CORRESPONDANCE - Année 1765 - Partie25
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à M. Beaumont-Jacob.
A Ferney, 20 auguste (1).
J’ai l’honneur, monsieur, de vous envoyer les cinq lettres de change, ci-jointes, sur Paris et Lyon, pour la somme de six mille cinq cents livres, sauf erreur. Je vous supplie de m’en faire compter l’argent, quand elles auront été payées. Vous obligerez sensiblement, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. Beaumont-Jacob.
A Ferney, 21 auguste (1).
Je suis, monsieur, très sensible à vos bontés ; mais je ne veux point en abuser, et je ne prétends recevoir mes six mille cinq cents livres que quand elles auront été payées.
Le temps est court, j’attendrai très volontiers. Vous me ferez plaisir de vouloir bien m’avertir quand ces lettres de change auront été acquittées.
J’ai l’honneur d’être, monsieur, avec tous les sentiments que je vous dois, etc.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
22 auguste.
Il faut d’abord rendre compte à mes anges du voyage de mademoiselle Clairon. Elle a joué supérieurement Aménaïde ; mais, dans l’Electre, elle aurait ébranlé les Alpes et le mont Jura. Ceux qui l’ont entendue à Paris disent qu’elle n’a jamais joué d’une manière si neuve, si vraie, si sublime, si étonnante, si déchirante. Voilà ce que vous perdez, messieurs les Welches : mais vraiment j’apprends que vous en faites bien d’autres ; vous ne voulez pas qu’on grave madame Calas et ses enfants ; vous craignez que cela ne déplaise à M. David et à huit conseillers de Toulouse. Graver madame Calas ! la grande police ne peut souffrir un pareil attentat.
Ma foi, messieurs les Welches, on vous siffle d’un bout de l’Europe à l’autre, et il y a longtemps que cela dure ; cependant je vous pardonne en faveur des âmes bien nées et véritablement françaises qui sont encore parmi vous, et surtout en faveur de mes anges. J’espère que l’attention polie qu’on a eue pour messieurs de Toulouse n’empêchera pas que l’estampe ne soit très bien débitée.
J’ai deux grâces à vous demander : la première, de vouloir bien me dire ce que c’est qu’un M. Barreau que je soupçonne être employé dans les bureaux des affaires étrangères. Il m’a envoyé de Versailles quelques remarques sur le Siècle de Louis XIV qui me paraissent d’un homme parfaitement instruit de tous les détails. C’est une bonne connaissance à cultiver.
Vous pourriez encore me dire s’il y a eu des secrétaires d’ambassade en titre d’office avant qu’on eût proposé ce titre à cet étonnant et extravagant d’Eon, de Beaumont, qui travaillait aux feuilles de Fréron avant d’être capitaine et plénipotentiaire. M. de Saint-Foix (1), ou celui qui est chargé du dépôt, pourrait vous dire s’il y a eu en effet des secrétaires d’ambassade à Venise nommés par la cour, s’il y a eu un traitement et des honneurs affectés à cette place, et si Jean-Jacques Rousseau en a joui lorsqu’il accompagna M. de Montaigu dans son ambassade à Venise (2).
Ces petites notices sont nécessaires aux barbouilleurs comme moi, qui se mêlent d’être historiens, et à qui l’on fait toujours des chicanes. Vous me ferez un extrême plaisir de me fournir quelques instructions sur ces bagatelles, comme vous m’en avez fourni sur la prétendue ambassade du marquis de Talleyrand en Russie.
A propos de Russie, l’impératrice a écrit une lettre charmante au neveu de l’abbé Bazin. Vous voyez comme elle en use avec les Français, et vous sentez bien que feu M. son mari aura tort dans la postérité. Respect et tendresse.
1 – Ou peut-être mieux Sainte-Foy, qu’il ne faut pas confondre avec l’auteur des Essais sur Paris. (G.A.)
2 – Voyez la lettre à Hume du 24 Octobre 1766. (G.A.)
à M. le marquis Albergati Capacelli.
A Ferney, 22 auguste (1).
