PRIX DE LA JUSTICE ET DE L'HUMANITÉ - Partie 7

Publié le par loveVoltaire

PRIX DE LA JUSTICE ET DE L'HUMANITÉ - Partie 7

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PRIX DE LA JUSTICE ET DE L’HUMANITÉ

 

 

(Partie 7)

 

 

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ARTICLE XX.

 

Faut-il obéir à l’ordre injuste d’un pouvoir légitime ?

 

 

 

 

          Je suis descendu peut-être dans un trop grand détail sur les délits qui peuvent occuper l’attention des magistrats. Je ne parlerai pas de ces lois passagères qui ne subsistent qu’avec la puissance dont elles émanent ; de ces défenses qui ne peuvent durer qu’autant que le danger dure, de ces règlements de caprice qui sont ou inutiles ou inexécutables ; mais je dois vous consulter sur ces ordres souverains qui révoltent l’équité naturelle.

 

          Vous devez obéir à ceux qui font des lois dans votre patrie tant que vous demeurez dans cette patrie, j’en conviens : mais je suppose que vous vous appelez Banaïas, capitaine des gardes d’un petit roi (1) dans un pays de quarante-cinq lieues de long sur quinze de large. Vous savez que le feu roi a laissé deux fils, dont le cadet est né d’une femme adultère, complice de l’assassinat de son premier mari ; le père de ces deux enfants, par une nouvelle injustice en faveur de cette prostituée, a déshérité son fils aîné, fils d’une princesse vertueuse. Il a institué roi ce cadet, fils de la prostitution et du meurtre. Le malheureux déshérité ne demande au possesseur de son bien d’autre grâce que la permission d’épouser une petite fille qui a servi pendant quelques mois à réchauffer son vieux père. Il implore même, pour en obtenir l’agrément, la protection de la vieille mère de son frère. Comment ce frère reçoit-il cette supplication ? il vous ordonne, à vous Banaïas, capitaine d’une vingtaine de meurtriers qu’on appelle ses gardes, d’aller tuer son frère aîné pour toute réponse. Le frère aîné crie miséricorde, invoque son Dieu, embrasse les cornes de l’autel ; le cadet vous commande d’assassiner son frère, votre roi légitime, sur cet autel même. Je vous demande, Banaïas, si vous devez obéir ?

 

          Je pense qu’il faudrait que Dieu lui-même descendît de l’empyrée dans toute sa majesté, et qu’il vous commandât de sa bouche ce parricide, pour des raisons inconnues aux faibles mortels. Pour moi, je lui dirais : Seigneur, la main me tremble, daignez charger quelque autre Juif de cette commission.

 

          Puisqu’on s’efforce encore de nos jours à chercher des exemples de conduite chez ce peuple, autrefois gouverné par Dieu même, et si souvent infidèle à Dieu ; chez ce peuple qui prépara notre salut et qui est l’objet de notre horreur ; puisqu’on a confondu si souvent ses crimes avec la loi naturelle et divine qui les condamne, je vais choisir encore un exemple chez ce peuple parmi cent autres exemples.

 

          Lorsque Siméon et Lévi firent un pacte avec les habitants de Sichem, aujourd’hui Naplouze ; lorsqu’ils engagèrent le chef de ce village à se circoncire, lui, son fils, et tous les habitants ; lorsque le troisième jour après l’opération, la fièvre de suppuration abattant les forces de ces nouveaux frères, Siméon et Lévi égorgèrent le chef, toute sa famille et toute la peuplade ; Siméon et Lévi furent sans doute aidés par leurs serviteurs, par leurs esclaves s’ils en avaient. Je dis que ces esclaves étaient aussi coupables que les maîtres. Je dis que, quand même les Juifs auraient eu alors un prophète, un pontife, un sanhédrin, c’était un crime exécrable d’obéir à leurs commandements.

 

          Le rapt des Sabines par Romulus aurait-il été moins un brigandage barbare, s’il eût été commis par une délibération du sénat ?

 

          La Saint-Barthélemy perdrait-elle aujourd’hui quelque chose de son horreur, si, par impossible, le parlement de Paris avait rendu un arrêt par lequel il eût enjoint à tout fidèle catholique de sortir de son lit au son de la cloche, pour aller plonger le poignard dans le cœur de ses voisins, de ses amis, de ses parents, de ses frères, qui allaient au prêche ?

 

          Les misérables gentilshommes nommés les quarante-cinq, qui assassinèrent si lâchement le duc de Guise, auraient-ils été moins coupables s’ils avaient commis cette indignité en vertu d’un arrêt du conseil ?

 

          Non, sans doute : un crime est toujours crime, soit qu’il ait été commandé par un prince dans l’aveuglement de sa colère, soit qu’il ait été revêtu de patentes scellées de sang-froid avec toutes les formalités possibles. La raison d’Etat n’est qu’un mot inventé pour servir d’excuse aux tyrans. La vraie raison d’Etat consiste à vous précautionner contre les crimes de vos ennemis, non pas en commettre. Il y a même de l’imbécillité à leur enseigner à vous détruire en vous imitant.

 

         L’abbé de Caveyrac a beau dire que la Saint-Barthélemy « était une affaire de politique (2) ; » cette politique serait celle de Cerbère et des Furies.

