CORRESPONDANCE - Année 1766 - Partie 1
Photo de PAPAPOUSS
à M. Hennin.
1er Janvier 1766.
Toute la masure de Ferney souhaite les plus heureuses et les plus brillantes années à M. Hennin. On dit qu’il reçut le tableau des Trois-Grâces (1) le jour qu’il prononça son discours. C’est être payé dans la monnaie qu’on a frappée. Il couche dans le lit de madame de Montpéroux. Toutes les dames de Genève se l’arrachent. Nous le félicitons de tous ses triomphes.
A Ferney, premier jour de l’an, jour où il fait un froid de diable.
1 – Le tableau des Trois-Grâces, par Carle Vanloo, le chef-d’œuvre de ce peintre, dont M. Hennin avait fait l’acquisition. Ce tableau est passé en Pologne depuis la révolution. (Note de M. Hennin fils).
à M. Beaumont-Jacob.
A Ferney, 2 janvier 1766 (1).
Je crois, monsieur, vous fournir une assez bonne occasion, en cas que vous ayez des fonds, de gagner un demi pour cent par mois sans aucun frais, et sans aucun courtage ; il n’y aura d’autre cérémonie que de délivrer, tous les trois mois, environ quinze mille livres argent de France ; et à chaque échéance du trimestre, vous recevriez vos quinze mille livres avec l’intérêt, en sorte que vous ne seriez jamais en avance que de quinze mille livres. A l’égard des autres commissions que vous pourriez faire pour moi, je vous donnerais avec très grand plaisir un quart pour cent.
Je n’ai pas manqué, monsieur, le 18 du passé, d’envoyer à M. Necker, banquier, votre ordre pour qu’il remît au mien les trente-six billets à M. de La Borde, banquier du roi. Je mis sur la lettre : A messieurs Necker et Thélusson, à Paris. Probablement je recevrai réponse par le premier courrier.
Mandez-moi, monsieur, définitivement si la proposition de M. Jean Maire, trésorier de Montbéliard, vous convient ou non, afin que je prenne mes mesures.
J’ai l’honneur d’être avec les sentiments les plus vrais, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.
P.S. – Madame Denis et moi, nous vous souhaitons la bonne année.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
A Ferney, 3 Janvier 1766.
Eh mon Dieu ! mon ange tutélaire, pourquoi ne serait-ce pas vous qu’on nommerait médiateur ? Votre ministère parmesan y mettrait-il obstacle ? Il me semble que non. Ce ministère ne vous empêche pas d’être conseiller d’honneur au parlement, et je vous avertis que nos Génevois désirent passionnément un magistrat.
Vous verrez, par l’imprimé ci-joint (1), qui m’est tombé entre les mains, que les perruques de Genève ne doivent point être ébouriffées de la façon dont on parle des affaires et des miracles de Jean-Jacques : je sais que quelques personnes m’ont attribué plusieurs de ces brimborions ; mais, Dieu merci, on ne me convaincra jamais d’y avoir eu la moindre part. J’en suis aussi innocent que du Dictionnaire philosophique, qu’on m’a si indignement imputé. Il y a dans Neuchâtel, à Lausanne, et dans Genève, des gens de beaucoup d’esprit qui se plaisent à écrire sur ces matières. On en avait un très grand besoin. Ces cantons et une grande partie de l’Allemagne étaient plongés dans la plus horrible superstition : on sort à présent de cette fange ; mais, croyez-moi ; il y a encore en France bien des gens embourbés, qui, tout couverts d’ordures, ne veulent pas qu’on les nettoie. L’opinion gouverne les hommes, et les philosophes font petit à petit changer l’opinion universelle.
Voici des vers (2), mes divins anges que j’ai faits tout d’une tire sur un sujet qui m’a paru en valoir la peine ; voyez si les vers ne sont pas trop indignes du sujet.
Ah ! si vous pouviez être plénipotentiaire à Genève !
Je vous supplie de vouloir bien engager M. Marin à empêcher les libraires d’imprimer les tristes vers. J’ai assez parlé de Henri IV en ma vie, sans ennuyer encore ses mânes.
Puis-je présenter par vous mes respects à M. le duc de Praslin et à M. le marquis de Chauvelin ? Je me mets sous vos ailes.
1 – La Collection des Lettres sur les miracles. (G.A.)
