CORRESPONDANCE - Année 1765 - Partie 24
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à M. le marquis Albergati Capacelli.
A Ferney, 29 Juillet.
C’est une grande consolation, monsieur, dans ma vieillesse infirme, de recevoir de vous le beau recueil (1) dont vous m’avez honoré. Votre présent est venu bien à propos, je peux encore lire dans les beaux jours de l’été. J’ai déjà lu votre traduction de Phèdre, et j’ai parcouru tout le reste, que je vais lire très attentivement. Je suis toujours étonné de la facilité avec laquelle vous rendez vers pour vers une tragédie tout entière. Votre style est si naturel, qu’un étranger qui n’aurait jamais entendu parler de la Phèdre de Racine, et qui aurait appris parfaitement l’italien et le français, serait très embarrassé à décider laquelle des deux pièces est l’original. Il faut vous avouer que les Français n’ont jamais eu de traductions pareilles en aucun genre : cet avantage, que vous possédez, ne vient pas seulement de l’heureuse flexibilité de la langue italienne, il est dû à votre génie.
Je trouve, monsieur, que votre préface est une belle réponse aux ardélions ; elle doit vous faire aimer de vos inférieurs, et vous faire respecter de vos égaux. J’ai entrevu, par ce que vous dites sur Idoménée, qu’en effet vous aviez trop honoré un ouvrage qui ne méritait pas vos soins ; ce qui est méprisé chez nous ne doit pas être estimé en Italie.
Permettez que je joigne ici les éloges et les remerciements que je dois à M. Paradisi ; il me paraît bien digne de votre amitié ; vous ne pouviez être mieux secondé dans la culture des beaux-arts. On disait autrefois, dans les temps d’ignorance, Bononia docet ; on doit dire aujourd’hui, grâce à vous, dans le temps du goût et de l’esprit, Bononia placet.
Adieu,monsieur. Je ne peux mieux finir ma carrière qu’en regrettant de n’avoir pas eu l’honneur de vivre avec vous. Tant que je vivrai, vous n’aurez point de partisan plus zélé, ni d’ami plus véritable.
1 – Les traductions en italien de Phèdre et d’Idoménée par Albergati, et de la Mort de César et de Tancrède par Paradisi. (G.A.)
à M. le maréchal duc de Richelieu.
30 Juillet 1765.
Il n’est pas juste, monseigneur, qu’un vieux amateur et serviteur du tripot comique, comme moi, ait chez lui mademoiselle Clairon, sans vous demander vos ordres. Elle vient d’arriver ; j’ignore encore l’état de sa santé ; j’ignore le parti qu’elle sera obligée de prendre, et je crois que je dois demander vos ordres pour savoir sur quel ton je dois lui parler, et quelles sont vos intentions. Ce n’est pourtant pas que je pense que mes conseils aient beaucoup d’autorité sur elle ; il est à croire que M. le comte de Valbelle aura beaucoup plus de crédit que moi ; mais enfin, si vous avez quelques ordres à me donner, je les exécuterai très fidèlement. Je suis assez comme cette vieille m…… qui se mourait, et qui disait à ses demoiselles : Croyez-vous que je puisse tromper quelqu’un en l’état où je suis ? Comptez, monseigneur, que l’envie de vous plaire sera ma dernière volonté.
La mort du duc de Parme est une belle leçon de l’inoculation ; son fils, qui a eu la petite-vérole artificielle, est en vie, et le père, qui a négligé cette précaution, meurt à la fleur de son âge. Les vieilles femmes inoculent elles-mêmes leurs petites-filles dans le pays que j’habite. Est-il possible que le préjugé dure en France si longtemps !
Je suis actuellement auprès de M. Tronchin ; ainsi vous me pardonnerez de vous parler d’inoculation. J’ai un peu recouvré la vue, mais je perds tout le reste. Conservez votre santé, ce bien sans lequel les autres ne sont rien, et vivez, s’il se peut, aussi longtemps que votre gloire.
à M. Beaumont-Jacob.
A Ferney, 3 auguste (1).
J’ai, monsieur, des lettres de change pour le paiement d’août, chez MM. Couderc et Passavant, à Lyon. Je m’adresse à vous pour savoir si vous voudrez avoir la bonté de vous en charger, et s’il convient à vos affaires d’en garder une somme de trente mille livres, en me faisant toucher le reste à votre loisir.
