CORRESPONDANCE - Année 1765 - Partie 27
Photo de PAPAPOUSS
à M. de Cideville.
A Ferney, 31 auguste.
Mon cher et ancien ami, j’ai pensé comme l’Académie de Rouen ; j’ai trouvé les conquérants normands très bien chantés (1), et j’ai été fort aise que vous ayez donné le prix au jeune M. de La Harpe. Il a passé quelques jours dans mon ermitage ; et comme j’aime beaucoup à corrompre la jeunesse, je l’ai fort exhorté à suivre la détestable carrière des vers. C’est un homme perdu. Il fera certainement de bons ouvrages, moyennant quoi il mourra de faim, sera honni et persécuté ; mais il faut que chacun remplisse sa destinée. La vôtre est de vivre heureux, de ne cultiver les lettres que pour votre plaisir, de vous partager très prudemment entre les plaisirs de la ville et ceux de la campagne. Je suis tout juste la moitié aussi prudent que vous ; la campagne seule peut me plaire même pendant l’hiver.
Je suis bien aise que l’abbé Bazin vous ait amusé. Il y a un abbé Bazin à Paris qui croit avoir fait ce livre, et qui s’est plaint à moi assez plaisamment qu’on eût mis dans le titre, par feu M. l’abbé Bazin. Je lui ai prouvé que depuis Bazin, roi de Thuringe, il y avait eu plusieurs grands hommes de ce nom, et que ce n’était pas lui qui avait fait cette Philosophie. Je sais bien que des gens ont cru que j’étais de la famille des Bazin ; mais je n’ai point cette vanité. Ce livre est farci d’érudition orientale, dont on ne peut me soupçonner qu’avec une extrême injustice.
J’ai eu chez moi mademoiselle Clairon, qui a bien voulu jouer Aménaïde et Electre sur mon petit théâtre. Madame Denis a très bien joué Clytemnestre ; madame de Florian s’est tirée à merveille du rôle de la simple et tendre Iphise. Pour mademoiselle Clairon, elle nous a tous étonnés ; j’en suis encore transporté. Je crois qu’elle quitte le théâtre, moyennant quoi il faut qu’on le ferme.
Adieu, mon cher ami : toute la famille vous fait mille tendres compliments, conservez votre santé.
1 – La délivrance de Salerne et la fondation du royaume des Deux-Siciles, poème de La Harpe. (G.A.)
à M. le marquis de Villette.
1er Septembre 1765.
Il y a longtemps, monsieur, que je médite de vous écrire. Le séjour de mademoiselle Clairon m’a un peu dérangé, et après son départ il a fallu réparer le temps que les plaisirs avaient dérobé à ma philosophie.
Je ne connaissais point le mérite de mademoiselle Clairon, je n’avais pas même l’idée d’un jeu si animé et si parfait. J’avais été accoutumé à cette froide déclamation de nos froids théâtres, et je n’avais vu que des acteurs récitant des vers à d’autres acteurs, dans un petit cercle entouré de petits-maîtres.
Mademoiselle Clairon m’a dit que ni elle ni mademoiselle Dumesnil n’avaient déployé d’action dont la scène est susceptible que depuis que M. le comte de Lauraguais a rendu au public, assez ingrat, le service de payer de son argent la liberté du théâtre et la beauté du spectacle (1). Pourquoi nul autre homme que lui n’a-t-il contribué à cette magnificence nécessaire ? et pourquoi ce même public s’est-il plus souvenu de quelques fautes de M. de Lauraguais (2) que de sa générosité et de son goût pour les arts ? Les torts qu’un homme peut avoir dans l’intérieur de sa famille ne regardent que sa famille ; les bienfaits publics regardent tous les honnêtes gens. Alcibiade peut avoir fait quelques sottises, mais Alcibiade a fait de belles choses : aussi le préfère-t-on à tous les citoyens inutiles qui n’ont fait ni bien ni mal.
Je ne sais pas encore quelle espèce de vie vous mènerez ; mais comme je ne vous ai vu faire que des actions généreuses, comme vous avez un cœur sensible et beaucoup d’esprit, et que par-dessus tout cela vous allez être très riche, vous devez bien vous attendre qu’on épluchera votre conduite. Vous vous trouverez entre la flatterie et l’envie, mais j’espère que vous vous démêlerez très habilement de l’une et de l’autre. Pardonnez à ma petite morale.
Je ne vous envoie point les versiculets faits en l’honneur de mademoiselle Clairon. On en tira quelques exemplaires ; mademoiselle Clairon en emporta une moitié, mes nièces se jetèrent sur l’autre ; je n’en ai pas à présent, Dieu merci, une seule copie. Dès que j’en aurai recouvré une, je vous l’enverrai ; mais, en vérité, ces bagatelles ne sont bonnes qu’aux yeux de ceux pour qui elles sont faites ; elles sont comme les chansons de table, qu’il ne faut chanter qu’en pointe de vin.
Je vous remercie de toutes vos nouvelles. Souvenez-vous toujours de la bonne cause : ce n’est pas assez d’être philosophe, il faut faire des philosophes (3).
