PRIX DE LA JUSTICE ET DE L'HUMANITÉ - Partie 8
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PRIX DE LA JUSTICE ET DE L’HUMANITÉ
(Partie 8)
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ARTICLE XXII.
De la nature et de la force des preuves, et des présomptions.
§ I. - Du flagrant délit.
La première preuve est le flagrant délit. Elle atteste le fait ; mais elle n’atteste pas toujours que cette flagrante action soit un crime. On voit un homme qui tue un homme ; mais s’il tue l’assassin de son père en le poursuivant dans le moment de l’assassinat, il ne mérite que des applaudissements ; s’il tue son agresseur, on n’a rien à lui reprocher ; s’il tue pour un affront sanglant, dans un premier mouvement de colère, la loi même doit lui pardonner, en dédommageant la famille du mort. En un mot toute action peut avoir diverses faces.
§ II. - Des témoins.
La seconde preuve est le témoignage. Faut-il que dans tous les cas deux témoins constants, invariables dans leurs dépositions uniformes, suffisent pour faire condamner un accusé ? Deux hommes également prévenus se trompent si souvent, et croient avoir vu ce qu’ils n’ont point vu ! surtout quand les esprits sont échauffés, quand un enthousiasme de faction ou de religion fascine les yeux.
N’y eut-il pas dans le procès criminel de Sirven, en 1762, un médecin et un chirurgien catholiques zélés qui virent de l’eau dans l’estomac de la fille de ce Sirven ouverte par eux, et qui jugèrent que Sirven avait noyé sa fille, parce qu’il était protestant, quoique l’eau dans l’estomac eût été une preuve, en bonne physique, que la fille n’était pas morte noyée ?
Une cabale de la populace à Lyon ne vit-elle pas, en 1772, des jeunes gens porter en dansant et en chantant le cadavre d’une fille qu’ils venaient de violer et d’assassiner ? Cela ne fut-il pas déposé en justice d’une voix unanime ? Et cependant les juges reconnurent enfin solennellement dans leur sentence qu’il n’y avait eu ni fille violée, ni cadavre porté, ni chant, ni danse (1).
On se souviendra longtemps de l’innocent gentilhomme Langlade, condamné à la torture et aux galères, où il mourut.
Le premier indice du vol dont on osa l’accuser fut la déposition de deux domestiques. Ils crurent le voir lui et sa femme pâlir et trembler au premier aspect du comte de Montgommery, qui ne soupçonnait point encore le vol dont il se plaignit depuis. De pareilles méprises ne sont que trop communes, et elles sont trop funestes.
Pour ne citer que des exemples connus, et au-dessus de tout reproche, rapportons encore l’incroyable mais publique aventure de La Pivardière. Madame de Chauvelin, mariée en secondes noces avec lui, est accusée de l’avoir fait assassiner dans son château. Deux servantes ont été témoins du meurtre. Sa propre fille a entendu les cris et les dernières paroles de son père : Mon Dieu, ayez pitié de moi ! L’une des servantes, malade, en danger de mort, atteste Dieu, en recevant les sacrements de son Eglise, que sa maîtresse a vu tuer son maître. Plusieurs autres témoins ont vu les linges teints de son sang ; plusieurs ont entendu le coup de fusil par lequel on a commencé l’assassinat. Sa mort est avérée : cependant il n’y avait eu ni coup de fusil tiré, ni sang répandu, ni personne tué. Le reste est bien plus extraordinaire. La Pivardière revient chez lui ; il se présente aux juges de la province qui poursuivaient la vengeance de sa mort. Les juges ne veulent pas perdre leur procédure ; ils lui soutiennent qu’il est mort, qu’il est un imposteur de se dire encore en vie, qu’il doit être puni de mentir ainsi à la justice, que leurs procédures sont plus croyables que lui. Ce procès criminel dure dix-huit mois, avant que ce pauvre gentilhomme puisse obtenir un arrêt comme quoi il est en vie.
Dieu de justice ! que d’exemples de ces erreurs meurtrières qui se renouvellent chaque année en Europe dans presque tous ces tribunaux, gouvernés par la compilation de Tribonien, ou par l’ancienne coutume féodale ! Ces catastrophes n’excitent pas toutes la même rumeur que celle de Calas ; elles ne sont pas toutes portées au pied du trône. Le fanatisme ne leur donne pas cette célébrité affreuse qui pénètre si profondément les esprits. Mais la mort du nommé Montbailli à Saint-Omer, et la condamnation de sa femme à être brûlée vive (2), a été plus horrible et encore moins excusable que celle du vieux père de famille Calas.
