CORRESPONDANCE - Année 1765 - Partie 30
Photo de PAPAPOUSS
à M. Colini.
4 Octobre 1765.
Mon cher ami, je suppose toujours que milord Abingdon, qui a eu le bonheur d’aller faire sa cour à LL. AA. EE., leur a rendu compte du triste état où il m’a vu. Ce n’est pas seulement la vieillesse qui m’accable, car il y a des vieillards qui ont encore de la force, mais je languis sous une complication de maladies qui ne me laissent aucun repos ni jour ni nuit, et qui me mènent au tombeau par un chemin fort vilain : ma seule consolation est de dicter quelquefois des fadaises, et de m’armer d’une philosophie inaltérable contre les maux qui me persécutent.
Je ne sais si S.A.E. a été informée qu’on fait à Paris une très belle estampe de la famille des Calas.
On a fait une espèce de souscription pour cette estampe : elle est prête. Je ne doute pas que monseigneur l’électeur n’ait à Paris un ministre qui pourra souscrire en son nom, et lui faire parvenir le nombre d’estampes qu’il commandera ; elle vaut un écu de six livres. Je n’ose prendre la liberté d’écrire à monseigneur. Je ne me sens pas, dans l’état où je suis, assez d’esprit pour l’amuser, et je suis trop respectueusement attaché à sa personne pour l’ennuyer. Je vous prie instamment de me dire s’il prendra de ces estampes, et surtout de lui présenter les hommages du plus dévoué et du plus fidèle serviteur qu’il aura jamais.
à M. Leclerc de Montmercy.
4 Octobre 1765 (1).
Mon philosophe voyageur (2), monsieur, vous dira combien je suis touché de la sensibilité que vous ne cessez de me témoigner. Il part bientôt, il mettra ma lettre à la poste en chemin, ou il vous la fera tenir à son arrivée à Paris. Il m’excusera auprès de vous d’avoir resté aussi longtemps sans vous répondre. Vous excuserez ma vieillesse et ma langueur dont il a été témoin. Il pourra vous dire aussi que je ne suis pas de ces vieillards qui, ne pouvant avoir de plaisir, ne veulent pas qu’on en ait chez eux. Je ne digère point ; mais je veux que les autres fassent bonne chère. Je ne joue plus la comédie ; mais je veux qu’on la joue ; enfin je veux qu’on fasse tout ce que je ne fais pas.
J’aurais voulu que vous eussiez pu venir avec M. Damilaville ; et quand votre loisir vous le permettra, vous me ferez un grand plaisir de venir philosopher avec moi. Nous prendrions tous les arrangements nécessaires pour votre voyage.
J’espère que je serai bientôt quitte des maçons qui bouleversent toute ma petite retraite.
Ne doutez pas, monsieur, de l’estime et de l’amitié (ce mot sacramentel ne doit pas être oublié) que vous avez inspirées à votre très humble et très obéissant serviteur (3).
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Damilaville. (G.A.)
3 – Ces derniers mots sont de la main de Voltaire. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
8 Octobre 1765.
Mes anges sauront que j’ai reçu aujourd’hui Adélaïde. On a remis sur-le-champ les roués dans le portefeuille, et on va reprendre cette Adélaïde en sous-œuvre, non sans faire des Welches le cas qu’ils méritent, non sans être honteux de travailler pour des gens qui approuvent dans un temps ce qu’ils condamnent dans un autre.
Mon philosophe Damilaville, qui avait fait pendant quelques mois la consolation de ma vie, est parti, et a pris son plus long pour aller voir un (1) ami avec lequel il restera quelque temps. Je ne sais pas trop dans quel temps il se présentera devant mes anges.
J’ai envoyé à M. Elie de Beaumont toutes les pièces nécessaires pour entreprendre le procès des Sirven. Je ne crois pas qu’il trouve dans cette affaire la même faveur et le même enthousiasme que dans celle des Calas. Je connais notre public ; il se refroidit bien vite ; il n’aime pas les répétitions ; il lui faut du nouveau, et c’est ce qui fait la fortune de l’Opéra-Comique. Cependant je me flatte que mes anges voudront bien encourager Elie. Il est nécessaire que le mémoire soit très bien fait, et qu’il soit dépouillé de toute cette déclamation du barreau, qui est le contraire de la véritable éloquence. Elie peut m’envoyer ce factum sous le premier contre-seing venu, et je répète encore que tous les paquets à mon adresse me sont très fidèlement rendus.
J’ai lu une excellente lettre qui justifie l’arrêt du parlement (2) contre le clergé, en citant le procès de Guillaume Rose, évêque de Senlis, le plus détestable ennemi de Henri IV. Le bon Dieu bénisse l’auteur de cette lettre, quel qu’il soit ! Dieu me pardonne, je crois que je suis actuellement parlementaire ; mais ce qui est bien sûr, c’est que je suis attaché à mes anges avec mon culte de latrie ordinaire.
Permettent-ils que j’insère ici ce petit mot pour Rocius-Lekain ?
Et nos dîmes, mes divins anges ? et nos dîmes ? Ayez pitié de nous.
