DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE : A comme ART DRAMATIQUE - Partie 13
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A comme ART DRAMATIQUE.
DU RÉCITATIF DE LULLI.
Il faut savoir que cette mélodie était alors à peu près celle de l’Italie. Les amateurs ont encore quelques motets de Carissimi qui sont précisément dans ce goût. Telle est cette espèce de cantate latine qui fut, si je ne me trompe, composée par le cardinal Delphini :
Sunt breves mundi rosæ,
Sunt fugitivi flores ;
Frondes veluti annosæ,
Sunt labiles honores.
Velocissimo cursu
Fluunt anni ;
Sicut celeres venti,
Sicut sagittæ rapidæ,
Fugiunt, evolant, evanescunt.
Nil durat æternum sub cælo.
Rapit omnia rigida sors ;
Implacabili, funesto telo
Ferit omnia livida mors
Est sola in cœlo quies,
Jucunditas sincera,
Voluptas pura,
Et sine nube dies, etc.
Beaumaviel chantait souvent ce motet, et je l’ai entendu plus d’une fois dans la bouche de Thévenard : rien ne me semblait plus conforme à certains morceaux de Lulli. Cette mélodie demande de l’âme, il faut des acteurs et aujourd’hui il ne faut que des chanteurs ; le vrai récitatif est une déclamation notée, mais on ne note pas l’action et le sentiment.
Si une actrice en grasseyant un peu, en adoucissant sa voix, en minaudant, chantait :
Traître ! attends … je le tiens … je tiens ton cœur perfide.
Ah ! je l’immole à ma fureur.
Armide, v. 3.
elle ne rendrait ni Quinault ni Lulli ; et elle pourrait, en faisant ralentir un peu la mesure, chanter sur les mêmes notes :
Ah ! je les vois, je vois vos yeux aimables ;
Ah ! je me rends à leurs attraits.
Pergolèse a exprimé dans une musique imitatrice ces beaux vers de l’Artaserse de Métastasio :
Vo solcando un mar crudele
Senza vele,
E senza sarte.
Freme l’onda, il ciel s’imbruna,
Cresce il vento, e manca l’arte ;
E il voler della fortuna
Son costretto a seguitar, etc.
Je priai une des plus célèbres virtuoses de me chanter ce fameux air de Pergolèse. Je m’attendais à frémir au mar crudele, au freme l’onda, au cresce il vento ; je me préparais à toute l’horreur d’une tempête ; j’entendis une voix tendre qui fredonnait avec grâce l’haleine imperceptible des doux zéphyrs.
Dans l’Encyclopédie, à l’article EXPRESSION, qui est d’un assez mauvais auteur de quelques opéras et de quelques comédies (1), on lit ces étranges paroles :
« En général, la musique vocale de Lulli n’est autre, on le répète, que le pur récitatif, et n’a par elle-même aucune expression du sentiment que les paroles de Quinault ont peint. Ce fait est si certain, que, sur le même chant qu’on a si longtemps cru plein de la plus forte expression, on n’a qu’à mettre des paroles qui forment un sens tout à fait contraire, et ce chant pourra être appliqué à ces nouvelles paroles aussi bien, pour le moins, qu’aux anciennes. Sans parler ici du premier chœur du prologue d’Amadis, où Lulli a exprimé éveillons-nous comme il aurait fallu exprimer endormons-nous, on va prendre pour exemple et pour preuve un de ses morceaux de la plus grande réputation.
Qu’on lise d’abord les vers admirables que Quinault met dans la bouche de la cruelle, de la barbare Méduse (Persée, acte III, scène I) :
Je porte l’épouvante et la mort en tous lieux ;
Tout se change en rocher à mon aspect horrible ;
Les traits que Jupiter lance du haut des cieux
N’ont rien de si terrible
Qu’un regard de mes yeux.
Il n’est personne qui ne sente qu’un chant qui serait l’expression véritable de ces paroles, ne saurait servir pour d’autres qui présenteraient un sens absolument contraire ; or, le chant que Lulli met dans la bouche de l’horrible Méduse, dans ce morceau et dans tout cet acte, est si agréable, par conséquent si peu convenable au sujet, si fort en contre-sens, qu’il irait très bien pour exprimer le portrait que l’Amour triomphant ferait de lui-même. On ne représente ici, pour abréger, que la parodie de ces cinq vers, avec leur chant. On peut être sûr que la parodie, très aisée à faire, du reste de la scène, offrirait partout une démonstration aussi frappante. »
Pour moi, je suis sûr du contraire de ce qu’on avance ; j’ai consulté des oreilles très exercées, et je ne vois point du tout qu’on puisse mettre l’allégresse et la vie, au lieu de je porte l’épouvante et la mort, à moins qu’on ne ralentisse la mesure qu’on n’affaiblisse et qu’on ne corrompe cette musique par une expression doucereuse, et qu’une mauvaise actrice ne gâte le chant du musicien.
J’en dis autant des mots éveillons-nous, auxquels on ne saurait substituer endormons-nous, que par un dessein formé de tourner tout en ridicule ; je ne puis adopter la sensation d’un autre contre ma propre sensation.
J’ajoute qu’on avait le sens commun du temps de Louis XIV comme aujourd’hui ; qu’il aurait été impossible que toute la nation n’eût pas senti que Lulli avait exprimé l’épouvante et la mort comme l’allégresse et la vie, et le réveil comme l’assoupissement.
On n’a qu’à voir comment Lulli a rendu dormons, dormons tous, on sera bientôt convaincu de l’injustice qu’on lui fait. C’est bien ici qu’on peut dire :
Il meglio è l’inimico del bene.