Si vous voyez M. le comte de La Touraille, ne m’oubliez pas auprès de lui. Il me paraît avoir bien de la raison, de l’esprit, et du goût ; cela n’est pas à négliger.
1 – En faisant débarrasser la scène de tout spectateur. (G.A.)
2 – Sa femme avait plaidé en séparation. (G.A.)
3 – Allusion aux mœurs de Villette. (G.A.)
à M. Beaumont-Jacob.
A Ferney, 3 septembre (1).
Je prends la liberté, monsieur, d’être très fâché contre vous ; M. Bernouilli a dîné à Sacconex, au lieu de me faire l’honneur de dîner chez moi. Cela n’est pas bien ; il doit savoir combien je respecte son nom.
J’accepte, monsieur, la proposition que vous me faites. Vous pouvez garder quinze mille livres, et à l’égard des dix louis légers, vous pouvez me les envoyer avec l’appoint, jusqu’à concurrence de deux cent quatre-vingt-onze livres à votre loisir ; et les quinze mille livres net vous resteront aux conditions que vous proposez. Quand j’aurai besoin d’argent, je vous en demanderai.
J’ai l’honneur d’être bien sincèrement, monsieur, etc.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
4 Septembre 1765.
Premièrement, mes divins anges sauront que c’est la chose du monde la plus aisée d’envoyer au suppliant un paquet de vers contre-signé.
Secondement, que je renverrai sur-le-champ en droiture, à M. le duc de Praslin, la pièce entière dûment corrigée, avec la préface honnête et modeste du petit ex-jésuite ; et si mes anges sont contents, ils remettront le tout à Lekain, qui saisira le temps le plus favorable pour imprimer l’ouvrage à son profit, supposé qu’il puisse y avoir du profit, et que le public ne soit pas lassé de tant d’œuvres dramatiques.
Troisièmement, mes anges me permettront-ils de leur présenter la pancarte ci-jointe ? M. Fabry, dont il est question, a rendu en effet des services, en réglant les limites de la France, de la Suisse, et de Genève. Si mes anges ont la bonté de m’assurer des intentions favorables de M. le duc de Praslin, je serai bien content, et je ferai grand plaisir à M. Fabry.
Notre résident se porte mieux, mais M. Tronchin ne croit pas qu’il en réchappe ; il peut se tromper, tout grand médecin qu’il est. Vingt personnes demandent déjà cette place.
Je crois que M. le duc de Praslin est instruit du mérite de M. Astier, qui est employé depuis longtemps (1). Je ne le connais pas, mais je sais qu’il est tout à fait pour la bonne cause, et extrêmement circonspect.
Je suis extrêmement content de M. Damilaville ; c’est un homme d’une probité courageuse.
Il faut vous dire un petit mot de la vertu de Jean-Jacques Rousseau, qui est dans un autre goût.
Il vient d’être avéré que, pour être admis à la communion des fidèles dans le village où il aboie, il a promis, par un écrit signé de sa main, qu’il écrirait contre le livre abominable d’Helvétius (2). Son curé, avec lequel il s’est brouillé, comme avec le reste du monde, a été obligé de faire imprimer cette belle promesse.
Il est bien triste pour la philosophie que ce misérable en ait pris le manteau pendant quelque temps ; mais il ne faut pas que Platon cesse de philosopher parce que le chien de Diogène veut mordre ; il faut vivre et mourir dans l’amour de la vérité.
Je baise plus que jamais le bout des ailes de mes anges.
1 – En Hollande. (G.A.)
2 – Voyez la lettre à Thieriot du 30 auguste, note 3e. (G.A.)
à M. le comte d’Autrey.
6 Septembre 1765.
Ce n’est donc plus le temps, monsieur, où les Pythagore voyageaient pour aller enseigner les pauvres Indiens. Vous préférez votre campagne à mes masures. Soyez bien persuadé que je mourrai très affligé de ne vous avoir point vu. J’ai eu l’honneur de passer quelque temps de ma vie avec madame votre mère, dont vous avez tout l’esprit, avec beaucoup plus de philosophie.
Si j’avais pu vous posséder cet automne, vous auriez trouvé chez moi un philosophe (1) qui vous aurait tenu tête, et qui mérite de se battre avec vous ; pour moi, je vous aurais écouté l’un et l’autre, et je ne me serais point battu ; j’aurais tâché seulement de vous faire une bonne chère plus simple que délicate. Il y a des nourritures fort anciennes et fort bonnes, dont tous les sages de l’antiquité se sont toujours bien trouvés. Vous les aimez, et j’en mangerais volontiers avec vous ; mais j’avoue que mon estomac ne s’accommode point de la nouvelle cuisine. Je ne puis souffrir un ris de veau qui nage dans une sauce salée, laquelle s’élève quinze lignes au-dessus de ce petit ris de veau. Je ne puis manger d’un hachis composé de dinde, de lièvre, et de lapin, qu’on veut me faire prendre pour une seule viande (2). Je n’aime ni le pigeon à la crapaudine, ni le pain qui n’a pas de croûte. Je bois du vin modérément, et je trouve fort étranges les gens qui mangent sans boire, et qui ne savent pas même ce qu’ils mangent.
