DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE : A comme ART DRAMATIQUE - Partie 1
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A comme ART DRAMATIQUE.
OUVRAGES DRAMATIQUES, TRAGÉDIE, COMÉDIE, OPÉRA.
Panem et circences est la devise de tous les peuples. Au lieu de tuer tous les Caraïbes, il fallait peut-être les séduire par des spectacles, par des funambules, des tours de gibecière et de la musique. On les eût aisément subjugués. Il y a des spectacles pour toutes les conditions humaines ; la populace veut qu’on parle à ses yeux ; et beaucoup d’hommes d’un rang supérieur sont peuple. Les âmes cultivées et sensibles veulent des tragédies et des comédies.
Cet art commença en tout pays par les charrettes des Thespis, ensuite on eut ses Eschyles, et l’on se flatta bientôt d’avoir ses Sophocles et ses Euripides ; après quoi tout dégénéra : c’est la marche de l’esprit humain.
Je ne parlerai point ici du théâtre des Grecs. On a fait dans l’Europe moderne plus de commentaires sur ce théâtre, qu’Euripide, Sophocle, Eschyle, Ménandre et Aristophane, n’ont fait d’œuvres dramatiques ; je viens d’abord à la tragédie moderne.
C’est aux Italiens qu’on la doit, comme on leur doit la renaissance de tous les autres arts. Il est vrai qu’ils commencèrent dès le treizième siècle, et peut-être auparavant, par des farces malheureusement tirées de l’ancien et du nouveau Testament, indigne abus qui passa bientôt en Espagne et en France : c’était une imitation vicieuse des essais que saint Grégoire de Nazianze avait faits en ce genre pour opposer un théâtre chrétien au théâtre païen de Sophocle et d’Euripide. Saint Grégoire de Nazianze mit quelque éloquence et quelque dignité dans ces pièces ; les Italiens et leurs imitateurs n’y mirent que des platitudes et des bouffonneries.
Enfin, vers l’an 1514, le prélat Trissino, auteur du poème épique intitulé l’Italia liberata da’ Gothi, donna sa tragédie de Sophonisbe, la première qu’on eût vue en Italie, et cependant régulière. Il y observa les trois unités de lieu, de temps et d’action. Il y introduisit les chœurs des anciens. Rien n’y manquait que le génie. C’était une longue déclamation. Mais, pour le temps où elle fut faite, on peut la regarder comme un prodige. Cette pièce fut représentée à Vicence, et la ville construisit exprès un théâtre magnifique. Tous les littérateurs de ce beau siècle accoururent aux représentations et prodiguèrent les applaudissements que méritait cette entreprise estimable.
En 1516, le pape Léon X honora de sa présence la Rosemonde du Rucellaï : toutes les tragédies qu’on fit alors à l’envi furent régulières, écrites avec pureté et naturellement ; mais ce qui est étrange, presque toutes furent un peu froides : tant le dialogue en vers est difficile ; tant l’art de se rendre maître du cœur est donné à peu de génies : le Torrismond même du Tasse fut encore plus insipide que les autres.
On ne connut que dans le Pastor fido du Guarini ces scènes attendrissantes qui font verser des larmes, qu’on retient par cœur malgré soi ; et voilà pourquoi nous disons, retenir par cœur ; car ce qui touche le cœur se grave dans la mémoire.
Le cardinal Bibiena avait longtemps auparavant rétabli la vraie comédie, comme Trissino rendit la vraie tragédie aux Italiens.
Dès l’an 1480 (1), quand toutes les autres nations de l’Europe croupissaient dans l’ignorance absolue de tous les arts aimables, quand tout était barbare, ce prélat avait fait jouer sa Calandra, pièce d’intrigue, et d’un vrai comique, à laquelle on ne reproche que des mœurs un peu trop licencieuses ainsi qu’à la Mandragore de Machiavel.
Les Italiens seuls furent donc en possession du théâtre pendant près d’un siècle, comme ils le furent de l’éloquence, de l’histoire, des mathématiques, de tous les genres de poésie, et de tous les arts où le génie dirige la main.
Les Français n’eurent que de misérables farces, comme on sait, pendant tout le quinzième et le seizième siècle.
Les Espagnols, tout ingénieux qu’ils sont, quelque grandeur qu’ils aient dans l’esprit, ont conservé jusqu’à nos jours cette détestable coutume d’introduire les plus basses bouffonneries dans les sujets les plus sérieux : un seul mauvais exemple une fois donné est capable de corrompre toute une nation, et l’habitude devient une tyrannie.
1 – N.B. - Non en 1520, comme dit le fils du grand Racine dans son Traité de la poésie.