CORRESPONDANCE - Année 1765 - Partie 39

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1765 - Partie 39

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à M. Damilaville.

 

A Ferney, 25 Décembre 1765.

 

 

          Mon cher frère, connaissez-vous ce proverbe espagnol : De las cosas mas seguras, la mas segura es dudar ; « Des choses les plus sûres, la plus sûre est de douter » Comment voulez-vous que madame du Deffand ait ces Mélanges (1) dont vous me parlez, puisqu’ils ne sont pas encore achevés d’imprimer ? Il est vrai que madame du Deffand a une lettre sur mademoiselle de Lenclos  ; c’est une épreuve du troisième volume, dont j’ai cru pouvoir la régaler, parce qu’elle me demandait avec la dernière instance de quoi l’amuser dans le triste état où elle est.

 

          On ne vous a pas dit plus vrai sur les affaires de Genève. Les deux partis n’ont point promis de prendre les armes : il n’a jamais été question de pareilles extrémités. Tout s’est passé, se passe, et se passera avec la plus grande tranquillité ; et si j’avais quelque vanité, je pourrais dire que je n’ai pas peu contribué à la bienséance que les citoyens ont gardée dans toutes leurs démarches.

 

          On exagère tout, on falsifie tout, on m’attribue tous les jours des ouvrages que je n’ai jamais vus, et que je ne lirai point. Je me suis résigné à la destinée des gens de lettres un peu célèbres, qui est d’être calomniés toute leur vie.

 

          Adieu, mon cher frère ; conservez votre santé. M. Boursier m’a mandé qu’il vous avait écrit (2).

 

          Je crois qu’Helvétius a dû être bien étonné du prix que Jean-Jacques a mis à sa communion huguenote (3).

 

 

1 – Nouveaux mélanges. (G.A.)

2 – Lettre du 20 Décembre. (G.A.)

3 – Voyez la lettre à Thieriot du 30 auguste. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Hennin.

 

A Ferney, 27 Décembre 1765.

 

 

          Je suis très persuadé, monsieur, qu’il y a plusieurs dames à Genève qui aimeraient mieux partager votre lit jonquille que de vous le disputer. Nous ne sommes pas trop dignes actuellement de vous coucher ; mais si quelque vieille emporte votre lit, daignez venir dormir chez nous.

 

          Vous êtes trop heureux d’avoir vu Covelle le fornicateur (1), cela est d’un très bon augure ; c’est le premier des hommes, car il fait des enfants à tout ce qu’il y a de plus laid dans Genève, et boit du plus mauvais vin, comme si c’était du chambertin ; d’ailleurs grand politique, et n’ayant pas le sens commun.

 

          Comment voulez-vous, monsieur, que les citoyens élisent des magistrats ? on vend des échaudés à la nouvelle élection, et des biscuits au pouvoir négatif. Ces deux branches de commerce doivent être respectées. Vous vous amuserez doucement et gaiement à arranger cette petite fourmilière où l’on se dispute un fétu, et je m’imagine encore que vous en viendrez à bout.

 

          Si vous avez envie, monsieur, d’avoir une maison de campagne, il y en a une auprès de Ferney, qu’un architecte a bâtie, et qu’il doit peindre à fresque ; tous les plafonds sont en voûtes plates de briques ; il y a du terrain pour entourer toute la maison de jardins ; on a déjà bâti une petite écurie ; on peut faire vis-à-vis de cette écurie un logement pour des domestiques. Je crois que tout cela serait à bon marché, et sûrement à meilleur marché qu’auprès de Genève.

 

          Vous voyez, monsieur, que je cherche mon intérêt. Vous sentez combien il me serait doux de vous avoir l’été dans notre voisinage. Ajoutez à ces raisons que, dans tout le territoire de la parvulissime république, on est épié de la tête aux pieds, et qu’on est l’éternel objet de la curiosité publique.

 

          Recevez mes tendres respects. V.

 

          Quand vous aurez, monsieur, quelques ordres à me donner, ayez la bonté de me les envoyer le soir, ou avant les dix heures du matin, chez M. Souchai, marchand, aux Rues-Basses, près du Lion-d’Or. Je les recevrai toujours.

 

 

1 – Voyez, la Guerre civile de Genève. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Thieriot.

 

28 Décembre 1765.

 

 

          Mon ancien ami, vous allez donc être physiquement grand-père (1) ; je ne le suis que moralement. Nous élevons tout doucement la marmotte que madame Dupuits nous a faite.

 

          Je n’aime que les anciennes lois romaines qui favorisent la liberté de l’adoption. J’ai été heureux bien tard dans ce monde ; mais enfin je l’ai été, et peu de gens en diront autant d’eux.

