mariott.
A Ferney, 28 Mars 1766.
Votre lettre, monsieur, est comme vos ouvrages, pleine d’esprit et d’imagination. Je ne crois pas que je parvienne jamais à faire établir de mon vivant une tolérance entière en France ; mais j’en aurai du moins jeté les premiers fondements, et il est certain que, depuis quelques années, les esprits sont plus heureusement disposés qu’ils n’étaient. La philosophie humaine commence à l’emporter beaucoup sur la superstition barbare.
A l’égard des princes dont vous me parlez, qui souhaitent tant la population, et qui la détruisent par leurs guerres, je voudrais qu’ils fussent condamnés, eux et tous leurs soldats, à engrosser trente ou quarante mille filles avant d’entrer en campagne, et qu’il ne fût jamais permis de tuer personne sans avoir auparavant donné la vie à quelqu’un. Je ne sais rien de plus naturel et de plus juste.
A l’égard de la polygamie, c’est une autre affaire. Votre marchand de volaille était très estimable d’avoir deux femmes, il devait même en avoir davantage, à l’exemple des coqs de sa basse-cour ; mais il n’en est pas de même des autres professions. Votre marchand pondait apparemment sur ses œufs, et tout le monde n’a pas le moyen d’entretenir deux femmes dans sa maison : cela est bon pour le grand-turc, les rois d’Israël, et les patriarches ; il n’appartient pas aux citoyens chrétiens d’en faire autant. Je voudrais seulement que chacun de nos prêtres en eût une, et surtout chacun de nos moines, qui passent pour être très capables de rendre à l’Etat de grands services. Il est plaisant qu’on ait fait une vertu du vice de chasteté ; et voilà encore une drôle de chasteté que celle qui mène tout droit les hommes au péché d’Oman, et les filles aux pâles couleurs !
Si vous voyez milord Chesterfield et milord Littleton, je vous prie, monsieur, de vouloir bien leur présenter mes respects. J’aurais bien voulu vous écrire quelques mots dans votre langue, que j’aimerai toute ma vie, et pour laquelle vous redoublez mon goût ; mais je perds la vue, et je suis obligé de dicter que je suis, avec l’estimea la plus respectueuse, monsieur, votre, etc.
à M. Lacombe.
Au château de Ferney, par Genève, 29 Mars (1).
Je vous ai plus d’une obligation, monsieur : celle de vos soins, celle de vos présents, et celle de votre préface, de laquelle vous me faites un peu rougir, mais dont je ne vous dois pas moins de reconnaissance. Je crois vous avoir déjà dit qu’ayant quitté la profession des Patru pour celle des Estienne, vous vous tireriez mieux d’affaire en imprimant vos ouvrages que ceux des autres. Je doute que le petit recueil, que vous avez bien voulu faire de tout ce que j’ai dit sur la poésie, ait un grand cours ; mais, du moins, ce recueil a le mérite d’être imprimé correctement, mérite qui manque absolument à tout ce qu’on a imprimé de moi.
Au reste, vous me feriez plaisir d’ôter, si vous le pouviez, le titre de Genève ; il semblerait que j’eusse moi-même présidé à cette édition, et que les éloges que vous daignez me donner dans la préface ne sont qu’un effet de mon amour-propre. Je me connais trop bien pour n’être pas modeste. Je ne suis pas moins sensible à toutes les marques d’amitié que vous me donnez. Que ne puis-je être à portée de vous témoignez l’estime, la reconnaissance et l’amitié, avec lesquelles j’ai l’honneur d’être, monsieur, votre, etc.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
29 Mars 1766.
Mes divins anges, ce n’est pas des roués, mais des fous que je vous entretiendrai aujourd’hui. De quels fous ? m’allez-vous dire. D’un vieux fou qui est Pierre Corneille (1), petit-neveu, à la mode de Bretagne, de Pierre Corneille, et non pas de Pierre Corneille auteur de Cinna, mais sûrement de l’auteur de Pertharite, qui n’a pas le sens commun.
Nous avions toujours craint, madame Denis et moi, sur des notions assez sûres, qu’il ne sût pas gouverner la petite fortune qu’on lui a faite avec assez de peine. Figurez-vous, mes anges, qu’il mande à sa fille qu’elle doit lui envoyer incessamment cinq mille cinq cents livres pour payer ses dettes. M. Dupuits est assurément hors d’état de payer cette somme ; il liquide les affaires de sa famille ; il paie toutes les dettes de son père et de sa mère ; il se conduit en homme très sage, lui qui est à peine majeur ; et notre bon homme Corneille se conduit comme un mineur. Nous vous demandons bien pardon, mes chers anges, madame Denis, M. Dupuits, et moi, de vous importuner d’une pareille affaire ; mais à qui nous adresserons-nous, si ce n’est à vous, qui êtes les protecteurs de toute la Corneillerie ? Non seulement Pierre a dépensé en superfluités tout l’argent qu’il a retiré des exemplaires du roi, mais il a acheté une maison à Evreux, dont il s’est dégoûté sur-le-champ, et qu’il a revendue à perte. Il m’a paru fort grand seigneur dans le temps qu’il a passé à Ferney ; il ne parlait que de vivre conformément à sa naissance, et de faire enregistrer sa noblesse, sans savoir qu’il descend d’une branche qui n’a jamais été anoblie, et qu’il n’y a plus même de parenté entre sa fille et le grand Corneille. Il n’avait précisément rien quand je mariai sa fille : il a aujourd’hui quatorze cents livres de rente, et les voici bien comptées :
Sur M. Tronchin 600 liv.
