CORRESPONDANCE - Année 1766 - Partie 10

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1766 - Partie 10

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à M. le marquis de Villevieille.

 

A Ferney, 10 Mars (1).

 

 

          Le roi Stanislas, monsieur, est mort comme Hercule, dont il avait le poignet. L’un et l’autre ont été brûlés dans leur robe de chambre ; mais la carrière de Stanislas a été plus heureuse et plus longue que celle d’Hercule.

 

          J’ai vu avec un extrême plaisir l’heureuse famille de M. de Marnezia. Je vous supplie de vouloir bien lui présenter mes compliments et mes remerciements.

 

          Vous êtes toujours très regretté à Ferney, et surtout de votre très humble, très obéissant et très malade serviteur. – V.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Lacombe. (1)

 

 

 

          Puisque vous avez, monsieur, quitté le barreau pour la typographie, je me flatte que cette dernière profession vous sera très avantageuse, si vous imprimez vos ouvrages.

 

          Ma mauvaise santé m’a empêché de lire le Richardet (2), et de vous répondre aussitôt que je l’aurais voulu. Je viens de commencer cette lecture, elle m’amuse beaucoup ; je trouve des vers faciles et bien tournés. Recevez, monsieur, mes remerciements avec ceux que je dois à l’auteur.

 

          J’ai l’honneur d’être, avec une estime bien véritable, monsieur, etc.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Poème de Fortiguerra, traduit par Dumouriez, père du général. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

12 Mars 1766.

 

 

          Je viens de relire le Vingtième de M. Boulanger, mon cher ami, et c’est avec un plaisir nouveau. Il est bien triste qu’un si bon philosophe et un si parfait citoyen nous ait été ravi à la fleur de son âge.

 

          Je ne suis pas assez bon financier pour savoir si l’impôt sur les terres suffirait, je vois seulement qu’il n’y a aujourd’hui aucun pays dans le monde où les marchandises, et même les commodités de la vie, ne soient taxées. Cela est d’une discussion trop longue pour une lettre, et trop embarrassant pour mes faibles connaissances. L’article UNITAIRE (1) est terrible. J’ai bien peur qu’on ne rende pas justice à l’auteur de cet article, et qu’on ne lui impute d’être trop favorable aux sociniens : ce serait assurément une extrême injustice, et c’est pour cela que je le crains.

 

          Vous m’avez fait un très beau présent en m’envoyant la réponse du roi au parlement. Il y a longtemps que je n’ai rien lu de si sage, de si noble, et de si bien écrit. Les remontrances n’approchent pas assurément de la réponse. Si le roi n’était pas protecteur de l’Académie, il faudrait l’en mettre pour cet ouvrage.

 

          M. Marin m’a fait l’amitié de m’écrire au sujet de ses lettres (2) que Changuion a imprimées. Il me mande qu’il se conduira à son ordinaire, comme mon ami, et comme un homme qui veut de la décence dans la littérature.

 

          Voulez-vous bien m’adresser, par Lyon, six exemplaires de ce petit Voltaire portatif ? C’est un bouclier contre les flèches des méchants.

 

          Protagoras n’est point marié. Tant mieux s’il l’était, parce qu’il ferait des d’Alembert, et tant mieux s’il ne l’est pas, attendu qu’il n’a pas une fortune selon son mérite.

 

          Je vous embrasse bien tendrement, mon cher frère. Ecr. l’inf…

 

          Le petit discours (3) qu’on prétend mettre à la suite du mémoire pour les Sirven n’est qu’une sortie contre le fanatisme, et une exhortation à faire du bien à cette malheureuse famille. Cela n’est bon que pour l’étranger.

 

 

1 – Par Naigeon. (G.A.)

2 – Lettres de M. de Voltaire à ses amis du Parnasse. (G.A.)

3 – L’avis au public. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis de Florian.

 

A Ferney, 12 Mars 1766.

 

 

          Quatre personnes, monsieur, se sont empressées de m’envoyer la réponse du roi au parlement. Je vous dirai ce que je leur ai mandé : c’est que le roi est le meilleur écrivain de son royaume ; que je n’ai rien vu de plus noblement pensé ni de plus noblement écrit, et que s’il n’était pas protecteur de l’Académie, je lui donnerais ma voix pour être l’un des quarante.

 

          Vous ne me dites point quand vous allez à la campagne ; vous ne me parlez point de la tonsure sacerdotale de votre ami, qui veut apparemment passer du conseil au collège des cardinaux. Il n’y a pas d’apparence qu’il ne prétende qu’à être canonisé ; c’est une envie qui ne prend guère à ceux qui ont tâté des affaires de ce monde : ils font semblant de s’intéresser fort à l’autre ; mais, dans le fond, ils se moquent de nous, et on le leur rend bien.