 

          Voici ma réponse à votre belle dame qui s’amuse à faire des romans. Je ne la cachète point avec un petit pain, parce qu’on dit que cela n’est pas honnête pour la première fois ; je ne la cachète point avec de la cire, parce qu’un cachet sous l’enveloppe de frère Damilaville serait tâté par les doigts de messieurs de la poste, inconvénient qu’il faut toujours éviter Ayez donc la bonté de cacheter la lettre à madame de La Martinière Benoist, et de la faire rendre.

 

          Il faut que le chocolat soit une bonne chose, s’il vous a rendu des yeux, des oreilles, et un estomac ; moi, qui n’ai plus rien de tout cela, je vais donc prendre du chocolat aussi ; mais comme je suis plus vieux de quatre ans que vous, je doute que le chocolat me fasse le même bien. Achevons doucement notre carrière, en foulant aux pieds les préjugés, en riant des sots, et en fuyant les fanatiques.

 

 

1 – Cette lettre doit être d’une date postérieure, puisque la fille de Thieriot n’était mariée que depuis quatre mois et que le premier enfant de madame Dupuits venait de mourir. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

28 Décembre 1765.

 

 

          Mon cher frère, je me flatte que le triste événement de la mort de M le dauphin (1) arrêtera pour quelque temps la guerre des rochets et des robes noires, qu’on ne parlera plus de bulle, quand il ne s’agit que de malheureux De profundis. Les hommes rentrent en eux-mêmes dans les grands événements qui font la douleur publique, et laissent pour quelques jours leurs vains débats et leurs folles querelles.

 

          Jean-Jacques Rousseau n’est bon qu’à être oublié ; il sera comme Ramponeau, qui a eu un moment de vogue à la Courtille, à cela près que Ramponeau a eu cent fois moins de vanité et d’orgueil que le petit polisson de Genève.

 

          Vous aurez incessamment M. Tronchin à Paris, ainsi vous n’aurez plus de mal de gorge ; pour moi, je serai réduit à être mon médecin moi-même ; ma sobriété me tiendra lieu de Tronchin.

 

          Il y a un Traité des Superstitions (2) qui paraît depuis peu : s’il en vaut la peine, je vous supplie de me l’envoyer. J’espère recevoir dans un mois le gros ballot que Briasson a déjà fait partir ; j’en commencerai la lecture comme celle des livres hébreux, par la fin, et vous savez pourquoi.

 

          J’attends aussi des étrennes de vous, et de M. Fréron, et de Bigex. M. Boursier prétend toujours qu’il vous a écrit.

 

N.B. – A propos, voici ce que j’ai toujours oublié de vous dire pour l’affaire des Sirven. Il me paraît nécessaire que M. de Beaumont rappelle, dans son exorde, la dernière aventure d’un citoyen de Montpellier qui, dans le temps qu’il pleurait la mort de son fils, fut accusé de l’avoir tué, vit descendre chez lui la justice avec le plus terrible appareil, s’évanouit, et fut sur le point de mourir.

 

          Ce dernier exemple, joint à l’aventure éternellement mémorable des Calas, fera voir quels horribles préjugés règnent dans les esprits des Visigoths. Cela peut non seulement fournir de beaux traits d’éloquence, mais encore disposer favorablement le conseil.

 

 

1 – 20 Décembre. (G.A.)

2 – Essai sur les erreurs et les superstitions anciennes et modernes (par J.L. Castillon). (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. M***.

 

OFFICIER DE MARINE (1)

 

 

 

          Il est vrai que j’ai hasardé un Essai sur l’Histoire générale, qui n’est qu’un tableau des malheurs que les rois, les ministres, les peuples de tous les pays, s’attirent par leurs fautes. Il y a peu de détails dans cet ouvrage. Si dans ce tableau général on plaçait tous les portraits, cela formerait une galerie de peinture qui régnerait d’un bout de l’univers à l’autre. Je me suis contenté de toucher en deux mots les faits principaux. Le peu que j’ai dit du combat du Finistère (2) est tiré mot à mot des papiers anglais. Notre nation n’est jamais bien informée de rien dans la première chaleur des événements, et la nation anglaise se trompe très souvent. Je sais au moins qu’elle ne s’est pas trompée sur la justice qu’elle a rendue à tous les officiers français qui combattirent à cette journée ; et comme vous étiez, monsieur, un des principaux, cette justice vous regarde particulièrement. Il se peut très bien faire qu’alors on ignorât à Londres si vous alliez au Canada, ou si vous reveniez de la Martinique. Il est encore très naturel que les Anglais aient qualifié les six vaisseaux de guerre français de gros vaisseaux du roi, pour les distinguer des autres. L’amiral anglais était à la tête de dix-sept vaisseaux de guerre ; et quoique vous n’eussiez affaire qu’à quatorze, votre résistance n’est pas moins glorieuse. Je suis encore très persuadé que les Anglais outrèrent, dans les premiers moments de leur joie, leurs avantages, et qu’ils se trompèrent de plus de moitié en prétendant avoir pris la valeur de vingt millions. Vous savez qu’à ce triste jeu les joueurs augmentent toujours le gain et la perte.

