CORRESPONDANCE - Année 1765 - Partie 36
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à M. Cailhava.
Au château de Ferney, 30 Novembre 1765.
Je ne puis trop vous remercier, monsieur, de la bonté que vous avez eue de me faire partager le plaisir que vous avez donné à tout Paris. Je n’ai point été étonné du succès de votre pièce ; non seulement elle fournit beaucoup de jeu de théâtre, mais le dialogue m’en a paru naturel et rapide ; elle est aussi bien écrite que bien intriguée. Il est à croire que vous ne vous bornerez pas à cet essai, et que le Théâtre-Français s’enrichira de vos talents. Ma plus grande consolation, dans ma vieillesse languissante, est de voir que les beaux-arts, que j’aime, sont soutenus par des hommes de votre mérite.
J’ai l’honneur d’être, avec toute l’estime qui vous est due, monsieur, etc.
à M. Damilaville.
30 Novembre 1765.
J’ai lu Thrasybule, mon cher ami : il y a de très bonnes choses et des raisonnements très forts. Ce n’est pas là le style de Fréret ; mais n’importe où vienne la lumière, pourvu qu’elle éclaire. Il eût été plus commode pour le lecteur que cet ouvrage eût été partagé en plusieurs lettres. On divise les pièces de théâtre en cinq actes pour donner du relâche à l’esprit.
Jean-Jacques se conduit toujours comme un écervelé ; cet homme-là n’a pas en lui de quoi être heureux.
J’ignore toujours si le petit paquet que le sieur Boursier m’a dit vous avoir envoyé (1) de Genève par M. de Courteilles vous est parvenu.
Comment va votre mal de gorge ? Ma santé est actuellement fort mauvaise : je suis accoutumé à ces dérangements ; ils n’affaiblissent pas assurément les tendres sentiments que j’ai pour mon cher ami. Je recommande toujours les pauvres Sirven à votre humanité bienfaisante.
1 – La Collection de lettres sur les miracles. (G.A.)
à M. Christin fils.
2 Décembre 1765.
Il est si juste, monsieur, de prendre un homme pour avoir mangé du mouton le vendredi (1), que je vous prie instamment de me chercher des exemples de cette pieuse pratique dans votre province. La perte de la liberté et des biens pour avoir fourni de la viande aux hérétiques en carême n’est qu’une bagatelle. Je voudrais bien savoir de quelle date est la défense de traduire la Bible en langue vulgaire. Cette défense d’ailleurs était très raisonnable de la part de gens qui sentaient leur cas véreux.
Quand vous feuilleterez vos archives (2) d’horreur et de démence, voulez-vous bien vous donner la peine de choisir tout ce que vous trouverez de plus curieux et de plus propre à rendre la superstition exécrable ?
On ne peut être plus touché que je le suis, monsieur, de votre façon de penser et de votre amitié ; vous êtes véritablement chéri dans notre maison.
1 – Voyez le Commentaire sur le livre des Délits et des peines, § 13. (G.A.)
2 – Les archives de Saint-Claude. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
A Ferney, 2 Décembre 1765.
Mes anges, je vous confirme que je me suis lassé de perdre mon temps à vouloir pacifier les Génevois. J’ai donné de longs dîners aux deux partis ; j’ai abouché M. Fabry avec eux. Cette noise, dont on fait du bruit, est très peu de chose : elle se réduit à l’explication de quelques articles de la médiation. Il n’y a pas eu la moindre ombre de tumulte. C’est un procès de famille qui se plaide avec décence. Il n’est point vrai que le parti des citoyens ait mis opposition à l’élection des magistrats, comme l’a mandé M. Fabry, qui était alors peu instruit, et qui l’est mieux aujourd’hui. Les citoyens qui élisent ont seulement demandé de nouveaux candidats.
M. Hennin trouvera peut-être le procès fini ou le terminera aisément. Mon seul partage, comme je vous l’ai déjà dit, a été de jeter de l’eau sur les charbons de Jean-Jacques Rousseau.
Ce qui m’a le plus déterminé encore à renvoyer les citoyens à M. Fabry, c’est un énorme soufflet donné en pleine rue à M. le président du Tillet, l’un des malades de M. Tronchin. C’est un homme languissant depuis trois ans et dans l’état le plus triste. Un citoyen, qui apparemment était ivre, lui a fait cet affront. Le conseil, occupé de ses différends, n’a point pris connaissance de cet excès si punissable. Le docteur Tronchin pour ne pas effaroucher les malades qui viennent de France a traité le soufflet de maladie légère et a voulu tout assoupir. Les soufflets dégoûteraient les voyageurs. Voilà pourtant la seconde insulte faite dans Genève à des Français. Le conseil en pouvait faire justice d’autant plus aisément, qu’il a mis aux fers un citoyen pour s’être rendu caution du droit de cité qu’un habitant réclamait sans montrer ses titres.