Sentez, monsieur, combien je suis à plaindre de n’avoir pas l’honneur d’accompagner M. le duc de La Rochefoucault (2). C’est un jeune homme digne de son grand nom et digne de vous voir. Il aura un bonheur que j’ai désiré depuis longtemps. Il va partir, et je n’ai que le temps de vous assurer de mon respect.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Louis-Alexandre, tué à Gisors en 1792. (G.A.)
à M. le maréchal duc de Richelieu.
A Genève, 23 auguste.
Voilà, monseigneur, mes fluxions sur les yeux qui recommencent ; ainsi vous permettrez à ce vieux malade de vous écrire d’une main étrangère.
J’ai reçu mademoiselle Clairon comme vous le vouliez, et comme elle le mérite : elle a été honorée, fêtée, chantée.
Criaillez tant que vous voudrez contre les encyclopédistes ; ce sont des gens très dangereux, qui vous ont fait perdre le Canada, qui ont causé l’épidémie mortelle à la Cayenne, et qui viennent de vous faire battre à Maroc. Rien n’est plus juste assurément que de les faire pendre, comme vous le proposiez dans une de vos gracieuses lettres ; mais je vous supplie de m’excepter de la sentence. Je ne suis point du tout encyclopédiste, je ne suis qu’un laboureur malade qui défriche des champs incultes, et qui marie des filles dans un coin de terre ignoré. Ce petit asile n’est connu que depuis que vous l’avez honoré de votre présence et de vos beaux faits. Tout ce que je demande, c’est qu’on ne m’impute point les rogatons dont Rousseau inonde ce pays. On a grand soin de mettre de temps en temps sous mon nom des Dictionnaires philosophiques et autres ravauderies. Je suis bien loin de m’amuser à ces sottises ; ma santé est devenue si mauvaise, que je ne songe plus qu’à mourir, et je mourrai pénétré pour vous de la plus respectueuse tendresse.
à la duchesse de Saxe-Gotha.
23 auguste 1765, à Ferney (1).
Madame, je me suis privé, pendant une année entière, de l’honneur et de la consolation d’écrire à votre altesse sérénissime. Des fluxions horribles sur les yeux qui me privaient entièrement de la vue, mon inutilité, mon ensevelissement dans la retraite retenaient dans le silence les sentiments qui m’attacheront à votre personne jusqu’au dernier moment de ma vie. Mais ayant appris ce que vous daignez faire pour les Calas, je me sens ranimé par votre belle âme. La reconnaissance et l’admiration sont mes devoirs auprès de vous. Je bénis la fin de ma carrière, quand je vois un cœur comme le vôtre réparer si noblement le mal que l’injustice et le fanatisme ont fait aux hommes. La superstition n’a jamais fait que du mal, et la philosophie ne peut faire que du bien. Vous joignez à cette véritable philosophie un cœur compatissant et généreux, qui est encore au-dessus de la connaissance de la vérité.
Puisse le ciel prolonger vos beaux jours au gré de tous ceux qui ont eu l’honneur de vous connaître ! Les princes vos enfants doivent être à présent dans un âge où le cœur profite des grands exemples. Que ne puis-je être le témoin de leurs progrès, et voir de mes yeux combien ils sont dignes de leur respectable mère !
La princesse votre fille m’a paru digne d’un trône, et je suis étonné qu’elle n’en ait pas encore un. Je ne perds jamais de vue cette auguste et vertueuse famille. Les jours que j’ai passés dans votre cour me sont toujours présents ; ils font la consolation de mes souffrances. Je me sens dévoué, madame, à votre altesse sérénissime comme si j’étais tous les jours à ses pieds. Je crois encore entendre cette bonne et charmante maîtresse des cœurs, qui pense en tout comme sa souveraine.
Je me mets aux pieds de monseigneur le duc de Gotha. Agréez le profond respect du plus vieux et du plus humble de vos serviteurs.
1 – Editeurs, E. Bavoux et A. François.
à M. le marquis d’Argence de Dirac.
24 auguste (1).