 

          Mon seul but avait été de faire voir la prodigieuse supériorité qu’on avait laissé prendre alors sur mer aux Anglais, puisque de trente-quatre vaisseaux de guerre il n’en resta qu’un au roi à la fin de la guerre : c’est une faute dont il paraît qu’on s’est fort corrigé.

 

          Quant aux espèces frappées avec la légende Finistère, il y en eut peu, et j’en ai vu une. Je verrais sans doute avec plus de plaisir, monsieur, un monument qui célébrerait votre admirable conduite dans cette malheureuse journée. On commencera bientôt une nouvelle édition de cet Essai sur l’Histoire générale. Je ne manquerai pas de profiter des instructions que vous avez eu la bonté de me donner. Je rectifierai avec soin toutes les méprises des Anglais, et surtout je vous rendrai la justice qui vous est due (3). Je n’ai point de plus grand plaisir que celui de m’occuper des belles actions de mes compatriotes. Les rois, tout puissants qu’ils sont, ne le sont pas assez pour récompenser tous les hommes de courage qui ont servi la patrie avec distinction. La voix d’un historien est bien peu de chose ; elle se fait à peine entendre, surtout dans les cours, où le présent efface toujours le souvenir du passé. Mais ce sera pour moi une très grande consolation, si vous voyez, monsieur, votre nom avec quelque plaisir dans un ouvrage historique qui contient très peu de noms et de détails particuliers. Il s’en faut de beaucoup que cet Essai historique soit un temple de la gloire ; mais s’il l’était, ce serait avec plaisir que j’y bâtirais une chapelle pour vous.

 

          J’ai l’honneur d’être avec tous les sentiments qui vous sont dus, monsieur, votre, etc.

 

 

1 – On croit que c’est M. de Vaudreuil. (K.)

2 – Voyez le Précis du Siècle de Louis XV, chapitre XXVIII. (G.A.)

3 – Voltaire n’a rien changé. (Beuchot.)

 

 

 

 

 

à Madame de Trévénegat.

 

 

 

          Madame de Trévénegat s’est adressée à un malade pour savoir des nouvelles de ce que vaut une mort subite. L’homme à qui elle s’est adressée se connaît en maladies de langueur depuis environ cinquante ans ; mais en morts subites, point du tout. Il faut demander cela à César, qui disait que cette façon de quitter le monde était la meilleure. A l’égard des justes et des réprouvés, dont madame de Trévénegat parle, l’avocat consultant répond qu’il connaît force honnêtes gens, et qu’il ne connaît ni réprouvés ni justes ; que ce n’est pas là son affaire ; qu’il n’a jamais envoyé personne ni en paradis ni en enfer, et qu’il souhaite à madame de Trévénegat une mort subite pour le plus tard que faire se pourra. En attendant, il lui conseille de s’amuser, de jouer, de faire bonne chère, de bien dormir, de se bien porter, et lui présente ses respects.

 

 

 

 

 

à M. Beaumont-Jacob.

 

A Ferney, 31 Décembre (1).

 

 

          M. de La Borde, banquier du roi, me mande du 25, monsieur, que les 36 billets ne lui ont pas été remis par MM. Necker et Thélusson, suivant vos ordres et suivant la prière que je leur en avais faite. Je suppose que cette affaire est actuellement consommée. En tout cas, je vous prie de les en faire souvenir par cet ordinaire.

 

          M. Jean Maire, trésorier de Montbéliard et terres adjacentes, est prêt à donner un demi pour cent par mois, tous les trois mois, pour l’argent que vous avancerez, vous ou un autre banquier à Genève, le change toujours au pair, sans aucun autre frais. Mandez-moi votre dernière résolution. Il n’y aura rien d’ailleurs à payer pour moi, ni comptes à faire ; tous mes petits déboursés, pour ce que j’achète à Genève, sont faits par M. Souchai, négociant depuis longtemps, et je ne peux lui ôter ce petit travail, qu’il ne fait que par amitié pour moi.

 

          Je vous souhaite la bonne année. J’ai l’honneur d’être bien sincèrement, monsieur, votre très humble serviteur.

 

N.B. – Ne sachant pas la demeure de MM. Necker et Thélusson, j’ai mis simplement à Paris. Je vous supplie de les en instruire, et de les prier de retirer la lettre qui est, je crois, du 18. Ils me feraient beaucoup de plaisir de faire donner mes 36 billets à M. de La Borde le plus tôt qu’ils pourront.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

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