Au moment que je vous parle, il se passe en Bretagne (3) une scène non moins révoltante. J’ai été témoin de plusieurs. Le cœur se flétrit, et la main tremble, quand on se rappelle combien d’horreurs sont sorties du sein des lois mêmes. Alors on serait tenté de souhaiter que toute loi fût abolie, et qu’il n’y en eût d’autres que la conscience et le bon sens des magistrats. Mais qui nous répondra que cette conscience et ce bon sens ne s’égarent pas ? Ne restera-t-il d’autres ressources que de lever les yeux au ciel, et de pleurer sur la nature humaine ?
Nous avons vu, par les lettres de plusieurs jurisconsultes de France, qu’il n’y a point d’année où quelque tribunal ne fasse périr dans les supplices des malheureux dont l’innocence est ensuite reconnue et non vengée. Il faut de l’argent pour demander justice en révision mais les pauvres familles qui la demanderaient sont réduites à l’aumône, tandis que dans la capitale trois ou quatre cent mille hommes oisifs, après s’être occupés de convulsions pendant vingt ans, disputent gaiement sur un vauxhall, sur un opéra comique, sur des doubles croches (4).
§ III. - Des accusateurs qui administrent des preuves du crime.
Heureuses les nations qui ont été assez sages pour statuer que tout accusateur se mettrait en prison, en y faisant enfermer l’accusé ! C’est de toutes les lois la plus juste. Encore les délateurs ont-ils le moyen de s’y soustraire. Calvin fit accuser Servet par son valet Lafontaine, apprenti en théologie ; et s’étant mis ainsi à couvert de la loi, il n’en poursuivit que plus vivement son accusation. La loi n’en est pas moins équitable. Elle ressemble aux règles de ces combats en champ clos, dans lesquels les champions étaient obligés de combattre avec des armes égales, et de partager le soleil et le vent. La manière de combattre était raisonnable et juste, quoiqu’il fût très injuste et très insensé de faire dépendre la vérité d’un combat.
Que de témoins accusateurs ont accouru à Paris de six mille lieues pour accuser le général Lally d’avoir trahi la France, lui qui avait répandu son sang pour la France, ainsi que toute sa famille (5) ! On nous mande qu’aujourd’hui, sous un roi juste, on revoit ce funeste procès. De quelle gloire se couvrira le conseil, si son équité peut réformer, par les lois, l’arrêt impitoyable porté contre le général Lally à l’abri des lois (6) !
§ IV. – Si tout témoin doit être entendu.
Je pencherais à croire que tout homme, quel qu’il soit, peut être reçu à témoigner. L’imbécillité, la parenté, la domesticité, l’infamie même, n’empêchent pas qu’on ait pu bien voir et bien entendre. C’est aux juges à peser la valeur du témoignage et des reproches qu’on doit lui opposer. Les dépositions d’un parent, d’un associé, d’un domestique, d’un enfant, ne doivent décider de rien ; mais elles peuvent être entendues, parce qu’elles peuvent donner des lumières.
Vous êtes en prison pour dettes ; un prisonnier en assassine un autre ; trente prisonniers qui ont vu le meurtre assurent tous que vous n’êtes pas le coupable.
Leur déposition ne serait-elle pas admise, sous prétexte que leurs personnes seraient infâmes, ou réputées mortes civilement ? et les témoignages de deux misérables non encore flétris seraient-ils seuls écoutés ? Faudrait-il que vous en fussiez la victime ?
§ V. – Le juge doit-il seul entendre le témoin en secret ?
Et ce témoin récolé peut-il se dédire ?
Toutes ces procédures secrètes ressemblent peut être trop à la mèche qui brûle imperceptiblement pour mettre le feu à la bombe.
Est-ce à la justice à être secrète ? Il n’appartient qu’au crime de se cacher.
C’est la jurisprudence de l’inquisition. C’est celle par laquelle on fit périr tant de vertueux mais trop riches chevaliers du Temple, dont on voulait le supplice et la dépouille ; première éruption infernale qui annonça de loin le volcan de la Saint-Barthélemy. On punit en France le témoin qui se dédit après le récolement, c’est-à-dire après son second interrogatoire secret. Punissez-le s’il s’est laissé corrompre, mais non pas sur la seule supposition qu’il a pu être corrompu.