Il n’y a pas longtemps que M. le prince Camille fut condamné dans Genève à dix louis d’une espèce d’amende pour avoir voulu séparer un de ses laquais qui se battait avec un citoyen. M. Hennin, encouragé par la protection de M. le duc de Praslin, mettra ordre à toutes ces étranges irrégularités. Pour moi, que mon âge et mes maladies retiennent dans la retraite, je fais de loin des vœux pour la concorde publique. J’aime tant la paix, et je l’inspire quelquefois avec tant de bonheur, que mon curé m’a donné un plein désistement du procès pour les dîmes. Ce désistement n’empêchera pas M. le duc de Praslin de persister dans ses bontés, et de faire rendre un arrêt du conseil qui confirmera les droits du pays de Gex et de Genève ; mais à présent, des objets plus importants et plus intéressants doivent attirer son attention.
Je vous supplie, mes divins anges, de vouloir bien, quand vous le verrez, l’assurer de ma respectueuse reconnaissance. Le même sentiment m’anime pour vous avec l’amitié la plus tendre.
à M. Damilaville.
2 Décembre 1765 (1).
Je ne puis cette fois-ci, mon cher frère, vous dire autre chose, sinon que je suis fort languissant, que je vous souhaite la santé la plus ferme, et à Bigex (2) la main la plus prompte. Mon capucin vous seconde. Protégez-moi toujours auprès de Briasson (3).
Voici une petite lettre pour frère Protagoras. Je suis toujours en peine du paquet du sieur Boursier.
Si j’avais l’amour-propre d’un auteur, je serais un peu fâché que Lekain ait fait imprimer Adélaïde, avec quelques vers qui n’ont pas le sens commun, et qu’on a jugé à propos d’y insérer, pour faire ce que les comédiens appellent des coupures.
Buvez avec les sages à la santé du solitaire, qui vous aimera jusqu’au dernier moment de sa vie.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Il fut secrétaire de Voltaire. (G.A.)
3 – Qui devait lui envoyer les derniers volumes de l’Encyclopédie. (G.A.)
à M. le marquis d’Argence de Dirac.
4 Décembre 1765.
Je vous crois actuellement, monsieur, en train d’être grand père ; car je m’imagine qu’on ne perd pas son temps dans votre beau climat. Notre petite Dupuits a perdu le sien : elle s’est avisée d’accoucher avant sept mois d’un petit drôle gros comme le pouce, qui a vécu environ deux heures. On était fort en peine de savoir s’il avait l’honneur de posséder une âme : père Adam, qui doit s’y connaître, et qui ne s’y connaît guère, n’était pas là pour décider la question ; une fille l’a baptisé à tout hasard, après quoi il est allé tout droit en paradis, où votre archevêque d’Auch prétend que je n’irai jamais. Mais il devrait savoir que ce sont les calomniateurs qui en sont exclus, et que la porte est ouverte aux calomniés qui pardonnent et qui font du bien.
Permettez-moi de présenter mes respects à toute votre famille présente et à venir. Tout Ferney vous fait les plus sincères compliments.
à M. Saurin.
4 Décembre 1765.
Je soupçonne, monsieur, qu’il en est à peu près aujourd’hui comme de mon temps. Il y avait tout au plus aux premières représentations une centaine de gens raisonnables ; c’est pour ceux-là que vous avez écrit. Votre pièce est remplie de traits qui valent mieux à mon gré que bien des pièces nouvelles qui ont eu de grands succès. On y voit à tout moment l’empreinte d’un esprit supérieur, et vous ne ferez jamais rien qui ne vous fasse beaucoup d’honneur auprès des sages.
Il me paraît que madame votre femme est de ce nombre, puisqu’elle sent votre mérite et qu’elle vous rend heureux ; c’est une preuve qu’elle l’est aussi. Je vous en fais à tous deux mes très tendres compliments.
Quant aux Anglais, je ne peux vous savoir mauvais gré de vous être un peu moqué de Gilles Shakespeare (1). C’était un sauvage qui avait de l’imagination. Il a fait beaucoup de vers heureux, mais ses pièces ne peuvent plaire qu’à Londres et au Canada. Ce n’est pas bon signe pour le goût d’une nation, quand ce qu’elle admire ne réussit que chez elle.
