PRIX DE LA JUSTICE ET DE L'HUMANITÉ - Partie 9

Publié le par loveVoltaire

PRIX DE LA JUSTICE ET DE L'HUMANITÉ - Partie 9

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PRIX DE LA JUSTICE ET DE L’HUMANITÉ

 

 

(Partie 9)

 

 

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ARTICLE XXIV.

 

De la torture.

 

 

 

          Puisqu’il est encore des peuples chrétiens, que dis-je ? des prêtres chrétiens, des moines chrétiens, qui emploient les tortures pour leur principal argument, il faut commencer par leur dire que les Caligula, les Néron, n’osèrent jamais exercer cette fureur sur un seul citoyen romain.

 

         Elle est solennellement prohibée avec exécration dans le vaste empire de la Russie. Elle est abolie dans tous les Etats du héros du siècle, le roi de Prusse ; dans ceux de l’impératrice-reine ; le juste et bienfaisant landgrave de Hesse (1) l’a proscrite ; elle est abhorrée dans l’Angleterre et dans d’autres gouvernements. Que reste-t-il donc à faire aux provinces de l’Europe qui n’ont pas encore adopté cette législation ?

 

          La Caroline, cette loi fameuse de Charles-Quint, ne parle que de torture. C’était la première procédure dans tout procès criminel, tandis qu’en France des commissaires nommés par François Ier, le père des lettres, appliquaient à la torture le comte Montecuculli, sujet de l’empereur Charles-Quint, ridiculement accusé d’avoir empoisonné le jeune dauphin, et qu’ensuite on tirait à quatre chevaux ce gentilhomme innocent.

 

          On ne rencontre dans les livres qui tiennent lieu de code en France que ces mots affreux : question préparatoire, question provisoire, question ordinaire, question extraordinaire, question avec réserve de preuves, question sans réserve de preuves, question en présence de deux conseillers, question qu’on donne  aux femmes et aux filles, pourvu qu’elles ne soient pas enceintes. Il semble que tous ces livres aient été composés par le bourreau.

 

          On est bien surpris de trouver dans ce code d’horreur une lettre du chancelier d’Aguesseau, du 4 janvier 1734, dans laquelle sont ces propres termes : « Ou la preuve du crime est complète, ou elle ne l’est pas. Au premier cas, il n’est pas douteux qu’on doive prononcer la peine portée par les ordonnances ; mais dans le dernier cas, il est aussi certain qu’on ne peut ordonner que la question ou un plus ample informé (2). »

 

          Quel est donc l’empire du préjugé, illustre chef de la magistrature ? Quoi ! vous n’avez point de preuves, et vous punissez pendant deux heures un malheureux par mille morts, pour vous mettre en droit de lui en donner une d’un moment ! vous savez assez que c’est un secret sûr pour faire dire tout ce qu’on voudra à un innocent qui aura des muscles délicats, et pour sauver un coupable robuste. On l’a tant dit ! il en est tant d’exemples ! Est-il possible qu’il vous soit égal d’ordonner ou des tourments affreux ou un plus amplement informé ? Quelle épouvantable et ridicule alternative !

 

          J’oserais croire qu’il n’a été qu’un seul cas où la torture parût nécessaire ; et c’est l’assassinat de Henri IV, l’ami de notre république, l’ami de l’Europe, celui du genre humain. Le crime de sa mort perdait la France, exposait nos provinces, troublait vingt Etats.

 

          L’intérêt de la terre était de connaître les complices de Ravaillac. Mais le supplice d’être tiré à quatre chevaux, après avoir reçu du plomb fondu dans ses membres sanglants, tenaillés avec des tenailles ardentes, était assez long pour lui donner le temps de révéler ses associés, s’il en avait eu. Il est probable qu’il n’avait d’autres complices que l’esprit de la Ligue et de Rome ; je veux dire de la Rome de son temps, car assurément celle d’aujourd’hui ne tremperait pas dans de telles abominations.

 

          Voyez, messieurs, si, excepté le crime de Ravaillac, commis contre l’Europe, la question dans toute autre circonstance n’est pas plus affreuse qu’utile (3). Souvenons-nous toujours comment ce supplice fit périr presque la même année l’innocent Langlade et l’innocent Lebrun (4) ; leur histoire déjà citée (5) est assez connue par tous ceux qui ont entendu parler des méprises de la justice. Ces deux martyrs de la forme des lois chez nos voisins font voir assez que la question ne sert pas à découvrir la vérité, mais sert à causer inutilement la mort la plus longue et la plus douloureuse. L’injustice du supplice de ce Langlade et de ce Lebrun ne fut reconnue qu’après leur mort ; leurs juges pleurèrent, mais leur repentir n’abolit point la loi. Je ne conçois pas comment les infortunés juges qui les condamnèrent purent être encore assez hardis pour ordonner la question dans d’autres procès criminels, et comment Louis XIV le souffrit. Mais un roi a-t-il le temps de songer à ces menus détails d’horreurs, au milieu de ses fêtes, de ses conquêtes, et de ses maîtresses ? Daignez vous en occuper, ô Louis XVI vous qui n’avez aucune de ces distractions !