Pension des fermiers-généraux 400 liv.
Sa place à Evreux 160 liv.
Sur M. Dupuits 240 liv.
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1 400 liv.
S’il avait su profiter du produit des exemplaires du roi, il se serait fait encore 500 livres de rente. Il aurait donc été très à son aise, eu égard au triste état dont il sortait.
Comment a-t-il pu faire pour 5,500 livres de dettes sans avoir la moindre ressource pour les payer ? Il a acheté, dit-il, une nouvelle maison à Evreux ; qui la paiera ? Il faudra bien qu’il la revende à perte, comme il a revendu la première. Il doit à son boulanger deux ou trois années. Vous voyez bien que le bon homme est un jeune étourdi qui ne sait pas ce que c’est que l’argent, et qui devrait être entièrement gouverné par sa femme, dont l’économie est estimable. On pourra l’aider dans quelques mois ; mais pour les 5,500 livres qu’il demande, il faut qu’il renonce absolument à cette idée, plus chimérique encore que celle de sa noblesse.
Mes anges ne pourraient-ils pas avoir la bonté de l’envoyer chercher, et de lui proposer de se mettre en curatelle sous sa petite femme ? Il se fait payer ses rentes d’avance, dépense tout sans savoir comment, mange à crédit, se vêtit à crédit, et cependant il n’est point interdit encore. Pardon, encore une fois, de ma complainte : notre petite Dupuits est désespérée ; sa conduite est aussi prudente que celle de son père est insensée. Agésilas, Attila, et Suréna, ne sont pas des pièces plus mal faites que la tête du jeune Pierre. Respect et tendresse.
1 – Ou plutôt Jean-François Corneille. (G.A.)
à Mademoiselle Clairon.
Ferney, 30 Mars 1766.
Vous allez être un peu surprise, mademoiselle ; je vous demande une cure. Vous allez croire que c’est la cure de quelque malade pour qui je vous prierais de parler à M. Tronchin, ou la cure de quelque esprit faible que je recommanderais à votre philosophie, ou la cure de quelque pauvre amant à qui vos talents et vos grâces auraient tourné la tête : rien de tout cela ; c’est une cure de paroisse. Un drôle de corps de prêtre du pays de Henri IV, nommé Doleac, demeurant à Paris, sur la paroisse Sainte-Marguerite, meurt d’envie d’être curé du village de Cazeaux. M. de Villepinte donne ce bénéfice. Le prêtre a cru que j’avais du crédit auprès de vous, et que vous en aviez bien davantage auprès de M. de Villepinte ; si tout cela est vrai, donnez-vous le plaisir de nommer un curé au pied des Pyrénées, à la requête d’un homme qui vous en prie du pied des Alpes. Souvenez-vous que Molière, l’ennemi des médecins, obtint de Louis XIV un canonicat pour le fils d’un médecin.
Les curés qui ont pris la liberté de vous excommunier nous canoniseront quand ils sauront que c’est vous qui donnez des cures. Je voudrais que vous disposassiez de celle de Saint-Sulpice.
Je ne sais pas quand vous remonterez sur le jugé de votre paroisse. Vous devriez choisir, pour votre premier rôle, celui de lire au public la déclaration du roi en faveur des beaux-arts contre les sots ; c’est à vous qu’il appartient de la lire (1).
Adieu, mademoiselle ; je vous supplie de vouloir faire souvenir de moi vos amis, et surtout d’être bien persuadée qu’il n’y en a aucun de plus sensible que moi à tous vos différents mérites. Je vous serai attaché toute ma vie, soit que vous donniez des bénéfices à des prêtres, soit que vous les corrigiez de leur impertinence, soit que vous les méprisiez.
1 – M. de Voltaire sollicitait vivement une déclaration du roi qui rendît aux comédiens l’état de citoyens, et qui les affranchît de cette excommunication lancée autrefois contre de vils baladins. Il n’eût pas fallu moins sans doute pour engager mademoiselle Clairon à remonter sur le théâtre. Voyez ci-devant les lettres à M. Jabineau. (K.)
à M. l’abbé Irailh.
Ferney, 30 Mars 1766 (1).
Depuis la lettre, monsieur, que vous avez bien voulu m’écrire, du 4 Mars, M. Thieriot ne m’a rien envoyé. Je n’ai reçu aucune de ses nouvelles. Il a peu de santé, et c’est l’excuse de son extrême négligence. Si vous êtes dans le dessein de me favoriser du paquet dont vous me flattiez, le moyen le plus court et le plus sûr est de l’envoyer par la diligence de Lyon à M. Souchai, négociant à Genève.
J’espère trouver, dans les Mémoires de miss Honora (2) le plaisir que m’ont fait vos autres ouvrages. Vous m’annoncez cette production comme tirée d’une source anglaise. Nous devons en user à cet égard comme les Anglais par rapport à nos vins, dont ils ne font passer chez eux que les meilleurs. Tâchons de ne tirer de leur sol en tout genre que ce qu’il peut nous offrir de mieux.
Je ne doute point de la bonté du choix que vous aurez fait, du mérite du sujet et de tout l’intérêt que vous-même aurez répandu dans cet essai. Voulant bien m’en procurer la lecture, vous me fournirez une occasion de plus de m’affermir dans l’estime que j’ai conçue pour vos talents. C’est avec ces sentiments que j’ai l’honneur d’être, etc.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Roman de l’abbé Irailh, qui emprunta son héroïne à Tom Jones. (G.A.)