CORRESPONDANCE - Année 1765 - Partie 40

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1765 - Partie 40

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à M. Tabareau.

 

Décembre 1765 (1).

 

 

          Je fais mon compliment, monsieur, à la ville de Lyon sur les droits qui lui sont rendus ; mais je ne lui fais point mon compliment, si elle pense qu’il y ait jamais eu un projet de déclarer Jean-Jacques le Cromwell de Genève. Il est vrai qu’on a trouvé dans les papiers du sieur Nieps un mémoire de ce polisson pour bouleverser sa taupinière, et je vous réponds que si Jean-Jacques s’avisait de venir, il courrait grand risque de monter à une échelle qui ne serait pas celle de la fortune. Mais vous ne vous souciez guère des affaires de Genève : elles sont fort ridicules ; elles finiront de façon ou d’autre, comme le roi voudra.

 

          Vous m’avez envoyé deux vers latins qui ne valent pas le diable, et qui, comme vous le dites très bien, sont très mal imités de Martial : en voici de français (2) qui ne valent guère mieux, et que je vous prie de jeter au feu dès que vous les aurez lus. J’ai retiré autant que j’ai pu tous les exemplaires qu’on avait imprimés à mon insu ; je suis trop attaché à sainte Geneviève pour vouloir jamais rien faire qui lui déplaise. Il est vrai qu’elle commença par voler son maître qui était boulanger ; mais c’était à bonne intention.

 

          Si vous n’avez pas lu le mémoire de M. de La Chalotais, j’aurai l’honneur de vous l’envoyer dès que ceux à qui je l’ai prêté me l’auront rendu ; c’est un morceau très curieux.

 

          La France détruite existe ; il y en a à Genève deux exemplaires, et je n’ai pu les avoir. Je soupçonne que cela  a été imprimé à Paris.

 

          Je souhaite passionnément que vous puissiez faire un tour à Genève quelque jour : je vous ai vu peu, et vous m’avez inspiré un très grand désir d’avoir l’honneur de vous revoir.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – L’Epître à Henri IV. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Mademoiselle Clairon.

 

 

 

          Il est vrai, mademoiselle, que la belle Oldfied, la première comédienne d’Angleterre, jouit d’un beau mausolée dans l’église de Westminster, ainsi que les rois et les héros du pays, et même le grand Newton. Il est vrai aussi que mademoiselle Lecouvreur, la première actrice de France en son temps, fut portée, dans un fiacre, au coin de la rue de Bourgogne non encore pavée, qu’elle y fut enterrée par un crocheteur, et qu’elle n’a point de mausolée. Il y a dans ce monde des exemples de tout. Les Anglais ont établi une fête annuelle en l’honneur du fameux comédien-poète Shakespeare. Nous n’avons pas encore parmi nous la fête de Molière. Louis XIV, au comble de la grandeur, dansa avec les danseurs de l’Opéra devant tout Paris, en revenant de la fameuse campagne de 1672. Si l’archevêque de Paris en avait voulu faire autant, il n’aurait pas été si bien accueilli, quand même il eût été le premier homme de l’Europe pour le menuet.

 

          L’Italie, au commencement de notre seizième siècle, vit renaître la tragédie et la comédie, grâce au goût du pape Léon X et au génie de prélats Bibiena, La Casa, Trissino (1). Le cardinal de Richelieu fit bâtir la salle du Palais-Royal pour y jouer ses pièces et celles de ses cinq garçons poètes. Deux évêques faisaient, par ses ordres, les honneurs de la salle, et présentaient des rafraichissements aux dames dans les entr’actes.

 

          Nous devons l’Opéra au cardinal Mazarin ; mais voyez comme tout change : les cardinaux Dubois et Fleury, tous deux premiers ministres, ne nous ont pas valu seulement une farce de la Foire. Nous sommes devenus plus réguliers ; nos mœurs sont sans doute plus sévères. On a soupçonné les jansénistes d’avoir armé le bras de l’Eglise contre les spectacles, pour se donner le plaisir de tomber sur les jésuites, qui faisaient jouer des tragédies et des comédies par leurs écoliers, et qui mettaient ces exercices parmi les premiers devoirs d’une bonne éducation. On prétend même que les jésuites intimidés cessèrent leurs spectacles quelque temps avant que leur société fût abolie en France.

