DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE : A comme ART DRAMATIQUE - Partie 5
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A comme ART DRAMATIQUE.
DU MÉRITE DE SHAKESPEARE.
Il y a une chose plus extraordinaire que tout ce qu’on vient de lire, c’est que Shakespeare est un génie. Les Italiens, les Français, les gens de lettres de tous les autres pays, qui n’ont pas demeuré quelque temps en Angleterre, ne le prennent que pour un Gilles de la foire, pour un farceur très au-dessous d’Arlequin, pour le plus misérable bouffon qui ait jamais amusé la populace. C’est pourtant dans ce même homme qu’on trouve des morceaux qui élèvent l’imagination, et qui pénètrent le cœur. C’est la vérité, c’est la nature elle-même qui parle son propre langage sans aucun mélange de l’art. C’est du sublime, et l’auteur ne l’a point cherché (1).
Quand, dans la tragédie de la Mort de César, Brutus reproche à Cassius les rapines qu’il a laissé exercer par les siens en Asie, il lui dit : « Souviens-toi des ides de Mars ; souviens-toi du sang de César. Nous l’avons versé parce qu’il était injuste. Quoi ! celui qui porta les premiers coups, celui qui le premier punit César d’avoir favorisé les brigands de la république, souillerait ses mains lui-même par la corruption ! »
César, en prenant enfin la résolution d’aller au sénat où il doit être assassiné, parle ainsi : « Les hommes timides meurent mille fois avant leur mort ; l’homme courageux n’éprouve la mort qu’une fois. De tout ce qui m’a jamais surpris, rien ne m’étonne plus que la crainte. Puisque la mort est inévitable, qu’elle vienne. »
Brutus, dans la même pièce, après avoir formé la conspiration, dit : « Depuis que j’en parlai à Cassius pour la première fois, le sommeil m’a fui ; entre un dessein terrible et le moment de l’exécution, l’intervalle est un songe épouvantable. La mort et le génie tiennent conseil dans l’âme. Elle est bouleversée ; son intérieur est le champ d’une guerre civile. »
Il ne faut pas omettre ici ce beau monologue de Hamlet, qui est dans la bouche de tout le monde, et qu’on a imité en français avec les ménagements qu’exige la langue d’une nation scrupuleuse à l’excès sur les bienséances.
Demeure, il faut choisir de l’être et du néant.
Ou souffrir ou périr, c’est là ce qui m’attend.
Ciel, qui voyez mon trouble, éclairez mon courage.
Faut-il vieillir courbé sous la main qui m’outrage,
Supporter ou finir mon malheur et mon sort ?
Qui suis-je ? qui m’arrête ? et qu’est-ce que la mort ?
C’est la fin de nos maux, c’est mon unique asile ;
Après de longs transports, c’est un sommeil tranquille.
On s’endort, et tout meurt. Mais un affreux réveil
Doit succéder peut-être aux douceurs du sommeil.
On nous menace, on dit que cette courte vie
De tourments éternels est aussitôt suivie.
O mort ! moment fatal ! affreuse éternité.
Tout cœur à ton seul nom se glace épouvanté.
Eh ! qui pourrait sans toi supporter cette vie,
De nos prêtres menteurs bénir l’hypocrisie,
D’une indigne maîtresse encenser les erreurs,
Ramper sous un ministre, adorer ses hauteurs,
Et montrer les langueurs de son âme abattue
A des amis ingrats qui détournent la vue ?
La mort serait trop douce en ces extrémités ;
Mais le scrupule parle, et nous crie : Arrêter ;
Il défend à nos mains cet heureux homicide,
Et d’un héros guerrier fait un chrétien timide.
Que peut-on conclure de ce contraste de grandeur et de bassesse, de raisons sublimes et de folies grossières, enfin de tous les contrastes que nous venons de voir dans Shakespeare ? qu’il aurait été un poète parfait, s’il avait vécu du temps d’Addison.
1 – Tel est le jugement de Voltaire sur Shakespeare, et nous ne croyons pas qu’on ait jamais dit mieux depuis. On verra plus loin que Voltaire met encore le grand tragique anglais sur le même rang que Newton, Frédéric-le-Grand, Locke, etc. (G.A.)