CORRESPONDANCE - Année 1765 - Partie 35
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à M. le comte d’Argental.
27 Novembre 1765.
Il y a deux choses, mes divins anges, à considérer en ce paquet. La plus importante est celle de deux vers à restituer dans Adélaïde ; et ces deux vers se trouvent dans une lettre ci-jointe à Lekain (1), laquelle je soumets à la protection de mes anges.
La seconde est une billevesée (2) d’une autre espèce qui fera voir à mes anges combien je suis impartial, ami de la paix, exempt de ressentiment, équitable, et peut-être ridicule.
Plusieurs membres du conseil de Genève et plusieurs citoyens sont venus tour à tour chez moi, et m’ont exposé les sujets de leurs divisions. J’ai pris la liberté de leur proposer des accommodements. Il y a quelques articles sur lesquels on transigerait dans un quart d’heure ; il y en a d’autres qui demanderaient du temps, et surtout plus de lumières que je n’en ai. Mon seul mérite, si c’en est un, est de jouer un rôle diamétralement opposé à celui de Jean-Jacques, et de chercher à éteindre le feu qu’il a soufflé de toutes les forces de ses petits poumons. J’ai mis par écrit un petit plan de pacification qui me paraît clair et très aisé à entendre par ceux qui ne sont pas au fait des lois de la parvulissime république de Genève ; donnez-vous, je vous en prie, le plaisir ou l’ennui de lire ma petite chimère ; je ne veux pas la présenter aux intéressés avant que vous m’ayez dit si elle est raisonnable. Je crois qu’il faudrait préalablement la montrer à deux avocats de Paris, afin de savoir si elle ne répugne en rien au droit public et au droit des gens. Ensuite je vous prierai de la faire lire à M. de Sainte-Foy, à M. le marquis de Chauvelin, à M. Hennin, et enfin à M. le duc de Praslin ; mais non pas à M. Cromelin, parce qu’il est partie intéressée, et que, malgré tout son esprit et toute sa raison, il peut être préoccupé.
Si M. le duc de Praslin approuvait ce plan, je le proposerais alors au conseil de Genève, et ce serait un préliminaire de la paix que M. Hennin ferait à son arrivée. Je ne me mêlerai plus de rien, dès que M. Hennin sera ici ; je ne fais que préparer les voies du Seigneur.
Je sais bien, mes divins anges, que M. le duc de Praslin a maintenant des affaires plus importantes. Je vois avec douleur que les parlements, à force d’avoir demandé des choses qui ont paru injustes, succomberont peut-être dans une chose juste, et que la France ne sera pas du diocèse de Novogorod-la-Grande (3).
La maladie de M. le dauphin cause encore de plus grandes inquiétudes, et ce n’est pas trop le temps de parler des tracasseries de Genève ; mais aussi les tracasseries étrangères peuvent servir de délassement, et amuser un moment.
Amusez-vous donc, et donnez-moi vos avis et vos ordres.
Quand vous serez dans un temps plus heureux et plus fait pour les plaisirs, le petit ex-jésuite vous enverra ses roués. Il a profité, autant qu’il a pu, de vos très bons conseils ; il ne parviendra jamais à faire une pièce attendrissante : ce n’était pas son dessein ; mais elle pourra être vigoureuse et attachante.
Toute ma petite famille baise très humblement le bout de vos ailes.
1 – La lettre du 25 Novembre. (G.A.)
2 – Un mémoire sur les troubles de Genève. (G.A.)
3 – Voyez, le Mandement, facétie. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
28 Novembre 1765.
Je dois dire ou répéter à mes anges que quand je leur ai envoyé un plan, qui n’est pas un plan de tragédie, je n’ai pris cette liberté que parce que plusieurs personnes des deux partis m’en avaient prié. J’ajoute encore que je n’ai mis par écrit mes idées que pour donner à M. Hennin des notions préliminaires de l’état des choses. M. Fabry, dont j’ai déjà eu l’honneur de vous parler, et qui est à peu près chargé des affaires par intérim, m’a paru être de mon avis dans les conversations que j’ai eues. Ce qui pourrait me faire croire que j’ai rencontré assez juste, c’est qu’ayant proposé en général le nombre de sept cents citoyens pour exiger une assemblée du corps entier de la république, ce nombre a paru trop fort aux citoyens, et trop petit aux magistrats ; par conséquent il ne s’écarte pas beaucoup du juste milieu que j’ai proposé, puisque l’assemblée générale n’est presque jamais composée que de treize cents tout au plus, et qu’il n’y a qu’un seul exemple où elle ait été de quatorze cents.