2 – Epître à Henri IV, sur ce qu’on avait écrit à l’auteur que plusieurs citoyens de Paris s’étaient mis à genoux devant la statue équestre de ce prince, pendant la maladie du dauphin. (G.A.)
à M. Damilaville.
Ferney, 3 Janvier 1766.
M. le duc de Choiseul m’a écrit, mon cher frère, qu’il avait parlé pour la pension de M. d’Alembert, qu’il n’y avait nul mérite, et qu’il n’avait été qu’un enfonceur de portes ouvertes. Voilà ses propres paroles ; je vous prie instamment de les rapporter à notre cher philosophe.
Avouons donc que M. le duc de Choiseul a une belle âme. Ce qu’il a fait pour les Calas le prouve assez : rendons-lui justice. Il y a du malentendu dans la protection qu’il a donnée à l’infâme pièce de Palissot (1).Il lui avait fait entendre que les philosophes décrieraient le ministère. Nous ne devons point avoir de meilleur protecteur que ce ministre généreux, qui a de l’esprit comme s’il n’était point grand seigneur ; qui a fait de très-beaux vers (2), même étant ministre ; qui a sauvé bien des chagrins à de pauvres philosophes ; qui l’est lui-même autant que nous ; qui le paraîtrait davantage si sa place le lui permettait.
Mon cher frère, tout est tracasserie et personne ne s’entend. On m’a rendu un compte très fidèle de la présente (3) lettre à madame du Deffand, dont quelques fragments ont couru sous mon nom. Elle n’en a point donné de copies, quelques indiscrets en ont retenu des bribes. Il s’agissait d’une mauvaise plaisanterie que je reprochais à madame du Deffand : vous savez en pareil cas combien on augmente, combien on altère le texte.
Lisez ces vers (4) avec vos amis, mais n’en laissez point prendre de copie. Je ne veux pas me brouiller avec les moines de Sainte-Geneviève ; Soufflot (5) trouverait mes vers mauvais. Je vous embrasse tendrement.
1 – Les Philosophes. (G.A.)
2 – L’ode contre le roi de Prusse est de Palissot. (G.A.)
3 – Nous ne savons de quelle lettre Voltaire parle ici. (G.A.)
4 – L’Epître à Henri IV. (G.A.)
5 – L’architecte de l’église Sainte-Geneviève (Panthéon). (G.A.)
à M. le marquis de Villette.
A Ferney, 4 Janvier 1766.
C’est vous, mon cher enfant, qui m’avez appris que de bons et braves citoyens de Paris avaient porté des chandelles à la statue de Henri IV, pour lui demander la guérison du dauphin. Je vous dois la réponse que je fais à ces bonnes gens (1). Si j’avais été à Paris, je les aurais accompagnés ; mais comme je ne veux point me brouiller avec les moines de Sainte-Geneviève, je vous demande en grâce, avec les instances les plus vives, de ne laisser prendre aucune copie de ces vers. Il est vrai que de la poésie allobroge, venant du pied du mont Jura, et du fond des glaces affreuses qui nous environnent, ne mérite guère la curiosité des gens de Paris mais le sujet est si intéressant qu’il peut tenter les moins curieux.
De plus, il m’est important de savoir ce qu’on pense de ces vers avant qu’on les publie. Je dois peut-être adoucir la préférence trop marquée que je donne à l’adorable Henri IV sur sainte Geneviève ; ma passion pour ce grand homme m’a peut-être emporté trop loin ; je n’ai songé qu’aux bons Français en composant cet ouvrage tout d’une haleine, et je n’ai pas assez songé aux dévots qui peuvent trop songer à moi.
Recueillez les voix, je vous en prie, et instruisez-moi de ce qu’on dit, afin que je sache ce que je dois faire.
Vous m’appelez plaisamment votre protecteur, et moi je vous appelle sérieusement le mien dans cette occasion.
Mon saint à moi c’est Vincent de Paul, c’est le patron des fondateurs. Il a mérité l’apothéose de la part des philosophes comme des chrétiens. Il a laissé plus de monuments utiles que son souverain Louis XIII. Au milieu des guerres de la Fronde, il fut également respecté des deux partis. Lui seul eût été capable d’empêcher la Saint-Barthélemy. Il voulait que l’on cassât la cloche infernale de Saint-Germain-l’Auxerois qui a sonné le tocsin du message. Il était si humble de cœur, qu’il refusait aux jours solennels de porter les superbes ornements qu’avait donnés Médicis, bien différent de François de Sales, qui écrivait à madame de Chantal : « Ma chère sœur, j’ai dit ce matin la messe avec la belle chasuble que vous m’avez brodée. »
1 – L’Epître à Henri IV. (G.A.)