Rendez toujours service, mon cher confrère à la raison humaine. On dit qu’elle a de plats ennemis qui osent lever la tête. C’est un bien sot projet de vouloir aveugler les esprits, quand une fois ils ont connu la lumière.
Conservez-moi votre amitié ; elle me fera oublier les sots dont votre grande ville est encore remplie.
1 – Dans la préface de l’Orpheline léguée. (G.A.)
à M. Damilaville.
4 Décembre 1765.
Mon confrère Saurin, mon cher frère, m’a envoyé son Orpheline léguée, et je lui en fais mes remerciements par cette lettre que je vous adresse. Je ne crois pas que ce legs ait valu beaucoup d’argent à l’auteur. Il y a beaucoup d’esprit dans son ouvrage, bien de la finesse, une grande profondeur de raison dans les détails ; les vers sont bien faits, le style est aisé et agréable ; et avec tout cela, une pièce de théâtre peut très bien n’avoir aucun succès. Il faut vis comica pour la comédie et vis trafica pour la tragédie ; sans cela, toutes les beautés sont perdues. Ayez la bonté de lui faire parvenir ma lettre.
Je viens d’être bien attrapé par un livre (1) que j’avais fait venir en hâte de Paris. L’annonce me faisait espérer que je connaîtrais tous les peuples qui ont habité les bords du Danube et du Pont-Euxin, et que j’entendrais fort bien l’ancienne langue slavone. L’auteur, M. Peyssonnel, qui a été consul en Tartarie, promettait beaucoup et n’a rien tenu. Je mettrai son livre à côté de l’Histoire des Huns, par Guignes, et ne les lirai de ma vie. J’attends, pour me consoler, le ballot que Briasson doit m’envoyer (2). Il ne songe pas qu’en le faisant partir au mois de janvier par les rouliers, il m’arrivera au mois de mars ou d’avril.
Je ne sais de qui est une analyse qui court en manuscrit, et qui est très bien faite. Les erreurs grossières d’une chronologie assez intéressante y sont développées par colonne. On y voit évidemment que si Dieu est l’auteur de la morale des Hébreux, comme nous n’en pouvons douter, il ne l’est pas de leur chronologie. Mais ces discussions ne sont faites que pour les savants ; et pourvu que les autres aiment Jésus-Christ en esprit et en vérité il n’est pas nécessaire qu’ils en sachent autant que Newton et Marsham.
Bonsoir, mon cher frère. Ecr. l’inf…
1 – Observations historiques et géographiques sur les peuples barbares qui ont habité les bords du Danube et du Pont-Euxin. (G.A.)
2 – Les volumes de l’Encyclopédie. (G.A.)
à M. de Chabanon.
Ferney, 4 Décembre 1765.
Voulez-vous savoir, monsieur, l’effet que fera Virginie ? envoyez-là-nous. S’il y a deux rôles de femme, je vous avertis que j’ai chez moi deux bonnes actrices : l’une ma nièce Denis, l’autre ma fille Corneille ; j’ai deux ou trois acteurs sous la main qui ne gâteront point votre ouvrage ; nous serons cinq ou six spectateurs, tous gens discrets. Soyez sûr que la pièce ne sortira pas de mes mains, et que les rôles me seront rendus à la fin de la représentation.
C’est, à mon sens, la seule manière de juger d’une pièce de théâtre. J’ai toujours ouï dire que Despréaux, qui était le confident de Racine et de Molière, se trompait toujours sur les scènes qu’il croyait devoir réussir le plus, et sur celles dont il se défiait : or jugez, si Despréaux se trompait toujours dans Auteuil, près de Paris, ce qui m’arriverait à Ferney au pied du mont Jura. Je crois qu’il faut voir les choses en place pour en bien juger.
Je me flatte qu’en effet, monsieur, vous pourrez nous donner les violons dans notre enceinte de montagnes. On nous assure que madame votre sœur (1) doit acheter une belle terre dans mon voisinage ; vous y viendrez sans doute. Le plaisir de vous entretenir augmentera, s’il se peut, encore l’estime que vos lettres m’ont inspirée ; mais dépêchez-vous, car ma mauvaise santé m’avertit que je ne serai pas doyen de l’Académie française. Je vous donne ma voix pour être mon successeur, à moins que vous n’aimiez mieux choisir selon l’ordre du tableau.
Vous me parlez de la meilleure édition de mes sottises ; il n’y en a point de bonne ; mais j’aurai l’honneur de vous envoyer la moins détestable que je pourrai trouver.
Permettez-moi de vous embrasser tout comme si j’avais déjà eu l’honneur de vous voir.
1 – Madame de La Chabalerie. (G.A.)