 

          Vous avez sans doute entendu dire, mademoiselle, aux grands savants qui viennent chez vous, que le contraire était arrivé chez les Grecs et chez les Romains nos maîtres. L’argent, destiné pour les frais du théâtre d’Athènes, était un argent sacré ; il n’était pas même permis d’y toucher dans les plus pressantes nécessités et dans les plus grands dangers de la guerre.

 

          On fit encore mieux dans l’ancienne Rome. Elle était désolée par la peste, vers l’an 390 de sa fondation ; il fallait apaiser les dieux par les cérémonies les plus saintes : que fit le sénat ? Il ordonna qu’on jouât la comédie, et la peste cessa. Tout bon médecin n’en doit pas être surpris ; il sait qu’un plaisir honnête est fort bon pour la santé.

 

          Malheureusement nous ne ressemblons ni aux Grecs ni aux anciens Romains ; il est vrai qu’en France il y a beaucoup d’aimables Français, mais il y a aussi des Welches, et ceux-ci ne regarderaient pas la comédie comme un spécifique s’ils étaient attaqués de la peste. Pour moi, mademoiselle, je voudrais passer ma vie à vous entendre, ou la peste m’étouffe. J’avoue que les contradictions qui divisent les esprits au sujet de votre art sont sans nombre ; mais vous savez que la société subsiste de contradictions  il n’y en a point parmi ceux qui vivent avec vous ; ils se réunissent tous dans les sentiments d’estime et d’amitié qu’ils vous doivent.

 

 

1 – Le Trissin n’était pas prêtre. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. d’Albertas.

 

 

 

          M. le premier président des comptes, vous comptez mal ; car vous avez compté quarante-cinq louis à un homme pour les compter à madame votre femme, et il les a comptés à une autre, et ce n’est pas là le compte. Quand madame la présidente saura cela, elle se fâchera ; car les femmes aiment à se fâcher contre leurs maris ; et elle dira : si mon mari fait voyager de petits Suisses, j’en ferai voyager de grands ; et cela ruinera la maison, car les Suisses sont chers.

 

          Envoyez-lui donc bien vite beaucoup d’argent, car elle n’en a point : et il ne faut pas qu’une femme soit sans argent, car on ne sait point ce qui peut arriver.

 

          Ne croyez plus, parce que vous êtes couleur de rose et blanc, et le plus honnête homme du monde, qu’un Suisse couleur de rose et blanc soit aussi honnête homme ; car il y a des fripons de toutes les couleurs. Ne confiez plus votre cher argent à ceux qui vivent aux dépens d’autrui ; car, pour ces gens-là, rien n’est plus prochain que l’argent.

 

          Croyez qu’il est presque nécessaire de connaître les hommes pour connaître les Suisses ; car aujourd’hui rien ne ressemble plus à un homme qu’un Suisse. Il en est même, comme vous voyez, qui commencent à se former, car ils prennent les mœurs des nations polies.

 

          Réparez vite vos torts, car c’est le moyen de faire qu’on vous les pardonne, et surtout qu’on vous garde le secret.

 

          Consolez-vous aussi le plus tôt que vous pourrez, car rien n’est plus triste que d’avoir du chagrin ; et, pour vous consoler, croyez que vous n’êtes ni le seul ni le premier qui ait été attrapé par le petit Suisse, car malheureusement le malheur d’autrui console.

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

Décembre 1765.

 

 

          Mon cher ange, il y a plus d’un d’Eon et plus d’un Vergy : lisez et jugez (1). Voyez s’il n’est pas de l’intérêt du ministère et du bien public d’imposer silence à ces malheureux, qui vivent de calomnies, et qui osent se dire gens de lettres. Je m’en rapporte à la bonté, à la prudence et au zèle éclairé de M. le duc de Praslin.

 

          Dites-moi donc comment vous vous portez, mes divins anges. Votre thermomètre est-il dix degrés au-dessous de la glace, comme le nôtre ? Je perds les yeux, les oreilles, la poitrine, les pieds, les mains et la tête ; mais il me reste toujours un cœur fait pour vous adorer.

