CORRESPONDANCE - Année 1766 - Partie 33

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1766 - Partie 33

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à Madame de Florian.

 

Ferney, 8 Novembre 1765.

 

          Vous croiriez peut-être, ma chère nièce, que je ne vous ai point écrit, et vous auriez tort avec toute l’apparence d’avoir raison, attendu qu’il y a depuis quelques jours un gros paquet pour vous chez madame la duchesse d’Enville, qui a la bonté de s’en charger. Elle devait partir demain ; mais toutes les rivières sont débordées, toutes les montagnes sont éboulées, tous les carrosses sont noyés, et personne ne part. Il est même fort douteux que M. Tronchin aille à Paris cet hiver. Je vous mandais (1) que madame la comtesse d’Harcourt se faisait transporter dans un tiroir, mais il n’en est plus rien.

 

          On disait aussi dans votre grande ville qu’on avait envoyé un courrier à M. Tronchin, et qu’il allait à Fontainebleau ; il n’y a pas un mot de vrai. Il se pourrait bien aussi qu’il ne fût pas vrai que M. de Castilhon, avocat général au parlement d’Aix, eût prononcé le discours qu’on débite sous son nom à Paris (2). Le mieux qu’on puisse faire, en plus d’un genre, est d’attendre le Boiteux (3), et de ne rien croire du tout ; croyez cependant très fermement que je vous aime de tout mon cœur, vous, le grand-écuyer de Cyrus, et vos deux conseillers.

 

 

1 – Lettre à M. de Florian du 1er Novembre. (G.A.)

2 – On trouve un extrait de ce discours dans les Mémoires de Bachaumont. (G.A.)

3 – Le Temps. (G.A.)

 

 

 

 

à M. de Chabanon.

 

Au Château de Ferney, 13 Novembre 1765.

 

 

          Je fais passer ma réponse, monsieur, par madame votre sœur (1), que j’ai eu l’honneur de voir quelquefois dans mes masures helvétiques. Vous m’avez envoyé l’épître de M. Delille (2), mais souvenez-vous que c’est en attendant votre Virginie.

 

Nardi parvus onyx eliciet cadum.

 

HOR., lib. IV, od. XII.

 

          On fait de beaux vers à présent, on a de l’esprit et des connaissances ; mais il est bien rare de faire des vers qui se retiennent et qui restent dans la mémoire, malgré qu’on en ait. Il règne, dans presque tous les ouvrages de ce temps-ci, une abondance d’idées incohérentes qui étouffent le sujet ; et quand on les a lus, il semble qu’on ait fait un rêve : on se souvient seulement que l’auteur a de l’esprit, et on oublie son ouvrage.

 

          M. Delille n’est pas dans ce cas ; il pense d’ailleurs en philosophe, et il écrit en poète ; je vous prie de le remercier de la double bonté qu’il a eue de m’envoyer son ouvrage, et de me l’envoyer par vous. Je lui sais bon gré d’avoir loué Catherine. Elle m’a fait l’honneur de me mander (3) qu’elle venait de chasser tous les capucins de la Russie ; elle dit qu’Abraham Chaumeix est devenu tolérant, mais qu’il ne deviendra jamais un homme d’esprit. Elle en a beaucoup, et elle perfectionne tout ce que cet illustre barbare Pierre Ier a créé. Je suis persuadé que dans six mois on ira des bouts de l’Europe voir son carrousel : les arts et les plaisirs nobles sont bien étonnés de se trouver à l’embouchure du Lac Ladoga.

 

          Adieu, monsieur, vivez gaiement sur les bords de la Seine, et faites-y applaudir Virginie. Je soupçonne son histoire d’être fort romanesque : elle n’en sera pas moins intéressante. Personne ne prendra plus de part à vos succès que votre très humble, très obéissant serviteur et confrère.

 

 

1 – Madame de La Chabalerie. (G.A.)

2 – Epître sur les voyages. (G.A.)

3 – Lettre du 11/22 auguste. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Tronchin-Calendrin,

 

CONSEILLER D’ÉTAT DE LA RÉPUBLIQUE DE GENÈVE.