J’ai encore à vous demander s’il vous conviendrait de me faire toucher, tous les mois, trois mille livres de France, que M. Delaleu, secrétaire du roi, notaire à Paris, paierait au commencement de chaque mois à vos correspondants sur votre ordre. Peut-être ne serait-il pas inutile que nous parlassions ensemble de toutes ces petites affaires. Mais ma santé, qui est fort mauvaise, ne me permet pas d’aller à Genève. Il vous serait bien plus aisé à vous, monsieur, qui vous portez bien, de me faire l’honneur de venir à Ferney.
J’ai celui d’être, avec tous les sentiments que je vous dois, monsieur, etc.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. Colini.
Ferney, 4 auguste.
Je vous présente, mon cher ami, un des enfants (1) de madame Calas, une victime innocente échappée au fanatisme, et vengée par l’Europe entière : il va en Allemagne pour son commerce (2). LL. AA. EE. Voudront peut-être le voir. Je vous supplie de lui rendre tous les services qui dépendront de vous. Il vous dira le triste état où il m’a vu. Si je n’étais pas toujours dans mon lit, je serais assurément à Schwetzingen, aux pieds de monseigneur l’électeur. Milord Abingdon (3) a dû lui rendre compte de mes souffrances et de mes regrets.
Mademoiselle Clairon est chez moi ; elle joue sur mon théâtre, que j’ai rebâti pour elle ; mais à peine puis-je me traîner pour l’aller entendre, et à peine mes yeux peuvent-ils la voir. Parlez-moi des plaisirs de votre cour pour me consoler. Je vous embrasse bien tendrement.
1 – Pierre Calas, qui fut présenté à l’électeur par Colini. (G.A.)
2 – Il tenait les articles de bijouterie. (G.A.)
3 – Voyez, la Guerre civile de Genève, chant III. (G.A.)
à M. le marquis de Villette.
5 auguste,
(car je n’aime pas mieux août que cul-de-sac : cela est trop welche).
Les inflammations de poitrine, monsieur, nuisent beaucoup au commerce des lettres. J’en ai eu une dont les restes ne sont point du tout plaisants. Sans cela, votre charmante imagination, m’auraient animé ; et je vous aurais dit, il y a un mois, tout ce que j’ai sur le cœur.
Je vous trouve une des plus aimables créatures qui respirent ; mais en même temps je vous trouve une des plus sages d’avoir un peu arrêté l’indiscrétion de ces bons amis qui disent du bien de vous pour de l’argent. Je les attends à une épître dédicatoire. M. de La Touraille, qui est d’une volée un peu différente, m’a écrit sur votre compte des choses qui ont bien flatté mon goût. Il vous aime, et il est digne de vous aimer. Vous avez là un bon second auprès de M. le prince de Condé.
Je suis enchanté que vous n’aimiez pas trop le public, et que vous aimiez beaucoup vos terres. Voilà qui est vraiment philosophe :
Vous connaissez très bien vos gens ;
C’est un précieux avantage,
Et bien rare dans les beaux ans :
Votre esprit vous a rendu sage.
Si je le suis, c’est par mon âge,
Et je me suis trompé longtemps.
Mademoiselle Clairon est chez moi : il y avait dix-sept ans que je ne l’avais vue. Elle n’était pas alors ce qu’elle est aujourd’hui : elle a créé son art. Elle est unique : il est juste qu’elle soit persécutée à Paris.
Tout ce que vous m’avez appris, et tout ce qu’on m’a dit, augmente ma passion pour ma retraite ; celle de vous y revoir est à son comble.
Permettez que je confie à vos bontés ce billet pour frère d’Alembert.
Il me mande que la Bible et le Martyrologe vous sont très familiers. Vous avez soutenu devant lui avec courage et bienséance les attaques du prédicateur qui me hait encore plus qu’il n’aime le grand Arnaud et le grand Rousseau. Sans doute j’ai nié l’enfer des Egyptiens ; je me suis un peu moqué des charlatans qui ont inventé la roue d’Ixion ; mais j’ai toujours fait grand cas des inventeurs de la police. J’estime qu’un cavalier de maréchaussée impose plus lui seul que les trois furies et le vautour de Prométhée.
Je vous sais encore meilleur gré de savoir par cœur des pages entières de mon Siècle de Louis XIV. Vous me donnez une grande idée de ma prose. Mais ne répondez plus, je vous en prie, à ces vieilles redites. Je n’ai point fait un dieu de celui à qui j’ai reproché son despotisme, son ostentation, sa femme, et son confesseur. Rien de si facile que de louer ou de blâmer à outrance un roi qui a doublé la force et la grandeur de la monarchie, laissé des monuments dignes de la Grèce et de Rome, brûlé les camisards, et donné son cœur aux grands jésuites.