à M. Beaumont-Jacob.
A Ferney, 4 Janvier (1).
M. de Voltaire ne doute pas que M. de Beaumont n’ait écrit à MM. Thélusson et Necker à Paris. C’est une chose très importante que ces messieurs aient la bonté de faire remettre au plus tôt les billets en question à M. de La Borde, banquier du roi, à qui M. de Voltaire l’a promis, il y a plus d’un mois. Il espère que M. de Beaumont aura la bonté de ne rien négliger pour finir cette affaire. Il a sans doute dans son journal les numéros des trente-six billets, et le numéro du lot de 1,000 livres. M. de Voltaire lui fait ses très humbles compliments.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. Damilaville.
6 Janvier 1766.
Je prie instamment mon cher frère de faire mettre ces trois vers-ci (1).
A vu sans s’alarmer qu’on t’adressât des vœux ;
Elle-même avec nous t’eût rendu cet hommage.
Tu l’as trop mérité : c’est toi, c’est ton courage…
à la place des trois qui commencent ainsi :
N’entend point nos regrets, n’exauce point nos vœux, etc.
Je lui aurai une très grande obligation. Je ne veux point me brouiller ni avec sainte Geneviève ni avec ses moines.
1 – Dans l’Epître à Henri IV. (G.A.)
à Madame la marquise de Florian.
6 Janvier 1766.
J’ai lu presque toute l’histoire de l’usurpatrice Isabelle, du fripon de Ferdinand, de l’insolent Ximenès, et du grand Christophe Colomb. J’en suis extrêmement content, et j’en fais mon compliment à M. l’abbé (1).
Comme je ne veux pas me brouiller entièrement avec un autre abbé, qui est celui de Sainte-Geneviève, j’ai adouci quelques vers qui regardaient sa sainte. Cette leçon-ci me paraît plus honnête que l’autre, et c’est celle à laquelle je me tiens.
1 – L’abbé Mignot, auteur de l’Histoire des rois catholiques Ferdinand et Isabelle. (G.A.)
à M. Damilaville.
6 Janvier 1766.
Vous m’avez recommandé, monsieur, de vous envoyer les petites brochures innocentes qui paraissent à Neuchâtel et à Genève : en voici (1) une que je vous dépêche. Il serait à souhaiter que nous ne nous occupassions que de ces gaietés amusantes ; mais nos tracasseries, toutes frivoles qu’elles sont, nous attristent. M. de Voltaire, votre ami, a fait longtemps ce qu’il a pu pour les apaiser ; mais il nous a dit qu’il ne lui convenait plus de s’en mêler, quand nous avions un président qui est un homme aussi sage qu’aimable. Nous aurons bientôt la médiation et la comédie : ce qui raccommodera tout.
Le petit chapitre intitulé du Czar Pierre et de J.-J. Rousseau (2) est fait à l’occasion d’une impertinence de Jean-Jacques, qui a dit dans son Contrat insocial que Pierre Ier n’avait point de génie, et que l’empire russe serait bientôt conquis infailliblement.
Le Dialogue sur les Anciens et les Modernes est une visite de Tullia, fille de Cicéron, à une marquise française. Tullia sort de la tragédie de Catilina, et est tout étonnée du rôle qu’on y fait jouer à son père. Elle est d’ailleurs fort contente de notre musique, de nos danses, et de tous les arts de nouvelle invention ; et elle trouve que les Français ont beaucoup d’esprit, quoiqu’ils n’aient pas de Cicéron.
J’ai écrit à M. Fauche (3). Voilà, monsieur, les seules choses dont je puisse vous rendre compte pour le présent.
J’ai l’honneur d’être, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur. BOURSIER.
1 – Nouveaux Mélanges, 3° partie. (G.A.)
2 – Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, la première section de l’article PIERRE-LE-GRAND ET J.-J. ROUSSEAU. (G.A.)
3 – Libraire de Neuchâtel. (G.A.)