 

 

 

 

 

ARTICLE XXV.

 

Des prisons et de la saisie des prisonniers.

 

 

 

 

 

 

          Les prisons à Madrid, construites dans la grande place, sont décorées d’une façade de belle architecture. Il ne faut pas qu’une prison ressemble à un palais : il ne faut pas non plus qu’elle ressemble à un charnier. On se plaint que la plupart des geôles en Europe soient des cloaques d’infection, qui répandent les maladies et la mort, non-seulement dans leur enceinte, mais dans le voisinage. Le jour y manque, l’air n’y circule point. Les détenus ne s’entre-communiquent que des exhalaisons empestées. Ils éprouvent un supplice cruel avant d’être jugés. La charité et la bonne police devraient remédier à cette négligence inhumaine et dangereuse.

 

          L’emprisonnement est déjà une peine par lui-même ; il doit donc être proportionné à l’énormité du délit dont le détenu est accusé. Faut-il plonger dans le fond du même cachot un malheureux débiteur insolvable, et un scélérat violemment soupçonné d’un parricide ? Il y a des degrés à tout, des distinctions à faire dans chaque genre.

 

          Nous voyons que le sage Louis XVI réforme en partie cet abus dans un édit qui supprime des centaines de petits persécuteurs subalternes qui plongeaient dans des cachots pestiférés les familles indigentes condamnées par eux à des amendes (6).

 

          L’incarcération légale, quoique pénible, n’est point regardée d’abord par les juges comme un châtiment. Ce n’est à leurs yeux qu’une assurance de retrouver sous leur main le prévenu, quand ils viendront l’interroger et le juger. Cependant, en Angleterre, un ministre d’Etat qui fait incarcérer sans raison un homme seulement pour le retrouver au besoin, et sous prétexte que prison n’est pas supplice, est obligé, par la loi, de payer quatre guinées pour la première heure, et deux guinées pour chaque heure suivante de la détention de cet homme qu’il a voulu avoir sous sa main. La prison est un supplice pour peu qu’elle dure. C’est un supplice intolérable quand on y est condamné pour sa vie.

 

          N’approuvez-vous pas l’heureuse méthode d’une nation qui a su donner à la loi seule un si puissant empire, qu’il suffit d’un seul ministre de la loi, revêtu des marques de son office, pour que le prévenu n’ose résister ?

 

          Comment est-on parvenu à rendre ainsi les lois si respectables à chaque citoyen ? c’est lorsque la nation les a faites (7).

 

 

 

 

 

ARTICLE XXVI.

 

Des supplices recherchés.

 

 

 

 

          Comment le bénédictin Calmet s’est-il pu divertir à faire graver dans un dictionnaire des estampes de tous les tourments qui étaient en usage chez la nation judaïque ? Être précipité du haut d’un rocher sur des cailloux, ou bien être lapidé avec ces cailloux dont le pays est couvert, et de là être pendu à une potence pour y attendre la mort ; être enterré vivant dans un monceau de cendres ; mourir écrasé sous des traîneaux de fer, sous des épines, sous des roues, sous les pieds des chevaux ou des éléphants (quand par hasard ce peuple pouvait en avoir, ce qui était bien rare) ; écorcher de la tête aux pieds ; arracher les côtes et les entrailles avec des ongles de fer ; brûler avec des torches ardentes ou dans des bûchers ; scier un homme en deux ! Quel honteux amusement les lecteurs trouvent-ils dans ces images !

 

          On prétend que le supplice de la roue fut inventé en Allemagne, et ne fut employé en France que sous François Ier, contre les voleurs publics (8).

 

          En Angleterre, pour crime de haute trahison, la loi ordonne encore aujourd’hui que le coupable soit traîné tête nue sur le pavé jusqu’à la potence ; que là, étant suspendu vivant, on lui arrache les entrailles et le cœur, qu’on en batte les joues du coupable, et que le bourreau, en montrant ce cœur sanglant, dise à haute voix : « Voilà le cœur du traître. » Mais cette exécrable exécution est épargnée. Le coupable n’est plus traîné sur le pavé, on ne lui arrache plus le cœur tandis qu’il est en vie. Aucun supplice n’est permis au-delà de la simple mort. Il a fallu du temps pour que cette nation sût joindre la pitié à la justice. Elle y est enfin parvenue.

 

 

 

 

 

ARTICLE XXVII.

 

De la confiscation.

 

 

 

 

 

          Après avoir fait mourir un coupable, il ne reste qu’à prendre ses dépouilles (9) !