1 – Diderot à Langres, je crois. (G.A.)
2 – Voyez le Mandement de révérendissime père en Dieu, etc. facétie. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
11 Octobre 1765.
J’ignore si l’un de mes anges est à Fontainebleau. Je ne sais ni quand ni comment je pourrai renvoyer à Lekain son Adélaïde, avec un bout de préface ; tout est prêt, les roués le sont aussi : nous faisons une réflexion. Les roués finissent à peu près comme Adélaïde. On cède au cinquième acte sa maîtresse à son rival. Ne pensez-vous pas qu’il faut mettre un intervalle entre les publications de ces deux pièces ? n’est-il pas convenable que l’on reprenne Adélaïde au retour de Fontainebleau une ou deux fois, pour favoriser le débit de l’édition au profit de Lekain ? S’il entend ses intérêts, il fera vendre l’ouvrage à la Comédie même, le jour de la dernière représentation et s’il veut me faire plaisir, il ne demandera point de privilège, parce que ces inutiles pancartes ne servent qu’à faire naître des querelles entre ceux qui sont en possession d’imprimer mes sottises.
La nouvelle qu’on me donne pour sûre est-elle vraie ? On m’assure que M. le duc de Praslin veut se retirer après le voyage de Fontainebleau. Je conçois bien qu’un homme aussi sage que lui préfère une vie douce, avec ses amis, au tracas fatigant des affaires ; mais il me semble qu’il est encore trop jeune pour désirer ce repos, qui doit être la récompense d’un long travail. Je serais très fâché qu’il prît ce parti moins que sa santé ne l’y force.
Je vous demande en grâce de me dire si cette nouvelle est aussi bien fondée qu’on le dit. Je présume que Tronchin viendra bientôt à Paris prendre soin de la santé de M. le duc d’Orléans, qui ne paraît pas avoir besoin de médecin. Que deviendrai-je, moi chétif, quand je ne serai plus dans le voisinage de Tronchin ? On dit que je n’en ai pas pour six mois.
Voici choses d’une autre espèce. Je crois vous avoir déjà mandé que l’impératrice de toutes les Russies, souveraine de deux mille lieues de pays et de trois cent mille automates armés, qui ont battu les Prussiens batteurs des Autrichiens, etc., que ladite impératrice daignait faire venir quelques femmes de Genève, pour montrer à lire et à coudre à de jeunes filles de Pétersbourg ; que le conseil de Genève a été assez fou et assez tyrannique pour empêcher des citoyennes libres d’aller où il leur plaît, et enfin assez insolent pour faire sortir de la ville un seigneur envoyé par cette souveraine.
M. le comte de Schowalow, qui était chez moi, m’avait recommandé ces demoiselles. Je ne balance pas assurément entre Catherine II et les vingt-cinq perruques de Genève.
Cette aventure m’a été fort sensible, elle m’a engagé à faire venir chez moi des citoyens parents de ces voyageuses affligées. Ils m’ont prouvé que le conseil agit en plus d’une occasion contre toutes les lois, et qu’il est bien loin de mériter (comme je l’ai cru longtemps) la protection du ministère de France. Il y a dans ce conseil trois ou quatre coquins, c’est-à-dire, trois ou quatre dévots fanatiques, qui ne sont bons qu’à jeter dans le lac.
Mes anges, traitez les fanatiques comme le diable le fut par saint Michel.
à M. Lekain.
A Ferney, ce 11 Octobre 1765.
Mon cher Roscius, je fais partir par cet ordinaire votre Adélaïde, dûment corrigée. Il sera très nécessaire qu’elle soit représentée à Fontainebleau avec les changements essentiels que j’y fais.
J’y joins une petite préface qui est assez piquante ; je crois que cela se vendra bien.
Les frais auraient été trop considérables, si je vous avais dépêché le paquet de Genève ; mais le recevant par Lyon, vous aurez peu de frais à supporter, et je me flatte que l’édition vous dédommagera assez amplement.
Je vous prie, quand vous aurez un moment de loisir, de me parler un peu de vos fêtes de Fontainebleau.
Adieu ; vous savez combien je vous aime. V.
P.S. – La Préface consiste en une lettre de moi. Je laisse à votre amitié le soin de mettre un Avertissement tel qu’il vous plaira.
à M. le marquis d’Argence de Dirac.
12 Octobre 1765.
Vraiment, monsieur, je croyais vous avoir envoyé la lettre que vous me demandez ; la voici (1), quoiqu’elle n’en vaille pas trop la peine. Je suis toujours très étonné que le parlement de Toulouse soit demeuré, dans cette affaire, dans une inaction qui ne peut être que honteuse. S’il croit avoir bien jugé les Calas, il doit publier la procédure, pour tâcher de se justifier ; s’il sent qu’il se soit trompé, il doit réparer son injustice, ou du moins son erreur ; il n’a fait ni l’un ni l’autre, et voilà le cas où c’est le plus infâme des partis de n’en prendre aucun.