à M. le comte d’Argental.
12 auguste.
Mes chers anges, j’avais pressenti combien vos deux belles âmes seraient affligées de la perte que vous avez faite (1). Toute notre petite société habitante du pied des Alpes, en partageant votre douleur, a cherché sa consolation dans l’idée que ce malheur ne changerait rien à votre situation ; et nous croyons en avoir l’assurance, quoique vous ne nous en ayez pas éclaircis dans la dernière lettre que vous avez eu la bonté de m’écrire.
Mademoiselle Clairon va jouer, à basse note, Aménaïde et Electre (2) sur mon petit théâtre de Ferney, qu’on a rétabli comme vous le vouliez. C’est contre les ordres exprès de Tronchin, qui veut absolument qu’elle renonce à jouer la tragédie. Aussi a-t-elle été obligé de lui promettre qu’elle ne remonterait plus sur le théâtre de Paris, qui exige des éclats de voix et une action véhémente qui la feraient infailliblement succomber.
Pour moi, qui suis encore plus malade qu’elle, je retourne me mettre entre les mains de Tronchin à Genève. Il est juste que je meure dans une terre étrangère, pour prix de cinquante années de travaux, et que Fréron jouisse à Paris de toute sa gloire.
Je vous supplie encore une fois, au nom de l’amitié dont vous m’avez toujours honoré, de me mander si vous croyez que les calomnies dont j’ai toujours été la victime ont fait une assez forte impression pour que je doive prendre le parti d’aller vivre dans un petit bien que j’ai vers la Suisse, ou plutôt pour y aller mourir. Je suis tout prêt, et je mourrai en vous aimant.
1 – La mort du duc de Parme. (G.A.)
2 – Dans Tancrède et Oreste. (G.A.)
à M. Élie de Beaumont.
13 Auguste (1).
J’apprends la justice qu’on a rendue à celui qui éclaire la justice et qui la fait rendre. Je partage ce triomphe avec tous les honnêtes gens de Paris. Je m’intéresse autant qu’eux au rétablissement de madame de Beaumont.
Sirven se met aux pieds du protecteur de l’innocence opprimée, avec la pancarte ci-jointe, et attendra sa commodité.
1 – Ce billet, édité à cette date par MM. de Cayrol et A. François, se trouve, dans les autres éditions, comme post-scriptum d’une lettre du 13 Avril 1767. (G.A.)
à M. Tronchin, de Lyon.
A Ferney, 14 auguste (1).
J’ai reçu, monsieur, le dernier appoint ; ma lettre pourrait servir de quittance générale. Si d’ailleurs il vous en faut une en forme, vous n’avez qu’à prescrire la forme, et vous serez obéi. Je réitère à M. Camp les assurances de l’intérêt tendre que je prendrai à lui toute ma vie. Allez, monsieur, jouir à Paris de tous les agréments qui vous y attendent ; vous êtes bien sûr d’être aimé ailleurs, et vous ne doutez pas du tendre et respectueux attachement de votre, etc.
1 – Editeurs, E. Bavoux et A. François. (G.A.)
à M. Dupont.
16 auguste.
Mon cher ami, j’ai langui longtemps, et je suis toujours étonné de vivre. Quand mes forces sont un peu revenues, mademoiselle Clairon est arrivée ; on a joué des tragédies sur mon petit théâtre de Ferney ; mon ermitage a été tout bouleversé. Je n’ai point écrit. Je réponds enfin à une ancienne lettre de vous, où vous me dites que vous mettez vos enfants dans l’Eglise. Je vous souhaite les biens de l’Eglise, à vous et à vos enfants ; mais je suis fâché qu’au lieu d’en faire des prêtres, vous n’en ayez pas fait des hommes. La fortune force toujours nos inclinations. J’ai toujours le château de Montbéliard pour point de vue ; et vous pouvez être bien sûr qu’une de mes plus grandes consolations sera de vous y voir.
L’impératrice de Russie a écrit une lettre charmante au neveu de l’abbé Bazin, et m’a chargé de la lui rendre. Elle a fait présent de quinze mille livres à M. Diderot, et de cinq mille livres à madame Calas ; le tout avec une politesse qui est au-dessus de ses dons. Vous voyez bien qu’elle n’a pas fait tuer son mari, et que jamais, nous autres philosophes, nous ne souffrirons qu’on la calomnie. Bonsoir, mon cher ami. Madame Denis vous fait mille compliments ; frère Adam aussi.