 

          Il me paraît qu’il y a un peu de différence entre Esculape-Tronchin et Harpagon-Astruc ; mais ce qui me fâche le plus, c’est qu’un homme d’esprit tel que votre ami, dont vous me parlez, soit devenu un énergumène. Cela me prouve évidemment qu’il est trop loin d’avoir l’esprit juste ; et je crois qu’il a très mal calculé quand il calculait, comme il raisonne aujourd’hui très mal. Vous savez sans doute que le livre De la Prédication, ou contre la prédication, est de l’abbé Coyer. Toute la partie du livre où il se moque des sermonneurs est fort bonne, et la partie où il veut établir des censeurs lui en attirera.

 

          Vous allez donc à la Pentecôte à Hornoy. Il est bon que vous sachiez ce que c’est que la Pentecôte, suivant saint Augustin dans son sermon 1245 : « Quarante jours figurent évidemment la vie présente, dix jours la vie éternelle. Dix et quarante font cinquante, ce qui fait l’accomplissement de la loi. » Je ne doute pas que de pareilles prédications, qui sont en très grand nombre dans Augustin, n’augmentent beaucoup la dévotion de votre ami.

 

          Embrassez pour moi ma nièce, qui doit bien plaindre ce pauvre homme.

 

 

 

 

 

à Madame la marquise du Deffand.

 

12 Mars 1766.

 

 

          Je suis enchanté, madame, de me rencontrer avec vous ; ce n’est pas seulement par vanité, c’est parce qu’à mon avis lorsque deux personnes, qui ont le sens commun et qui sont de bonne foi, pensent de même sans s’être rien communiqué, il y a à parier qu’elles ont raison. Je m’occupais de votre idée lorsque j’ai reçu votre lettre : je me prouvais à moi-même que les notions sur lesquelles les hommes diffèrent si prodigieusement ne sont point nécessaires aux hommes, et qu’il est même impossible qu’elles nous soient nécessaires, par cette seule raison qu’elles nous sont cachées. Il a été indispensable que tous les pères et mères aimassent leurs enfants : aussi les aiment-ils ; il était nécessaire qu’il y eût quelques principes généraux de morale pour que la société pût subsister : aussi ces principes sont-ils les mêmes chez toutes les nations policées. Tout ce qui est un éternel sujet de dispute est d’une inutilité éternelle. Ai-je bien pris votre idée, madame ? Il me semble qu’elle est consolante ; elle détruit toute superstition, elle rend l’âme tranquille ; ce n’est pas la tranquillité stupide d’un esprit qui n’a jamais pensé, c’est le repos philosophique d’une âme éclairée.

 

          Je ne suis point du tout étonné que vous aimiez la vie, toute malheureuse qu’elle est, et que vous n’aimiez point la mort. Presque tout le monde en est réduit là ; c’est un instinct qui était nécessaire au genre humain. Je suis persuadé que les animaux sont comme nous.

 

          J’avoue donc avec vous, madame, que les connaissances auxquelles nous ne pouvons atteindre nous sont inutiles ; mais avouez aussi qu’il y a des recherches qui sont agréables ; elles exercent l’esprit. Les philosophes n’ont pas tant de tort d’examiner si, par leur seule raison, ils peuvent concevoir la création, si l’univers est éternel, si la pensée peut être jointe à la matière, comment il y a du mal dans le monde, et vingt autres petites bagatelles de cette espèce.

 

          Nous sommes tous curieux ; il n’y a personne qui ne voulût sonder un peu ces profondeurs, si on ne craignait pas la fatigue de l’application, et si on n’était pas distrait par les amusements et les affaires.

 

          Vous êtes précisément dans l’état où l’on fait des réflexions ; la perte des yeux sert au moins au recueillement de l’âme. Il me vient très souvent entre mes rideaux des idées qui s’enfuient au grand jour. Je mets à profit les temps où mes fluxions sur les yeux m’empêchent de lire ; je voudrais surtout passer ces temps avec vous.

 

          J’ai lu la réponse du roi au parlement. Je m’imagine que je pense encore comme vous sur cette pièce ; elle m’a paru noblement pensée et noblement écrite ; et s’il ne s’agissait que du style, je dirais qu’il est fort au-dessus de celui des représentations, et surtout de celui de la plupart de nos auteurs.

 

          Adieu, madame ; conservez au moins votre santé ; c’est là une chose nécessaire à tout âge et à tout état ; la mienne n’est pas trop bonne ; mais il est nécessaire d’avoir patience. De toutes les vérités que je cherche, celle qui me paraît la plus sûre, c’est que vous avez une âme selon mon cœur, à laquelle je serai très tendrement attaché pour le peu de temps qui me reste.

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

19 Mars 1766.

 

 

          Il faut, pour réjouir mes anges, que je leur conte que le petit ex-jésuite vint chez moi le visage tout enflammé,

 

Et tout rempli du dieu qui l’agitait sans doute.

 

Iphig., act. V, sc. VI.