Mes remontrances à Lekain deviennent inutiles après l’édition faite d’Adélaïde ; ainsi n’en parlons plus. Un temps viendra où les tracasseries de la Comédie seront finies comme celles de Bretagne, et où le petit ex-jésuite pourra revenir à ses roués ; mais, pour moi, je serai toujours à mes anges avec respect et tendresse.
à M. Lekain.
A Ferney, 29 Novembre 1765.
Mon cher grand acteur, j’ai reçu votre Adélaïde.Je m’imagine que la maladie de M. le dauphin et les tracasseries de Bretagne ne permettent pas qu’on donne une grande attention aux vers bons ou mauvais. J’ai peur que cette année-ci ne soit pas l’année de votre plus grosse recette ; mais si mademoiselle Clairon ne donne pas sa démission, vous pourrez encore vous tirer d’affaire. M. de La Harpe me mande que vous avez donné la préférence à Stockholm sur Tolède (1). Je ne doute pas qu’il n’y ait dans sa pièce autant d’intérêt que dans celle de Prion (2), avec de plus beaux vers.
Quant à la pauvre Adélaïde, elle ne me paraît pas si heureuse à la lecture qu’à la représentation. Je vois bien que vos talents l’avaient embellie. L’édition a beaucoup de fautes qui ne sont point corrigées dans l’errata. Il me tombe sous la main un vers que je n’entends point du tout, c’est à la page 30 :
Gardez d’être réduit au hasard dangereux
Que les chefs de l’Etat ne trahissent leurs vœux.
Cela n’est ni français, pour la construction, ni intelligible pour le sens. J’ai fait beaucoup de mauvais vers en ma vie : mais, Dieu merci, je n’ai pas à me reprocher celui-là, il est plat et barbare. Voilà où mène la malheureuse coutume de couper et d’étriquer des tirades. Quoique je sois bien vieux, je ne laisse pas d’avoir un peu de goût et même un peu d’amour-propre, et je suis fâché d’être si ridicule. Je vois bien qu’il n’y a plus remède. Je vous prie, pour me consoler, de me mander comment vont les spectacles, les plaisirs ou l’ennui de Paris, et de ne plus mettre Comédie française en contre-seing sur vos lettres ; il est fort indifférent pour la poste que vos lettres viennent de la Comédie française ou de la Comédie italienne ; ce qui n’est pas indifférent, c’est votre amitié.
Je vous embrasse de tout mon cœur.
Je reçois votre lettre du 23. Je ne crains pas que le Temple (3) vous fasse grand tort, si Gustave Vasa est beau et bien joué.
1 – C’est-à-dire au Gustave Wasa de la Harpe sur le Don Pèdre de Voltaire. (G.A.)
2 – Le Gustave de Piron est de 1733. (G.A.)
3 – Adélaïde du Guesclin, mal éditée par Duchesne, dont l’enseigne était Au Temple du goût. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
29 Novembre 1765.
Je commencerai par dire que celui de mes anges qui m’a béatifié de ses réflexions sur Octave a la plus grande raison du monde, et que si le génie du jeune homme égale la sagesse de ces conseils, l’ouvrage ne sera pas indigne du public, tout dégoûté et tout difficile qu’il est.
Je suis, comme vous savez, le serviteur de M. Chabanon ; je m’intéresse à ses succès ; il doit savoir avec quel plaisir je recevrai sa Virginie. J’ai reçu le Tuteur dupé de M. de Lestandoux (1) : je l’en remercierai incessamment. Je prends la liberté de mettre dans ce paquet une lettre pour Lekain : voilà pour tout ce qui regarde le tripot.
Comme mes anges daignent s’intéresser à la nièce de Corneille, il est juste que je leur dise que notre enfant en a fait un autre gros comme mon poing, que nous avons mis dans une boite à tabac doublée de coton, et qui n’a pas vécu trois heures. L’enfant-mère se porte bien, et toute la famille est aux pieds et aux ailes de mes anges.
Venons à présent aux tracasseries de Genève.