Je ne vous dissimulerai pas même que je n’aime point du tout, qu’on se parle à l’oreille, quand on est à table, et qu’on dise ce qu’on a fait hier à son voisin, qui ne s’en soucie guère ou qui en abuse ; je ne désapprouve pas qu’on dise Benedicite ; mais je souhaite qu’on s’en tienne là, parce que si l’on va plus loin, on ne s’entend plus ; l’assemblée devient cohue, et on dispute à chaque service.
Quant aux cuisiniers, je ne saurais supporter l’essence de jambon, ni l’excès des morilles, des champignons, et de poivre et de muscade, avec lesquels ils déguisent des mets très sains en eux-mêmes, et que je ne voudrais pas seulement qu’on lardât.
Il y a des gens qui vous mettent sur la table un grand surtout où il est défendu de toucher ; cela m’a paru très incivil. On ne doit servir un plat à son hôte que pour qu’il en mange ; et il est fort injuste de se brouiller avec lui, parce qu’il aura entamé un cédrat qu’on lui aura présentée. Et puis, quand on s’est brouillé pour un cédrat, il faut se raccommoder et faire une paix plâtrée, souvent pire que l’inimitié déclarée.
Je veux que le pain soit cuit au four, et jamais dans un privé. Vous auriez des figues au fruit, mais dans la saison.
Un souper sans apprêts, tel que je le propose, fait espérer un sommeil fort doux et fort plein, qui ne sera troublé par aucun songe désagréable.
Voilà, monsieur, comme je désirerais d’avoir l’honneur de manger avec vous. Je suis un peu malade à présent ; je n’ai pas grand appétit, mais vous m’en donneriez et vous me feriez trouver plus de goût à mes simples aliments.
Madame Denis est très sensible à l’honneur de votre souvenir. Elle est entièrement à mon régime. C’est d’ailleurs une fort bonne actrice ; vous en auriez été content dans une assez mauvaise pièce à la grecque, intitulée Oreste, et vous l’auriez écoutée avec plaisir, même à côté de mademoiselle Clairon. Conservez-moi au moins vos bontés, si vous me refuser votre présence réelle.
1 – Damilaville.
2 – Dans toute cette lettre, Voltaire se moque de l’Eucharistie, de la communion, de la confession, etc., etc. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
9 Septembre 1765.
Notre résident Montpéroux vient de mourir ; à qui donnera-t-on cette place ? Je voudrais bien que ce fût à un philosophe. Plusieurs personnes la demandent. Je ne connais point du tout par moi-même M. Astier, qui est en Hollande, et qui a, dit-on, bien servi ; mais je sais qu’il est fort sage et fort paisible. Il est sans doute convenable de ne pas envoyer dans cette ville un bigot fanatique.
Je songe à ce pauvre Tercier, qui a perdu si mal à propos sa place (1) pour avoir approuvé un livre médiocre (2), qui n’était que la paraphrase des Pensées de La Rochefoucauld. Si nous pouvions l’avoir, ce serait une grande consolation. Quoi qu’il en soit, je supplie instamment mes anges de nous envoyer un résident philosophe.
M. de Chauvelin, l’ambassadeur à Turin, m’a mandé qu’il vous enverrait la petite drôlerie de l’ex-jésuite : mais à quoi vous servira-t-elle, mes divins anges ? Cet exemplaire est, à la vérité, un peu plus complet que le vôtre ; mais il y a encore beaucoup de choses à corriger. Ne vaudrait-il pas mieux renvoyer au petit prêtre sa guenille en droiture ? Je vous ai déjà dit que je recevais sans difficulté les paquets contresignés qui m’étaient adressés. Et où serait le mal quand on enjoliverait ce paquet d’une demi-feuille de papier, dans laquelle on écrirait : « Voilà ce que M. le duc de Praslin, vous envoie ; il trouve vos vers fort mauvais, et vous recommande de les corriger, » ou telle autre chose semblable ? Il me semble que cette grande affaire d’Etat peut se traiter très facilement par la poste ; on renverra le tout avec une préface des plus honnêtes, et toutes les indications nécessaires à l’ami Lekain.
Je suis toujours très émerveillé de la défense qu’on a faite au roi de donner le privilège à madame Calas de vendre une estampe. J’ai déjà fait quelques souscriptions dans ma retraite, et M. Tronchin en a fait bien davantage, comme de raison. Je plains bien mes pauvres Sirven. Malheur à tous ceux qui viennent les derniers, dans quelque genre que ce puisse être ! l’attention du public n’est plus pour eux. Il faudrait à présent avoir eu deux hommes roués dans sa famille pour faire quelque éclat dans le monde.
Je m’imagine que l’affaire des dîmes sera décidée à Fontainebleau. Il en est de cette besogne comme de celle de l’ex-jésuite ; il n’importe en quel temps elles finissent, pourvu que mes anges et M. le duc de Praslin les favorisent toutes deux.
Tout ce qui est dans ma petite retraite se met au bout des ailes de mes anges.
1 – Aux affaires étrangères. (G.A.)
2 – Le livre de l’Esprit. (G.A.)