 

          Je crois ne pouvoir mieux faire que de vous renvoyer à ce qui est imprimé dans un livre moral, fait en forme de dictionnaire (10).

 

 

 

 

 

ARTICLE XXVIII.

 

Des lois de Louis XVI sur la désertion ;

et conclusion de l’ouvrage.

 

 

 

          J’ai parcouru avec vous, messieurs, une triste carrière ; elle n’est semée que de crimes et de châtiments ; vous changerez ce spectacle d’horreur en objet de complaisance, si vous inspirez aux gouvernements de l’Europe les moyens de changer des scélérats même en serviteurs de la patrie, et de les punir exemplairement sans répandre un sang nécessaire à l’état.

 

          Le roi de France en a déjà donné un grand exemple à son avènement à la couronne, non sur des scélérats, mais sur des hommes que l’inconstance, la légèreté, ou la débauche, ou la suggestion avait rendus criminels, en un mot sur les déserteurs. Il eut pitié d’eux et de la France, qui perdait en eux des défenseurs Il leur remit la peine de mort, et leur donna des facilités de réparer leur faute, en leur accordant quelques jours pour revenir au drapeau. Et, lorsqu’on les punit, c’est par une peine qui les enchaîne au service de la patrie qu’ils ont abandonnée. Ils sont forçats pendant plusieurs années. On doit cette jurisprudence militaire à un ministre militaire aussi éclairé que brave. Un autre ministre de même caractère avait auparavant tenté de prévenir toute désertion, en rendant la profession de soldat plus honorable, en leur accordant des distinctions qui devaient leur faire aimer le service, et leur faire regarder la désertion comme une lâcheté indigne d’eux.

 

          J’ose vous inviter, messieurs, à chercher pour les citoyens ce que Louis XVI a trouvé pour les soldats. Je vous demande si on ne pourrait pas diminuer le nombre des délits, en rendant les châtiments plus honteux et moins cruels. Ne remarquez-vous pas que les pays où la routine de la loi étale les plus affreux spectacles, sont ceux où les crimes sont le plus multipliés ? N’êtes-vous pas persuadés que l’amour de l’honneur et la crainte de la honte sont de meilleurs moralistes que les bourreaux ? Les pays où l’on donne des prix à la vertu ne sont-ils pas mieux policés que ceux où l’on ne cherche que des prétextes de répandre le sang, et d’hériter des coupables ?

 

          Pesez ces maximes ; rectifiez-les, non pour un seul coin du monde, et je ne dirai pas pour le bonheur de la terre, mais pour l’adoucissement des fléaux dont elle a été tourmentée.

 

          Voyez presque tous les souverains de l’Europe rendre hommage aujourd’hui à une philosophie qu’on ne croyait pas il y a cinquante ans pouvoir approcher d’eux. Il n’y a pas une province où il ne se trouve quelque sage qui travaille à rendre les hommes moins méchants et moins malheureux. Partout de nouveaux établissements pour encourager le travail, et par conséquent la vertu ; partout la raison fait des progrès qui effraient même le fanatisme. La discorde n’est plus que dans l’Amérique-Boréale. Les souverains ne disputent qu’à qui fera le plus de bien. Profitez de ces moments, peut-être ils seront courts.

 

 

 

 

1 - Frédéric II, né en 1720, landgrave en 1760, mort en 1785.

 

2 – Cette lettre est rapportée dans l’Instruction criminelle, p. 701.

 

3 – L’impératrice de Russie Catherine II, avant d’abolir la question, fit examiner les ouvrages qu’elle avait ordonné de composer aux partisans encore nombreux de la torture, et aux amis de l’humanité, qui avaient élevé la voix contre cette absurde et inutile barbarie. L’auteur qui soutenait qu’il fallait abolir la question était d’avis de la conserver pour le crime de lèse-majesté seulement. L’impératrice la proscrivit sans aucune réserve. (K.)

 

4 – On peut voir l’histoire de leur innocence et de leur mort dans les Causes célèbres.

 

5 – Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, l’article CERTAIN, CERTITUDE. (G.A.)

 

6 – Edit pour la suppression des jurandes.

 

7 – Nous l’avons vu chez nous pendant la Révolution. (G.A.)

 

8 – La loi qui l’établit est du chancelier Poyet ; il est utile que le public sache que cette loi atroce a été l’ouvrage d’un magistrat flétri, pour ses malversations, par le parlement de Paris. C’est le même qui, ne trouvant pas à son gré la sentence portée par des commissaires contre l’amiral Chabot, la falsifia.

 

9 – Nous nous bornerons à observer ici que la privation des biens peut être une peine ; mais que la confiscation n’en est pas une. Elle est donc injuste. La loi peut accorder des dédommagements à ceux que le crime a lésés ; le reste du bien de celui qu’elle retranche de la société devient la propriété de ses héritiers.

 

10 – Voyez le Dictionnaire philosophique, article CONFISCATION.

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