DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE : A comme ART DRAMATIQUE - Partie 7
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A comme ART DRAMATIQUE.
DE LA BONNE TRAGÉDIE FRANÇAISE.
Je laisse là tout ce qui est médiocre ; la foule de nos faibles tragédies effraye ; il y en a près de cent volumes : c’est un magasin énorme d’ennui.
Nos bonnes pièces, ou du moins celles qui, sans être bonnes, ont des scènes excellentes, se réduisent à une vingtaine tout au plus ; mais aussi, j’ose dire que ce petit nombre d’ouvrages admirables est au-dessus de tout ce qu’on a jamais fait en ce genre, sans en excepter Sophocle et Euripide.
C’est une entreprise si difficile d’assembler dans un même lieu des héros de l’antiquité, de les faire parler en vers français, de ne leur faire jamais dire que ce qu’ils ont dû dire, de ne les faire entrer et sortir qu’à propos, de faire verser des larmes pour eux, de leur prêter un langage enchanteur qui ne soit ni ampoulé ni familier, d’être toujours décent et toujours intéressant, qu’un tel ouvrage est un prodige, et qu’il faut s’étonner qu’il y ait en France vingt prodiges de cette espèce.
Parmi ces chefs-d’œuvre, ne faut-il pas donner, sans difficulté, la préférence à ceux qui parlent au cœur sur ceux qui ne parlent qu’à l’esprit ? Quiconque ne veut qu’exciter l’admiration, peut faire dire : Voilà qui est beau ; mais il ne fera point verser des larmes. Quatre ou cinq scènes bien raisonnées, fortement pensées, majestueusement écrites, s’attirent une espèce de vénération ; mais c’est un sentiment qui passe vite, et qui laisse l’âme tranquille. Ces morceaux sont de la plus grande beauté, et d’un genre même que les anciens ne connurent jamais : ce n’est pas assez, il faut plus que de la beauté. Il faut se rendre maître du cœur par degrés, l’émouvoir, le déchirer, et joindre à cette magie les règles de la poésie, et toutes celles du théâtre, qui sont presque sans nombre.
Voyons quelle pièce nous pourrions proposer à l’Europe, qui réunît tous ces avantages.
Les critiques ne nous permettront pas de donner Phèdre comme le modèle le plus parfait, quoique le rôle de Phèdre soit d’un bout à l’autre ce qui a jamais été écrit de plus touchant et de mieux travaillé. Ils me répéteront que le rôle de Thésée est trop faible, qu’Hippolyte est trop Français, qu’Aricie est trop peu tragique, que Théramène est trop condamnable de débiter des maximes d’amour à son pupille ; tous ces défauts sont, à la vérité, ornés d’une diction si pure et si touchante, que je ne les trouve plus des défauts quand je lis la pièce : mais tâchons d’en trouver une à laquelle on ne puisse faire aucun juste reproche.
Ne sera-ce point l’Iphigénie en Aulide ? Dès le premier vers je me sens intéressé et attendri ; ma curiosité est excitée par les seuls vers que prononce un simple officier d’Agamemnon, vers harmonieux, vers charmants, vers tels qu’aucun poète n’en faisait alors.
A peine un faible jour vous éclaire et me guide :
Vos yeux seuls et les miens sont ouverts dans l’Aulide.
Auriez-vous dans les airs entendu quelque bruit ?
Les vents nous auraient-ils exaucés cette nuit ?
Mais tout dort, et l’armée, et les vents, et Neptune.
Acte I, scène I.
Agamemnon, plongé dans la douleur, ne répond point à Arcas, ne l’entend point ; il se dit à lui-même en soupirant :
Heureux qui, satisfait de son humble fortune,
Libre du joug superbe où je suis attaché,
Vit dans l’état obscur où les dieux l’ont caché.
Acte I, scène I.
Quels sentiments ! quels vers heureux ! quelle voix de la nature !
Je ne puis m’empêcher de m’interrompre un moment pour apprendre aux nations qu’un juge d’Ecosse (1), qui a bien voulu donner des règles de poésie et de goût à son pays, déclare dans son chapitre vingt et un, des narrations et des descriptions, qu’il n’aime point ce vers :
Mais tout dort, et l’armée, et les vents, et Neptune.
S’il avait su que ce vers était imité d’Euripide, il lui aurait peut-être fait grâce : mais il aime mieux la réponse du soldat dans la première scène de Hamlet :
Je n’ai pas entendu une souris trotter.
« Voilà qui est naturel, dit-il, c’est ainsi qu’un soldat doit répondre. » Oui, monsieur le juge, dans un corps-de-garde, mais non pas dans une tragédie : sachez que les Français, contre lesquels vous vous déchaînez, admettent le simple, et non le bas et le grossier. Il faut être bien sûr de la bonté de son goût avant de le donner pour loi ; je plains les plaideurs, si vous les jugez comme vous jugez les vers. Quittons vite son audience pour revenir à Iphigénie.
Est-il un homme de bon sens, et d’un cœur sensible, qui n’écoute le récit d’Agamemnon avec un transport mêlé de pitié et de crainte, qui ne sente les vers de Racine pénétrer jusqu’au fond de son âme ? L’intérêt, l’inquiétude, l’embarras, augmentent dès la troisième scène, quand Agamemnon se trouve entre Achille et Ulysse.
La crainte, cette âme de la tragédie, redouble encore à la scène qui suit. C’est Ulysse qui veut persuader Agamemnon, et immoler Iphigénie à l’intérêt de la Grèce. Ce personnage d’Ulysse est odieux ; mais, par un art admirable, Tacine sait le rendre intéressant.
Je suis père, seigneur, et faible comme un autre ;
Mon cœur se met sans peine en la place du vôtre ;
Et, frémissant du coup qui vous fait soupirer,
Loin de blâmer vos pleurs, je suis près de pleurer.
Acte I, Scène V.
Dès ce premier acte Iphigénie est condamnée à la mort, Iphigénie qui se flatte avec tant de raison d’épouser Achille : elle va être sacrifiée sur le même autel où elle doit donner la main à son amant :
. . . . . . . . . Nubendi tempore in ipso
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Tantùm relligio potuit suadere malorum !
LUCR. Lib. I, v. 102.
1 – Henry Home.