DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE : A comme ART DRAMATIQUE - Partie 2

Publié le par loveVoltaire

DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE : A comme ART DRAMATIQUE - Partie 2

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A comme ART DRAMATIQUE.

 

 

 

 

DU THÉÂTRE ESPAGNOL.

 

 

 

 

 

 

          Les autos sacramentales ont déshonoré l’Espagne beaucoup plus longtemps que les Mystères de la passion, les Actes des saints, nos Moralités, la Mère sotte, n’ont flétri la France. Ces autos sacramentales se représentaient encore à Madrid il y a très peu d’années. Calderon en avait fait pour sa part plus de deux cents.

 

          Une de ses plus fameuses pièces, imprimée à Valladolid sans date, et que j’ai sous mes yeux, est la Dévocion de la missa. Les acteurs sont un roi de Cordoue mahométan, un ange chrétien, une fille de joie, deux soldats bouffons, et le diable. L’un de ces deux bouffons est un nommé Pascal Vivas, amoureux d’Aminte. Il a pour rival Lélio, soldat mathométan.

 

          Le diable et Lélio veulent tuer Vivas, et croient en avoir bon marché, parce qu’il est en péché mortel : mais Pascal prend le parti de faire dire une messe sur le théâtre, et de la servir. Le diable perd alors toute sa puissance sur lui.

 

          Pendant la masse, la bataille se donne, et le diable est tout étonné de voir Pascal au milieu du combat, dans le même temps qu’il sert la messe. « Oh ! oh ! dit-il, je sais bien qu’un corps ne peut se trouver en deux endroits à la fois, excepté dans le sacrement auquel ce drôle a tant de dévotion. » Mais le diable ne savait pas que l’ange chrétien avait pris la figure du bon Pascal Vivas, et qu’il avait combattu pour lui pendant l’office divin.

 

          Le roi de Cordoue est battu, comme on peut bien le croire ; Pascal épouse sa vivandière, et la pièce finit par l’éloge de la messe.

 

          Partout ailleurs, un tel spectacle aurait été une profanation que l’inquisition aurait cruellement punie ; mais en Espagne c’était une édification.

 

          Dans un autre acte sacramental, Jésus-Christ en perruque carrée, et le diable en bonnet à deux cornes, disputent sur la controverse, se battent à coups de poing, et finissent par danser ensemble une sarabande.

 

          Plusieurs pièces de ce genre finissent par ces mots : Ite, comœdia est.

 

          D’autres pièces, en très grand nombre, ne sont point sacramentales, ce sont des tragi-comédies et même des tragédies ; l’une est la Création du monde, l’autre, les Cheveux d’Absalon. On a joué le Soleil soumis à l’homme, Dieu bon payeur, le Maître d’hôtel de Dieu, la Dévotion aux trépassés. Et toutes ces pièces sont intitulées la Famosa comedia.

 

          Qui croirait que dans cet abîme de grossièretés insipides il y ait de temps en temps des traits de génie, et je ne sais quel fracas de théâtre qui peut amuser, et même intéresser ?

 

          Peut-être quelques-unes de ces pièces barbares ne s’éloignent-elles pas beaucoup de celles d’Eschyle, dans lesquelles la religion des Grecs était jouée, comme la religion chrétienne le fut en France et en Espagne.

 

          Qu’est-ce en effet que Vulcain enchaînant Prométhée sur un rocher, par ordre de Jupiter ? qu’est-ce que la Force et la Vaillance qui servent de garçons bourreaux à Vulcain, sinon un auto sacramentale grec ? Si Calderon a introduit tant de diables sur le théâtre de Madrid, Eschyle n’a-t-il pas mis des furies sur le théâtre d’Athènes ? Si Pascal Vivas sert la messe, ne voit-on pas une vieille pythonisse qui fait toutes ses cérémonies sacrées dans la tragédie des Euménides ? La ressemblance me paraît assez grande.

 

          Les sujets tragiques n’ont pas été traités autrement chez les Espagnols que leurs actes sacramentaux ; c’est la même irrégularité, la même indécence, la même extravagance. Il y a toujours eu un ou deux bouffons dans les pièces dont le sujet est le plus tragique. On en voit jusque dans le Cid. Il n’est pas étonnant que Corneille les ait retranchés.

 

          On connaît l’Héraclius de Calderon, intitulé Tout est mensonge, et tout est vérité, antérieur de près de vingt années à l’Héraclius de Corneille. L’énorme démence de cette pièce n’empêche pas qu’elle ne soit semée de plusieurs morceaux éloquents, et de quelques traits de la plus grande beauté. Tels sont, par exemple, ces quatre vers admirables que Corneille a si heureusement traduits :

 

Mon trône est-il pour toi plus honteux qu’un supplice ?

O malheureux Phocas ! ô trop heureux Maurice !

Tu retrouves deux fils pour mourir après toi,

Et je n’en puis trouver pour régner après moi !

 

Héraclius, acte IV, scène IV.

 

          Non-seulement Lope de Vega avait précédé Calderon dans toutes les extravagances d’un théâtre grossier et absurde, mais il les avait trouvées établies. Lope de Vega était indigné de cette barbarie, et cependant il s’y soumettait. Son but était de plaire à un peuple ignorant, amateur du faux merveilleux, qui voulait qu’on parlât à ses yeux plus qu’à son âme Voici comme Vega s’en explique lui-même dans son Nouvel art de faire des comédies de son temps :

 

Les Vandales, les Goths, dans leurs écrits bizarres,

Dédaignèrent le goût des Grecs et des Romains :

Nos aïeux ont marché dans ces nouveaux chemins,

Nos aïeux étaient des barbares (1).

L’abus règne, l’art tombe, et la raison s’enfuit :

Qui veut écrire avec décence,

Avec art, avec goût, n’en recueille aucun fruit ;

Il vit dans le mépris et meurt dans l’indigence (2).

Je me vois obligé de servir l’ignorance,

D’enfermer sous quatre verrous (3)

Sophocle, Euripide et Térence.

J’écris en insensé, mais j’écris pour des fous.

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

Le public est mon maître, il faut bien le servir ;

Il faut pour son argent lui donner ce qu’il aime.

J’écris pour lui, non pour moi-même,

Et cherche des succès dont je n’ai qu’à rougir.

 

          La dépravation du goût espagnol ne pénétra point à la vérité en France  mais il y avait un vice radical beaucoup plus grand, c’était l’ennui ; et cet ennui était l’effet des longues déclamations sans suite, sans liaison, sans intrigue, sans intérêt, dans une langue non encore formée. Hardy et Garnier n’écrivirent que des platitudes d’un style insupportable ; et ces platitudes furent jouées sur des tréteaux au lieu de théâtre.

 

 

 

 

 

1 – Mas como le servieron muchos barbaros

      Que ensenaron el bulgo a sus redezas ?

 

2 – Muere sin fama é galardon.

 

3 – Encierro los preceptos con seis Haves.

 

 

 

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