 

          Au nom de Dieu, quand le doux temps viendra, comme dit Pluche, venez avec lui pour être le médiateur de Genève. Vous savez que cette fourmilière importune le roi, et demande un ministre qui règle le pas des fourmis. Tout cela, en vérité est le comble du ridicule. Il y a deux mois que ces pauvres gens pouvaient accorder très aisément ; deux ou trois sottises, à la tête desquelles est l’orgueil, les ont brouillés plus que jamais. Il serait difficile de dire bien précisément pourquoi ; et je crois que les médiateurs seraient bien étonnés qu’on les eût fait venir pour de semblables bagatelles. Mais enfin venez, vous qui êtes le plus aimable et le plus conciliant de tous les hommes comme le plus juste. Que cette aventure me produise le bonheur de ma vie ; vous verrez madame votre tante (2) en chemin, et cette visite ne sera peut-être pas inutile.

 

          Quand vous serez à Genève, vous recevrez vos paquets de Parmes plus tôt qu’à Paris. Vous ferez aussi bien les affaires avec M. le duc de Praslin par lettres que de bouche. Vous êtes d’ailleurs déjà au fait des tracasseries génevoises ; enfin je ne vois point d’homme plus propre que vous pour ce ministère. Je suis convaincu qu’il ne tient qu’à vous d’être nommé (3) ; et si vous ne l’êtes pas, je ne vous le pardonnerai de ma vie Berne et Zurich enverront des magistrats ; il faut que la France en fasse autant.

 

          J’ajoute à toutes ces raisons un point bien important, c’est qu’on aura la comédie à Genève pendant la médiation, pour préparer les esprits à la concorde et à la gaieté. Enfin, voilà probablement la seule occasion que j’aurai d’embrasser mon ange avant ma mort.

 

          Voici une lettre (4) d’un mauvais plaisant de Neuchâtel que je vous envoie pour vous tenir en joie. On m’assure dans le moment que le roi de Prusse est très malade ; cela pourrait bien être ; il m’écrivit, il y a un mois, que je l’enterrerais, tout cacochyme et tout vieux que je suis ; mais je n’en crois rien, ni lui non plus.

 

          Je pense que l’affaire des dîmes est accrochée, comme on dit en style de dépêches ; il n’y a pas grand mal. Je suis rempli de la plus tendre et de la plus respectueuse reconnaissance pour toutes les bontés de M. le duc de Praslin, et confus des peines qu’il a daigné prendre. Lorsque j’ai vu que les Génevois n’étaient plus occupés sérieusement que de la prééminence de leurs rues hautes sur leurs rues basses, et qu’ils étaient résolus de fatiguer le ministère de France pour savoir si le conseil des vingt-cinq a le pouvoir négatif ou non dans tous les cas, j’ai jugé à propos de faire avec mon curé ce que le conseil génevois aurait dû faire avec les citoyens : j’ai fait un très bon accommodement avec le curé ; il m’a rendu maître de tout, et, Dieu merci, je n’ai plus de procès qu’avec Fréron.

 

          J’étais curieux (5), avec juste raison de savoir ce que contenait cette vieille demi-page. Le mot d’infâme a toujours signifié le jansénisme, secte dure, cruelle et barbare plus ennemie de l’autorité royale que le presbytérianisme, et ce n’est pas peu dire, et plus dangereuse encore que les jésuites, ce qui devient incroyable ; mais cependant c’est ce qui est. Si le roi sait mon grimoire, il sait que je n’écris jamais qu’en loyal sujet à des sujets très loyaux (6).

 

 

1 – Il envoyait sans doute le pamphlet de la France détruite. Du reste, ce premier alinéa nous semble un billet détaché. (G.A.)

2 – Madame de Grolée. (G.A.)

3 – Ce fut Beauteville qui fut nommé. (G.A.)

4 – Lettre sur les miracles. Cet alinéa et le suivant doivent avoir fait partie d’une autre lettre. (G.A.)

5 – Cet alinéa a dû faire partie d’une lettre du mois de mai ou de juin. Voyez les lettres à d’Argental du 22 et du 29 mai. (G.A.)

6 – On retrouvera à l’année 1766 d’autres fragments imprimés ici jusqu’alors. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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