On me mande de Languedoc que cette fatale aventure a fait beaucoup de bien à ces pauvres huguenots, et que, depuis ce temps-là, on n’a envoyé personne aux galères pour avoir prié Dieu en pleine campagne, en vers français aussi mauvais que nos psaumes latins.
Adieu, monsieur ; vous ne sauriez croire combien je suis sensible au bien que vous faites dans votre province. Mille respects à mademoiselle votre fille, qui sera bientôt madame.
1 – Lettre datée du 24 auguste. (G.A.)
à M. le docteur Tronchin (1)
Mon cher Esculape va donc nous quitter ? Je me flatte qu’il n’aura pas la cruauté de partir sans venir consoler les ermites de Ferney. Je sais qu’il a bien du monde à consoler ; mais il sait que nous sommes ses plus anciens malades, et, parmi les étrangers, ses plus anciens amis.
Personne ne s’intéressera jamais plus que nous à sa gloire, à son bonheur. L’idée de tous les avantages dont il va jouir (2) peut seule nous dédommager de sa perte.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – A Paris, comme médecin du duc d’Orléans. (G.A.)
à Madame la marquise du Deffand.
16 Octobre 1765.
J’ai vu, madame, votre Ecossais (1) qui aurait droit d’être fier comme un Ecossais, si on pouvait être fier en proportion de ses connaissances et de son mérite. Il m’a dit que, malgré la mélancolie dont vous me parlez, vous conservez une imagination charmante dans la société. Il n’y a point de dédommagement pour les deux yeux, mais il y a de grandes consolations. Voici bientôt le temps où je vais perdre la vue ; mes détestables fluxions me reprennent dans l’automne et l’hiver : je suis précisément comme Pollux, qui ne voyait le jour que six mois de l’année.
Nous avons beaucoup parlé de vous et de M. le président Hénault. Vous savez bien que je m’intéresserai tendrement à l’un et à l’autre jusqu’au dernier moment de ma vie. Il me manda, par sa dernière lettre, que tout doit finir. Rien n’est plus vrai : tous les êtres animés ne sont nés qu’à cette condition ; mais il faut bien se souvenir que Cicéron, qui était premier président du parlement de Rome, dit souvent dans ses lettres, et quelquefois même au sénat romain, que la mort n’est que la fin des douleurs. César qui a conquis et gouverné votre pays des Welches, pensait de même, et ces deux messieurs valaient bien le P. Elisée (2).
En attendant, il faut s’amuser. Madame de Florian, ma nièce, vous fera tenir, avec cette lettre, quelques feuilles imprimées (2) que j’ai trouvées chez un curieux. Il y a une lettre sur mademoiselle de Lenclos, écrite à un ministre huguenot, qui pourra vous égayer quelques minutes. Il y a quelques chapitres métaphysiques qui pourront vous ennuyer, et d’autres où l’on ne dit que des choses que vous savez, et que vous dites beaucoup mieux.
J’ai joint un autre ouvrage qu’on appelle le Dictionnaire philosophique. Des méchants me l’ont imputé ; c’est une calomnie atroce dont je vous demande justice. Je suis fâché qu’un livre si dangereux soit si commode pour le lecteur ; on l’ouvre et on le ferme sans déranger les idées. Les chapitres sont variés comme ceux de Montaigne, et ne sont pas si longs.
On m’assure que cette édition-ci est plus ample et plus insolente que toutes les autres. Je ne l’ai pas vue ; vous en jugerez, et je la condamne s’il y a du mal.
Je vous dirai cependant, à ma honte, que j’aime assez en général tous ces petits chapitres qui ne fatiguent point l’esprit.
Je vais faire chercher encore une Pucelle pour vous amuser ; mais je doute que j’aie le temps de la trouver avant le départ de madame de Florian. On trouve rarement des pucelles chez ces marauds d’huguenots de Genève.
Je ne sors jamais de chez moi, et je m’en trouve bien : on a tous ses moments à soi ; et la vie est si courte, qu’il n’en faut pas perdre un quart-d’heure.
Je suis fâché que vous preniez en aversion nos pauvres philosophes. Si vous croyez qu’ils marchent un peu sur mes traces, je vous prie de ne pas battre ma livrée.
Je sais toute l’histoire de la petite-vérole de madame la duchesse de Boufflers. S’il était vrai qu’elle eût été en effet bien inoculée, et qu’elle eût eu la petite-vérole naturelle après l’artificielle, cela serait triste pour elle ; mais ce serait un exemple unique entre vingt mille ; et les exceptions rares n’ôtent rien à la force des lois générales.
Je n’étais pas instruit de la maladie de madame la maréchale de Luxembourg. Elle n’a point répondu à une lettre (3) qui méritait assurément une réponse ; mais je m’intéresserai toujours à elle, comme si elle répondait.
Adieu, madame, je vous aimerai toujours sans la plus légère diminution. Je souhaite que vous soyez la moins malheureuse qu’on puisse être sur ce ridicule petit globe.
1 – James Mac-Donald. (G.A.)
2 – Le tome III des Nouveaux mélanges. (G.A.)
3 – Celle du 9 Janvier. (G.A.)