ARTICLE XXIII.
Doit-on permettre un conseil, un avocat à l’accusé ?
Plonger un homme dans un cachot, l’y laisser seul en proie à son effroi et à son désespoir, l’interroger seul quand sa mémoire doit être égarée par les angoisses de la crainte et du trouble entier de la machine, n’est-ce pas attirer un voyageur dans une caverne de voleurs pour l’y assassiner (7) ? C’est surtout la méthode de l’inquisition. Ce mot seul imprime l’horreur.
En Angleterre, île fameuse par tant d’atrocités et par tant de bonnes lois, les jurés étaient eux-mêmes les avocats de l’accusé. Depuis le temps d’Edouard VI, ils aidaient sa faiblesse, ils lui suggéraient toutes les manières de se défendre. Mais, sous le règne de Charles II, on accorda le ministère de deux avocats à tout accusé, parce qu’on considéra que les jurés ne sont juges que du fait, et que les avocats connaissent mieux les pièges et les évasions de la jurisprudence. En France, le code criminel paraît dirigé pour la perte des citoyens, en Angleterre pour leur sauvegarde.
Et non-seulement le citoyen, mais l’étranger y trouve sa sûreté dans la loi même, puisqu’il choisit six étrangers pour remplir le nombre de douze jurés qui le jugent. C’est un privilège en faveur de l’univers entier.
1 – Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, l’article CRIMES. (G.A.)
2 – En 1770, le tribunal supérieur d’Arras entreprend, sans aucune vraisemblance préalable, de juger un jeune homme nommé Montbailli, et de le condamner à la question ordinaire et extraordinaire, au supplice du poing coupé, à être rompu, à être jeté vif dans les flammes, et sa femme à être brûlée avec lui ; le mari, comme assassin de sa mère, et la femme comme complice. Le tribunal rend cet arrêt de son propre mouvement, sans qu’il y ait un seul accusateur, un seul témoin. Il semble que ce soit pour lui un plaisir de faire périr deux citoyens dans les tourments. Le mari est exécuté ; la femme, étant grosse de trois mois, est réservée pour être brûlée en relevant de couche. Si par hasard le chancelier de France n’avait été averti, l’iniquité aurait été consommée. Quels dédommagements a eus cette femme infortunée ? aucun. A peine cette barbarie a-t-elle été connue. – C’est Voltaire qui avertit Maupeou. Voyez, l’Affaire Montbailli. (G.A.)
3 – Voici l’aventure de Bretagne. Deux coupables sont condamnés par un parlement avec deux femmes réputées complices. Les deux hommes, par leur testament de mort, déclarent que les femmes sont innocentes. Le rapporteur allègue que la loi n’écoute pas cette justification tardive et veut qu’on les pende tous quatre. Le bourreau, plus pitoyable que le conseiller, et raisonnant mieux, ayant déjà pendu les deux hommes et une femme, conseille tout bas à la dernière de crier qu’elle est grosse. On suspend l’exécution, on écrit à Versailles, et la femme est sauvée.
N’a-t-on pas vu dans le procès si connu du comte de Morangiés, deux témoins, obstinés à soutenir invariablement le plus absurde mensonge, séduire le juge subalterne à qui on avait renvoyé cette affaire, au point que ce juge crut en tout ces deux misérables, et principalement un cocher nommé Gilbert, fameux alors parmi la canaille, et regardé dans le peuple comme le vertueux ennemi de la noblesse ? C’est sur les cris de ce séditieux que le juge osa flétrir un maréchal de camp indignement accusé. Il dut bien se repentir de son erreur lorsqu’un an après ce généreux cocher fut reconnu pour un voleur public, pour un faussaire, et puni par la justice. – Voyez l’Affaire Morangiés. (G.A.)
4 – Allusion à la querelle des Gluckistes et des Piccinistes. (G.A.)
5 – Voyez les Fragments sur l’Inde. (G.A.)
6 – Huit mois après que Voltaire eut écrit ces lignes, l’arrêt fut cassé. Voyez, dans la Correspondance générale, sa lettre du 26 mai, quatre jours avant sa mort, au fils du général Lally. (G.A.)
7 – De nos jours, l’affaire de la femme Doize en est encore un triste exemple. (G.A.)