 

          Il m’apporta son drame ; je ne le reconnus pas, tout était changé, tout était mieux annoncé, chaque chose me parut à sa place, et ce qui me paraissait froid auparavant me faisait une très grande impression. Le style m’en parut plus animé, plus pur, et plus vigoureux, les tableaux plus vrais ; enfin je crus voir un plus grand intérêt dans tout l’ouvrage. Sa pièce était un peu griffonnée, et faisait beaucoup de peine à mes faibles yeux ; je le priai de m’en lire deux actes. Ce pauvre garçon n’a pas de dents, et moi je suis un peu aveugle ; nous nous aidions comme nous pouvions. Le pauvre ex-jésuite n’a point de dents, mais il a de l’âme, et, ayant le cœur sur les lèvres, il arrive que ses lèvres font à peu près l’effet des dents, et qu’il prononce assez bien. Madame Denis fut très émue. Si on ne l’avait pas avertie, elle aurait cru entendre une pièce nouvelle. Prenez bien garde, disait-elle à ce petit drôle, que tous vos vers soient coulants. – Ah ! madame ! – Qu’ils soient forts sans être durs. – Eh mais ! est-ce que vous en avez trouvé de raboteux ? – Je ne dis pas cela ; mais je vous dis que je ne peux souffrir ni un vers disloqué, ni un vers faible ; ni une pensée inutile, ni rien qui m’arrête à la lecture : il faut vite transcrire votre ouvrage, afin que j’en juge à tête reposée. – On le transcrira, madame ; mais le copiste est actuellement malade, il faudra attendre quelque temps. – Tant mieux, monsieur ; car, dans cet intervalle, il vient toujours quelque idée. Je vous répète qu’il faut que la diction soit parfaite, sans quoi on ne plaît jamais aux connaisseurs. Quand votre pièce sera bien finie et bien copiée, vous l’enverrez à vos anges, qui l’éplucheront encore. – Je vous assure, madame, que je n’y manquerai pas.

 

          Pendant cette conversation, M. de Chabanon, de son côté, mettait son plan au net ; et M. de La Harpe viendra bientôt faire aussi son plan. Nous attendons aujourd’hui M. de Beauteville avec un autre plan ; c’est celui de rendre sages les Génevois. Ce qui est bien sûr, c’est que la pièce finira comme M. le duc de Praslin voudra.

 

          Vous ne me dites rien mes divins anges, de la pièce (1) que le roi a jouée au parlement : elle réussit beaucoup dans l’Europe. Je baise le bout de vos ailes plus que jamais.

 

 

1 – Discours au parlement, du 3 Mars. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

19 Mars 1766.

 

 

          M. Delaleu, mon cher ami, vous donnera tout ce que vous prescrirez. J’attends avec mon impatience ordinaire cette estampe et le mémoire de notre prophète Elie : il est sans doute signé de plusieurs avocats, dont il faut payer la consultation. Vous êtes le seul qui vouliez bien rendre ces services essentiels à la philosophie. Daignez donc donner à M. de Beaumont ce qu’il faudra : vous ferez prendre ce qui sera nécessaire chez M. Delaleu.

 

          Oh ! que j’aime votre philosophie agissante et bienfaisante ! Il y a dans le discours de M. de Castillon un bel éloge de cette vraie philosophie qu’il rend compatible avec la religion, ainsi qu’il le devait faire dans un discours public. Le roi de Prusse mande (1) que, sur mille hommes, on ne trouve qu’un philosophe ; mais il excepte l’Angleterre. A ce compte, il n’y aurait guère que deux mille sages en France ; mais ces deux milles, en dix ans, en produisent quarante mille, et c’est à peu près tout ce qu’il faut ; car il est à propos que le peuple soit guidé, et non pas qu’il soit instruit ; il n’est pas digne de l’être.

 

          J’ai lu Henri IV (2) ; je pense comme vous : mais je crois que, si on permettait la représentation de ce petit ouvrage, il serait joué trois mois de suite, tant on aime mon cher Henri IV : et je ne vois pas pourquoi on prive le public d’un ouvrage fait pour des Français.

 

          Pourriez-vous, mon cher ami, m’envoyer le Philosophe sans le savoir ? J’ai bien de la peine à écrire de ma main. Wagnière est malade, et un autre copiste est occupé.

 

          Voici une petite lettre pour Laleu, et une autre pour Briasson, qui me néglige. Mais parlez-moi donc du Dictionnaire (3) ; les souscripteurs l’ont-ils ? maître Baudet s’oppose-t-il à la publication ? Les Baudets ne passeront pas les trois petits volumes de Mélanges. Il faudra du temps, il faudra attendre qu’il y ait quarante mille sages.

 

 

1 – Le 25 Février. (G.A.)

2 – La Partie de chasse de Henri IV, par Collé. (G.A.)

3 – L’Encyclopédie. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

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