 

13 Novembre 1765.

 

 

          Immédiatement après avoir lu, monsieur, le nouveau livre en faveur des représentants (1), la première chose que je fais est de vous en parler. Vous savez que M. Keate, gentilhomme anglais plein de mérite, me fit l’honneur de me dédier, il y a quelques années, son ouvrage sur Genève (2) ; celui qu’on me dédie aujourd’hui est d’une espèce différente, c’est un recueil de plaintes amères. L’auteur n’ignore pas combien je suis tolérant, impartial et ami de la paix ; mais il doit savoir aussi combien je vous suis attaché à vous, à vos parents, à vos amis, et à la constitution du gouvernement.

 

          Genève, d’ailleurs, n’a point de plus proche voisin que moi. L’auteur a senti peut-être que cet honneur d’être votre voisin, et mes sentiments qui sont assez publics, pourraient me mettre en état de marquer mon zèle pour l’union et pour la félicité d’une ville que j’honore, que j’aime et que je respecte. S’il a cru que je me déclarerais pour le parti mécontent, et que j’envenimerais les plaies, il ne m’a pas connu.

 

          Vous savez, monsieur, combien votre ancien citoyen Rousseau se trompa quand il crut que j’avais sollicité le conseil d’Etat contre lui. On ne se tromperait pas moins si l’on pensait que je veux animer les citoyens contre le conseil.

 

          J’ai eu l’honneur de recevoir chez moi quelques magistrats et quelques principaux citoyens qu’on dit du parti opposé. Je leur ai toujours tenu à tous le même langage ; je leur ai parlé comme j’ai écrit à Paris. Je leur ai dit que je regardais Genève comme une grande famille dont les magistrats sont les pères, et qu’après quelques dissensions cette famille doit se réunir.

 

          Je n’ai point caché aux principaux citoyens que, s’ils étaient regardés en France comme les organes et les partisans d’un homme (3) dont le ministère n’a pas une opinion avantageuse, ils indisposeraient certainement nos illustres médiateurs, et ils pourraient rendre leur cause odieuse. Je puis vous protester qu’ils m’ont tous assuré qu’ils avaient pris leur parti sans lui, et qu’il était plutôt de leur avis qu’ils ne s’étaient rangés du sien. Je vous dirai plus, ils n’ont vu les Lettres de la montagne qu’après qu’elles ont été imprimées : cela peut vous surprendre, mais cela est vrai.

 

          J’ai dit les mêmes choses à M. Lullin, secrétaire d’Etat, quand il m’a fait l’honneur de venir à ma campagne. Je vois avec douleur les jalousies, les divisions, les inquiétudes s’accroître ; non que je craigne que ces petites émotions aillent jusqu’au trouble et au tumulte ; mais il est triste de voir une ville remplie d’hommes vertueux et instruits, et qui a tout ce qu’il faut pour être heureuse, ne pas jouir de sa prospérité.

 

          Je suis bien loin de croire que je puisse être utile ; mais j’entrevois (en me trompant peut-être) qu’il n’est pas impossible de rapprocher les esprits. Il est venu chez moi des citoyens qui m’ont paru joindre de la modération et des lumières. Je ne vois pas que, dans les circonstances présentes, il fût mal à propos que deux de vos magistrats des plus conciliants me fissent l’honneur de venir dîner à Ferney, et qu’ils trouvassent bon que deux des plus sages citoyens s’y rencontrassent. On pourrait, sous votre bon plaisir, inviter un avocat en qui les deux partis auraient confiance.

 

          Quand cette entrevue ne servirait qu’à adoucir les aigreurs et à faire souhaiter une conciliation nécessaire, ce serait beaucoup, et il n’en pourrait résulter que du bien. Il ne m’appartient pas d’être conciliateur ; je me borne seulement à prendre la liberté d’offrir un repas où l’on pourrait s’entendre. Ce dîner n’aurait point l’air prémédité, personne ne serait compromis, et j’aurais l’avantage de vous prouver mes tendres et respectueux sentiments pour vous, monsieur, pour toute votre famille et pour les magistrats qui m’honorent de leurs bontés.

 

 

1 – La Vérité, ode à M. de Voltaire, suivie d’une Dissertation historique et critique sur le gouvernement de Genève et ses révolutions. (G.A.)