La lettre que vous avez daigné écrire, monsieur le marquis, est digne de votre cœur et de votre raison supérieure. J’ai appris par cette lettre l’insolente bassesse de Fréron, que j’ignorais. Je n’ai jamais lu ses feuilles ; le hasard, qui vous en a fait tomber une entre les mains, ne m’a jamais si mal servi ; mais vous avez tiré de l’or de son fumier en confondant ses calomnies.
Si cet homme avait lu la lettre que madame Calas écrivit de la retraite où elle était mourante, et dont on la tira avec tant de peine ; s’il avait vu la candeur, la douleur, la résignation qu’elle mettait dans le récit du meurtre de son fils et de son mari, et cette vérité irrésistible avec laquelle elle prenait Dieu à témoin de son innocence, je sais bien que cet homme n’en aurait pas été touché, mais il aurait entrevu que les cœurs honnêtes devaient en être attendris et persuadés.
Ce n’est pas aux tyrans à sentir la nature,
Ce n’est pas aux fripons à sentir la vertu.
Mérope, act. IV, sc. II.
Quant à M. le maréchal de Richelieu et à M. le duc de Villars, dont il tâche, dites-vous, d’avilir la protection et de récuser le témoignage, il ignore que c’est chez moi qu’ils virent le fils de madame Calas, que j’eus l’honneur de leur présenter, et qu’assurément ils ne l’ont protégé qu’en connaissance de cause, après avoir longtemps suspendu leur jugement, comme le doit tout homme sage avant de décider.
Pour MM. les maîtres des requêtes, c’est à eux de voir si après leur jugement souverain, qui a constaté l’innocence de la famille Calas, il doit être permis à un Fréron de la révoquer en doute.
Je vous embrasse avec tendresse, et je vous aime autant que je vous respecte.
1 – Cette lettre, faite pour être publiée, est antidatée. Elle a dû être écrite le 12 octobre. Voyez à cette date une autre lettre de d’Argence. Un soi-disant philosophe protestant avait critiqué, dans l’Année littéraire, la lettre de Voltaire à Damilaville du 1er mars. D’Argence, après avoir vainement prié Voltaire de répliquer, écrivit lui-même contre le philosophe protestant, et sa lettre parut imprimée avec la présente missive. Voici, du reste, la lettre de d’Argence :
« Au château de Dirac, ce 20 juillet.
J’ai lu dans une feuille, mon vertueux ami, intitulée l’Année littéraire, une satire à l’occasion de la justice rendue à la famille des Calas par le tribunal suprême de MM. les maîtres des requêtes ; elle a indigné tous les honnêtes gens, on m’a dit que c’est le sort de ces feuilles.
L’auteur, par une ruse à laquelle personne n’est jamais pris, feint qu’il a reçu de Languedoc une Lettre d’un philosophe protestant. Il fait dire à ce prétendu philosophe que si on avait jugé les Calas sur une lettre de M. de Voltaire, qui a couru dans l’Europe, on aurait eu une fort mauvaise idée de leur cause. L’auteur des feuilles n’ose pas attaquer MM. les maîtres des requêtes directement ; mais il semble espérer que les traits qu’il porte à M. de Voltaire retomberont sur eux, puisque M. de Voltaire avait agi sur les mêmes preuves.
Il commence par vouloir détruire la présomption favorable que tous les avocats ont si bien fait valoir, qu’il n’est pas naturel qu’un père assassine son fils sur le soupçon que ce fils veut changer de religion. Il oppose à cette probabilité reconnue de tout le monde, l’exemple de Junius Brutus, qu’on prétend avoir condamné son fils à la mort. Il s’aveugle au point de ne pas voir que Junius Brutus était un juge qui sacrifia, en gémissant, la nature à son devoir. Quelle comparaison entre une sentence sévère et un assassinat exécrable ! entre le devoir et un parricide ! et quel parricide encore ! Il fallait, s’il eût été en effet exécuté, que le père et la mère, un frère et un ami, en eussent été également coupables.
