DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE : A comme ART DRAMATIQUE - Partie 4
Photo de PAPAPOUSS
A comme ART DRAMATIQUE.
SCÈNE TRADUITE DE LA CLÉOPÂTRE DE SHAKESPEARE.
Cléopâtre ayant résolu de se donner la mort, fait venir un paysan qui apporte un panier sous son bras, dans lequel est l’aspic dont elle veut se faire piquer.
CLÉOPÂTRE.
As-tu le petit ver du Nil, qui tue et qui ne fait point de mal ?
LE PAYSAN.
En vérité je l’ai ; mais je ne voudrais pas que vous y touchassiez ; car sa blessure est mortelle ; ceux qui en meurent n’en reviennent jamais.
CLÉOPÂTRE.
Te souviens-tu que quelqu’un en soit mort ?
LE PAYSAN.
Oh ! plusieurs, hommes et femmes. J’ai entendu parler d’une, pas plus tard qu’hier : c’était une bien honnête femme, si ce n’est qu’elle était un peu sujette à mentir, ce que les femmes ne devraient faire que par une voie d’honnêteté. Oh ! comme elle mourut vite de la morsure de la bête ! quels tourments elle ressentit ! Elle a dit de très bonnes nouvelles de ce ver ; mais qui croit tout ce que les gens disent, ne sera jamais sauvé par la moitié de ce qu’ils font ; cela est sujet à caution. Ce ver est un étrange ver.
CLÉOPÂTRE.
Va-t-en, adieu.
LE PAYSAN.
Je souhaite que ce ver-là vous donne beaucoup de plaisir.
CLÉOPÂTRE.
Adieu.
LE PAYSAN.
Voyez-vous, madame, vous devez penser que ce ver vous traitera de son mieux.
CLÉOPÂTRE.
Bon, bon, va-t-en.
LE PAYSAN.
Voyez-vous, il ne faut se fier à mon ver que quand il est entre les mains de gens sages ; car, en vérité, ce ver-là est dangereux.
CLÉOPÂTRE.
Ne t’en mets pas en peine, j’y prendrai garde.
LE PAYSAN.
C’est fort bien fait : ne lui donnez rien à manger, je vous en prie ; il ne vaut, ma foi ! pas la peine qu’on le nourrisse.
CLÉOPÂTRE.
Ne mangerait-il rien ?
LE PAYSAN.
Ne croyez pas que je sois si simple ; je sais que le diable même ne voudrait pas manger une femme : je sais bien qu’une femme est un plat à présenter aux dieux, pourvu que le diable n’en fasse pas la sauce ; mais, par ma foi, les diables sont des fils de p….. qui font bien du mal au ciel quand il s’agit des femmes ; si le ciel en fait dix, le diable en corrompt cinq.
CLÉOPÂTRE.
Fort bien ; va-t-en, adieu.
LE PAYSAN.
Je m’en vais, vous dis-je ; bonsoir. Je vous souhaite bien du plaisir avec votre ver.
SCÈNE TRADUITE DE LA TRAGÉDIE DE HENRI V.
(1)
Acte V, scène II.
HENRI.
Belle Catherine, très-belle,
Vous plairait-il d’enseigner à un soldat les paroles
Qui peuvent entrer dans le cœur d’une demoiselle,
Et plaider son procès d’amour devant son gentil cœur ?
LA PRINCESSE CATHERINE.
Votre Majesté se moque de moi, je ne peux parler votre anglais.
HENRI.
Oh ! belle Catherine, ma foi, si vous m’aimez fort et ferme avec votre cœur français, je serai fort aise de vous l’entendre avouer dans votre baragouin, avec votre langue française : Me goûtes-tu, Catau ?
LA PRINCESSE CATHERINE.
Pardonnez-moi, je n’entends pas ce que veut dire vous goûter.
HENRI.
Goûter, c’est ressembler. Un ange vous ressemble, Catau ; vous ressemblez à un ange.
LA PRINCESSE CATHERINE,
à une espèce de dame d’honneur qui est auprès d’elle.
Que dit-il ? que je suis semblable à des anges ?
LA DAME D’HONNEUR.
Oui, vraiment, sauf votre honneur, ainsi dit-il.
HENRI.
C’est ce que j’ai dit, chère Catherine, et je ne dois pas rougir de le confirmer.
LA PRINCESSE CATHERINE.
Ah ! bon Dieu, les langues des hommes sont pleines de tromperies.
HENRI.
Que dit-elle, ma belle, que les langues des hommes sont pleines de fraudes ?
LA DAME D’HONNEUR.
Oui, que les langues des hommes est plein de fraudes, c’est-à-dire des princes.
HENRI.
Eh bien ! la princesse en est-elle meilleure Anglaise ? Ma foi, Catau, mes soupirs sont pour votre entendement ; je suis bien aise que tu ne puisses pas parler mieux anglais : car si tu le pouvais tu me trouverais si franc roi, que tu penserais que j’ai vendu ma ferme pour acheter une couronne. Je n’ai pas la façon de hacher menu en amour. Je te dis tout franchement : Je t’aime. Si tu en demandes davantage, adieu mon procès d’amour. Veux-tu ? réponds. Réponds, tapons d’une main, et voilà le marché fait. Qu’en dis-tu, lady.
LA PRINCESSE CATHERINE.
Sauf votre honneur, moi entendre bien.
HENRI.
Crois-moi, si tu voulais me faire rimer, ou me faire danser pour te plaire, Catau, tu m’embarrasserais beaucoup ; car pour les vers, vois-tu, je n’ai ni paroles ni mesure ; et pour ce qui est de danser, ma force n’est pas dans la mesure ; mais j’ai une bonne mesure en force ; je pourrais gagner une femme au jeu du cheval-fondu, ou à saute-grenouille.
_________
On croirait que c’est là une des plus étranges scènes des tragédies de Shakespeare ; mais dans la même pièce il y a une conversation entre la princesse de France Catherine, et une de ses filles d’honneur anglais, qui l’emporte de beaucoup sur tout ce qu’on vient d’exposer.
Catherine apprend l’anglais ; elle demande comment on dit le pied et la robe ? La fille d’honneur lui répond que le pied c’est foot, et la robe c’est coun, car alors on prononçait coun et non pas gown. Catherine entend ces mots d’une manière un peu singulière ; elle les répète à la française, elle en rougit. « Ah ! dit-elle en français, ce sont des mots impudiques, et non pour les dames d’honneur d’user. Je ne voudrais répéter ces mots devant les seigneurs de France pour tout le monde. » Et elle les répète encore avec la prononciation la plus énergique.
Tout cela a été joué très longtemps sur le théâtre de Londres en présence de la cour.