2 – Abrégé de l’Histoire de Genève et de son gouvernement ancien et moderne, 1761. (G.A.)

3 – J.-J. Rousseau. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

13 Novembre 1765.

 

 

          Le petit ex-jésuite, mes anges, est toujours très docile ; mais il se défie de ses forces, il ne voit pas jour à donner une passion bien tendre et bien vive à un triumvir ; il dit que cela est aussi difficile que de faire parler un lieutenant-criminel en madrigaux.

 

          Permettez-moi de ne point me rendre encore sur l’article des filles de Genève (1). Non seulement la loi du couvent n’est pas que les filles seront cloîtrées dans la ville, mais la loi est toute contraire. Les choses sont rarement comme elles paraissent de loin. Le cardinal de Fleury regardait les derniers troubles de Genève, comme une sédition des halles. M. de Lautrec arriva plein de cette idée ; il fut bien étonné quand il apprit que le pouvoir souverain réside dans l’assemblée des citoyens, que le petit conseil avait excédé son pouvoir, et que le peuple avait marqué une modération inouïe jusqu’au milieu même d’un combat où il y avait eu du sang de répandu.

 

          Les mécontentements réciproques entre les citoyens et le conseil subsistent toujours. Il ne convient ni à ma qualité d’étranger, ni à ma situation, ni à mon goût, d’entrer dans ces querelles. Je dois, comme bon voisin, les exhorter tous à la paix quand ils viennent chez moi ; c’est à quoi je me borne.

 

          On vient malheureusement de m’adresser une fort mauvaise ode, suivie d’une histoire des troubles de Genève jusqu’au temps présent. Cette histoire vaut bien mieux que l’ode, et plus elle est bien faite, plus je parais compromis par un parti qui veut s’attacher à moi. Cet ouvrage doit d’autant plus alarmer le petit conseil, que nous sommes précisément dans le temps des élections. J’ai sur-le-champ écrit la lettre ci-jointe à l’un des Tronchin qui est conseiller d’Etat. Je veux qu’au moins cette lettre me lave de tout soupçon d’esprit de parti ; je veux paraître impartial comme je le suis.

 

          Je vous supplie, mes divins anges de bien garder ma lettre, et de vouloir bien même la montrer à M. le duc de Praslin en cas de besoin, afin que je ne perde pas tout le fruit de ma sagesse. Si je tiens la balance égale entre les citoyens et le conseil de Genève, il n’en est pas ainsi des querelles de votre parlement et de votre clergé. Je me déclare net pour le parlement, mais sans conséquence pour l’avenir ; car je trouve fort mauvais qu’il fatigue le roi et le ministère pour des affaires de bibus, et je veux qu’il réserve toutes ses forces contre les usurpations ecclésiastiques, surtout contre les romaines. Il m’a fallu en ressassant l’histoire, relire la Constitution ; je ne crois pas qu’on ait jamais forgé une pièce plus impertinente et plus absurde. Il faut être bien prêtre, bien welche, pour faire de cette arlequinade jésuitique et romaine une loi de l’Eglise et de l’Etat. O Welches ! ô Welches ! vous n’avez pas le sens d’une oie.

 

          M. l’abbé le coadjuteur (2) m’a envoyé son portrait ; je lui ai envoyé quelques rogatons qui me sont tombés sous la main. Je me flatte qu’on entendra parler de lui dans l’affaire des deux puissances, et que ce Bellérophon écrasera la Chimère du pouvoir sacerdotal, qui n’est qu’un blasphème contre la raison, et même contre l’Evangile.

 

          J’ai chez moi un jésuite et un capucin (3) ; mais, par tous les dieux immortels, ils ne sont pas les maîtres.

 

          Respect et tendresse.

 

          Nota bene. Ou que M. de Praslin garde sa place, ou qu’il la donne à M. de Chauvelin ; voilà mon dernier mot.

 

 

1 – Voyez la lettre à d’Argental du 23 Septembre. (G.A.)

2 – L’abbé de Chauvelin. (G.A.)