Le secrétaire d’Etat est venu me remercier, de la part du conseil, de la manière impartiale et du zèle désintéressé avec lequel je me suis conduit. J’ai eu le bonheur jusqu’à présent d’avoir obtenu quelque confiance des deux partis, et de leur avoir fait approuver ma franchise ; mais je me suis aperçu que ce procès me fait perdre tout mon temps, et qu’il faudrait que je fusse à Genève, où je le perdrais encore davantage. Ni ma santé, ni mon goût, ni mes travaux ne me permettent de quitter ma douce retraite. Vous savez, mes divins anges que je vous ai parlé une fois d’un M. Fabry, syndic des petits états de mon pays de Gex, maire de la Ville de Gex, qui a été longtemps employé au règlement des limites avec la Suisse et Genève ; il est chargé des affaires en attendant l’arrivée de M. Hennin. Il m’a paru n’être pas mécontent des moyens de pacification que j’ai imaginés, et de ceux que j’ai ajoutés depuis ; il m’a paru désirer de travailler sur ces principes, et de préparer l’ouvrage que M. Hennin doit consommer ; il a cru que ce service lui mériterait les récompenses qu’il attend d’ailleurs de M. le duc de Praslin.
J’ai pensé, mes divins anges, que je devais lui faire le sacrifice de cette petite négociation, sans pourtant abandonner le rôle que je joue, et ce rôle est de jeter de l’eau sur les charbons ardents allumés par Jean-Jacques ; cela me suffit, je n’en veux pas davantage. Je me flatte que M. le duc de Praslin agréera ma conduite, et que M. Hennin n’en sera pas mécontent.
Si vous voyez M. le coadjuteur (2), je vous supplie de lui dire que je suis aussi fâché que lui du train qu’ont pris les choses. On a, ce me semble, trop fatigué le roi et le ministère par des expressions pleines d’aigreur. On a hasardé de perdre jusqu’aux libertés de l’Eglise gallicane, dont tous les parlements ont toujours été si justement et si invariablement les défenseurs. Cela fait de la peine à un pauvre historien qui aime sa patrie, et qui est entièrement de l’avis de l’archevêque de Novogorod-la-Grande. La raison commençait à pénétrer chez les hommes, le fanatisme ecclésiastique peut l’écraser. J’en gémis jusqu’au fond de mon cœur ; mais je compte toujours sur la sagesse du roi et de ses ministres, qui empêcheront que ces étincelles ne deviennent un embrasement.
Pardonnez à la bavarderie du vieux Suisse, qui aura tout sa vie pour vous la tendresse la plus respectueuse.
1 – Cailhava d’Estandoux avait fait jouer son Tuteur le 30 Septembre. (G.A.)
2 – L’abbé Chauvelin. (G.A.)
à Madame la veuve Duchêne.
Au château de Ferney, par Genève, 30 Novembre 1765 (1).
M. de Voltaire ayant lu la tragédie intitulée Adélaïde Duguesclin, que madame Duchêne a imprimée, la prie très instamment d’ajouter à la pièce la feuille qu’il lui envoie. Il est de l’intérêt de madame Duchêne de faire cette addition. Il lui fait ses compliments.
L’auteur, en lisant cette pièce dont il n’a pu ni voir la représentation ni conduire l’impression, a été étonné d’y trouver des vers qui non seulement ne sont pas de lui, mais que même il ne peut entendre.
On trouve à la page 30 :
Non, c’est pour obtenir une paix nécessaire ;
Gardez d’être réduit au hasard dangereux
Que les chefs de l’Etat en trahissent leurs vœux.
Il ne sait ni de quels chefs de l’Etat, ni de quels vœux on veut parler : ce vers ne lui a pas paru intelligible. Apparemment que les comédiens ayant fait ce qu’ils appellent des coupures, ils ont fait aussi ce vers que l’auteur ne comprend pas.
Il y a dans son manuscrit :
Non, c’est pour obtenir une paix nécessaire.
Les Anglais la feront, et peut-être sans vous.
Laissez à l’intérêt désarmer le courroux.
Tous les chefs de l’Etat, lassés de ces ravages,
Cherchent un port tranquille après tant de naufrages.
Ne vous exposez point au hasard dangereux
De vous voir ou trahir ou prévenir par eux.
L’habitude où sont les acteurs de faire ainsi des changements à la plupart des pièces qu’ils jouent les oblige quelquefois à gâter le style. On ne s’en aperçoit pas à la représentation ; les libraires impriment sur la copie qui est entre les mains des comédiens, de sorte qu’une pièce tolérée au théâtre devient très défectueuse à la lecture ; ce qui fait tort également à l’intérêt de l’éditeur et au soin que tout écrivain doit avoir de son art, quelque peu de cas qu’il fasse de ses ouvrages.
Cet avertissement est indispensable.
1 – Editeurs, E. Bavoux et A. François. (G.A.)