Il pousse la démence jusqu’à oser dire que si les fils de Jean Calas ont assuré « qu’il n’y eut jamais de père plus tendre et plus indulgent, et qu’il n’avait jamais battu un seul de ses enfants. » c’est plutôt une preuve de simplicité de croire cette déposition, qu’une preuve de l’innocence des accusés.
Non, ce n’est pas une preuve juridique complète, mais c’est la plus grande des probabilités ; c’est un motif puissant d’examiner, et il ne s’agissait alors, pour M. de Voltaire, que de chercher des motifs qui le déterminassent à entreprendre une affaire si intéressante, dans laquelle il fournit depuis des preuves complètes, qu’il fit recueillir à Toulouse.
Voici quelque chose de plus révoltant encore. M. de Voltaire, chez qui je passai trois mois, auprès de Genève, lorsqu’il entreprit cette affaire, exigea, avant de s’y exposer, que madame Calas, qu’il savait être une dame très religieuse, jurât, au nom du Dieu qu’elle adore, que ni son mari ni elle n’étaient coupables. Ce serment était du plus grand poids, car il n’était pas possible que madame Calas fît un faux serment pour venir à Paris s’exposer au supplice ; elle était hors de cause, rien ne la forçait à faire la démarche hasardeuse de recommencer un procès criminel dans lequel elle aurait pu succomber. L’auteur des feuilles ne sait pas ce qu’il en coûterait à un cœur qui craint Dieu de se parjurer ; il dit que c’est là un mauvais raisonnement, « que c’est comme si quelqu’un aurait interrogé un des juges qui condamnèrent Calas, etc. »
Peut-on faire une comparaison aussi absurde ? Sans doute le juge fera serment qu’il a jugé suivant sa conscience ; mais cette conscience peut avoir été trompée par de faux indices, au lieu que madame Calas ne saurait se tromper sur le crime qu’on imputait alors à son mari, et même à elle. Un accusé sait très bien dans son cœur s’il est coupable ou non ; mais le juge ne peut le savoir que par des indices souvent équivoques. Le faiseur de feuilles a donc raisonné avec autant de sottise que de malignité, car je dois appeler les choses par leur nom.
Il ose nier qu’on ait cru dans le Languedoc que les protestants ont un point de leur secte qui leur permet de donner la mort à leurs enfants qu’ils soupçonnent de vouloir changer de religion, etc. : ce sont les paroles de ce folliculaire.
Il ne sait donc pas que cette accusation fut si publique et si grave, que M. Sudre, fameux avocat de Toulouse, dont nous avons un excellent mémoire en faveur de la famille Calas, réfute cette erreur populaire, pages 59, 60 et 61 de son factum. Il ne sait donc pas que l’Eglise de Genève fut obligée d’envoyer à Toulouse une protestation solennelle contre une si horrible accusation
Il ose plaisanter, dans une affaire aussi importante, sur ce qu’on écrivait à l’ancien gouverneur du Languedoc, et à celui de Provence, pour obtenir, par leur crédit, des informations sur lesquelles on pût compter : que pouvait-on faire de plus sage ?
Je ne dirai rien des petites sottises littéraires que cet homme ajoute dans sa misérable feuille. L’innocence des Calas, l’arrêt solennel de MM. les maîtres des requêtes, sont trop respectables pour que j’y mêle des objets si vains. Je suis seulement étonné qu’on souffre dans Paris une telle insolence, et qu’un malheureux, qui manque à la fois à l’humanité et au respect qu’il doit au conseil, abuse impunément, jusqu’à ce point, du mépris qu’on a pour lui.
Je demande pardon à M. de Voltaire d’avoir mêlé ici son nom avec celui d’un homme tel que Fréron ; mais puisqu’on souffre à Paris que les écrivains les plus déshonorés outragent le mérite le plus reconnu, j’ai cru qu’il était permis à un militaire, que l’honneur anime, de dire ce qu’il pense ; et j’en suis si persuadé, que vous pouvez, mon cher philosophe, faire part de mes réflexions à tous ceux qui aiment la vérité.
Vous savez à quel point je vous suis attaché.
D’ARGENCE. »