3 – Qui vola Voltaire et se sauva. Voyez la lettre à Tabareau du 27 Juillet 1767. Les éditeurs de Kehl disent que ce capucin se réfugia à Londres, où il mourut de la vérole. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

13 Novembre 1765.

 

 

          Mon cher ami, plus je réfléchis sur la honteuse injustice qu’on fait à M. d’Alembert (1), plus je crois que le coup part des ennemis de la raison : c’est cette raison qu’on craint et qu’on hait, et non pas sa personne. Je sais bien qu’un homme puissant a cru (2), l’année passée, avoir lieu de se plaindre de lui ; mais cet homme puissant est noble et généreux, et serait beaucoup plus capable de servir un homme de mérite que de lui nuire. Il a fait du bien à des gens qui ne le méritaient guère. Je m’imagine qu’il expierait son péché en procurant à un homme comme M. d’Alembert, non seulement l’étroite justice qui lui est due, mais les récompenses dont il est si digne.

 

          Je ne connais point d’exemple de pension accordée aux académiciens de Pétersbourg qui ne résident pas ; mais il mérite d’être le premier exemple, et assurément cela ne tirerait pas à conséquence. Il faudrait que je fusse sûr qu’il n’ira point présider à l’Académie de Berlin, pour que j’osasse en écrire en Russie. Rousseau doit  être actuellement à Potsdam (3) ; il reste à savoir si M. d’Alembert doit fuir ou rechercher sa société, et s’il est bien déterminé dans le parti qu’il aura pris. J’agirai sur les instructions et les assurances positives que vous me donnerez.

 

          L’impératrice de Russie m’a écrit une lettre à la Sévigné : elle dit qu’elle a fait deux miracles ; elle a chassé de son empire tous les capucins, et elle a rendu Abraham Chaumeix tolérant. Elle ajoute qu’il y a un troisième miracle qu’elle ne peut faire, c’est de donner de l’esprit à Abraham Chaumeix.

 

          Auriez-vous trouvé Bigex (4) à Paris ? Pour moi, j’ai toujours mon capucin. Je fais mieux que l’impératrice ; elle les chasse, et je les défroque.

 

          Il paraît à Genève un livre qui m’est en quelque façon dédié : c’est une histoire courte, vive et nette des troubles passés et des présents. Les citoyens y exposent de très bonnes raisons ; il semble que l’auteur veuille me forcer par des louanges, et même par d’assez mauvais vers, à prendre le parti des citoyens contre le petit conseil ; mais c’est de quoi je me garderai bien. Il serait ridicule à un étranger, et surtout à moi, de prendre un parti. Je dois être neutre, tranquille, impartial, bien recevoir tous ceux qui me font l’honneur de venir chez moi, ne leur parler que de concorde : c’est ainsi que j’en use ; et s’il était possible que je leur fusse de quelque utilité, je ne pourrais y parvenir que par l’impartialité la plus exacte.

 

          Je vais faire rassembler ce que je pourrai des anguilles de M. Needham pour vous les faire parvenir ; ce ne sont que des plaisanteries (5). Les choses auxquelles Bigex peut travailler sont plus dignes de l’attention des sages.

 

          On m’a dit qu’on allait faire une nouvelle édition de l’ouvrage attribué à Saint-Evremond (6) et de quelques autres pièces relatives au même objet. J’ai cherché en vain à Genève une lettre d’un évêque grec (7) ; il n’y en a qu’un seul exemplaire qui est, je crois, entre les mains de madame la duchesse d’Enville. On prétend que c’est un morceau assez instructif sur l’abus des deux puissances. L’auteur prouve, dit-on, que la seule véritable puissance est celle du souverain, et que l’Eglise n’a d’autres pouvoirs que les prérogatives accordées par les rois et par les lois. Si cela est, l’ouvrage est très raisonnable. J’espère l’avoir incessamment.

 

          Adieu, mon cher ami ; tout notre ermitage vous fait les plus tendres compliments.

 

 

1 – Voyez, la lettre de d’Alembert du 7 Octobre. (G.A.)

2 – Le duc de Choiseul. (G.A.)

3 – Erreur. (G.A.)

4 – Nom d’un secrétaire du patriarche. (G.A.)

5 – Les Questions ou Lettres sur les miracles. Voyez aux FACÉTIES. (G.A.)

6 – L’Analyse de la religion chrétienne. (G.A.)

7 – Le Mandement de l’archevêque de Novogorod. (G.A.)

 

 

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