 

          On dit que les exécuteurs, les suppôts de la justice doivent obéir aveuglément, que ce n’est point à eux à examiner si le supplice dont ils ne sont que les instruments est équitable ou non. Et moi je vous dis que ces gens-là sont aussi criminels que les juges, quand ils mettent à exécution une sentence reconnue évidemment injuste et barbare au tribunal de la conscience de tous les hommes.

 

          Je ne sais quel écrivain un peu extraordinaire (3), dans un roman nommé Emile, dont le héros est un gentilhomme menuisier, a dit « que le dauphin de France devait épouser la fille du bourreau, s’il y trouvait des convenances. » J’ose affirmer que si le bourreau de Paris avait pu sauver la maréchale d’Ancre par son refus, le fils de cette maréchale aurait bien fait d’épouser la fille du sauveur de sa mère, malgré l’horreur de la profession du père.

 

          Voilà une partie du code que j’aurais annoncé aux partisans de Brunehaut ou de Frédégonde, à la faction de la Rose rouge et à celle de la Rose blanche, aux Armagnacs et aux Bourguignons, aux fripons des deux partis dans le grand schisme de l’Occident, aux infâmes parlements du tyran Henri VIII.

 

          Nous ne vous invitons donc point à parler de ces prétendues lois, promulguées dans des temps de tyrannie et de brigandage.

 

          Nous ne regarderons pas même comme un jugement légal l’arrêt de la chambre étoilée d’Angleterre, par lequel l’avocat Prynne eut les oreilles coupées au pilori, et paya mille livres sterling d’amende, pour avoir composé un livre contre la comédie en 1633. C’était le temps où le cardinal de Richelieu faisait naître le théâtre en France ; et la reine Henriette, fille du grand Henri IV, épouse de l’infortuné Charles Ier, protégeait le théâtre et les beaux-arts à Londres. Prynne était un fanatique imbécile, qui ne méritait pas une punition si sévère : mais dans ce temps le parti de la cour et la faction opposée commençaient à interpréter les lois avec cruauté.

 

          On sait trop que cette sombre rage de joindre les formalités de la loi aux horreurs de la politique fut poussée si loin chez cette nation, alors féroce, que son roi, vendu par des Ecossais à des Anglais, fut enfin jugé à mort par une prétendue cour de justice, à laquelle présidait, pour grand-steward, un sergent de loi, et où siégeaient un cordonnier et un charretier mêlés à trente-huit colonels. C’est le plus solennel et le plus tranquille assassinat juridique dont jamais aucune nation se soit vantée.

 

          Si quelque crime exécuté avec la formalité d’une prétendue justice peut être comparé à ce superbe crime de Cromwell, c’est le supplice du jeune Conradin, légitime roi de Naples et de Sicile par la grâce de Dieu, jugé à mort par les valets en robe de Charles d’Anjou, roi de Sicile par la grâce du pape (4).

 

          Je ne vous parlerai pas de tant d’autres meurtres commis ailleurs sous une ombre de justice. Nous ne vous demandons un code que pour des peuples policés qui en soient dignes.

 

 

 

 

 

 

ARTICLE XXI.

 

Des libelles diffamatoires.

 

 

 

          Chez les Romains, famosi libelli, les libelles qui attaquaient la renommée, étaient des crimes de lèse-majesté, quand l’empereur y était outragé. Tribonien fait dire à son empereur Justinien, dans le Digeste, live XLVIII, tit. IV : Non lubricum linguœ ad pœnam facile trahendum est ; une parole imprudemment échappée ne doit pas être facilement punie. On avait auparavant fait parler Théodose avec plus de dignité, et le code lui attribue des paroles plus mémorables, liv. IX, tit. VII : Si c’est légèreté, méprisons ; si c’est folie, ayons-en pitié ; si c’est dessein de nuire, pardonnons : Si ex levitate processerit, contemnendum ; si ex insania, misératione dignissimum ; si ab injuria, remittendum.

 

          L’empereur Julien-le-Philosophe avait fait mieux, il avait toujours pardonné. Je vous cite ce très grand homme, parce que nos provinces respirèrent sous sa domination, ainsi que les Gaules ; parce qu’il y diminua les impôts des deux tiers ; parce qu’il y rendit la justice comme Caton ; parce que sa vigilance et son courage nous préservèrent du joug des Sicambres et des autres peuples transrhénois qui nous subjuguèrent depuis. Rien ne peut nous dispenser de la reconnaissance que nous devons à un héros, notre bienfaiteur.

 

          Un écrit qui vous diffame semble punissable à proportion du mal qu’il peut faire. S’il est à craindre qu’il n’inspire la sédition contre le souverain, il doit être réprimé par une grande peine : et telle a été souvent la jurisprudence romaine. Si la diffamation ne porte que sur vos goûts, sur votre faiblesse, sur vos ridicules, gardez-vous bien d’intenter un procès de peur d’être plus ridicule encore.

 

          Je ne mettrai point ici au rang des libelles diffamatoires, réprimables par la justice ordinaire, certaines bulles que pourtant plusieurs parlements de France ont condamnées au feu, telles, par exemple, que celle qui fut publiée à Rome, en 1585, à l’instigation de la Ligue, contre Henri IV, notre auguste allié, et contre le prince de Condé, son émule en vertu et en courage. Ils sont tous les deux appelés dans ce libelle diffamatoire « proles detestabilis ac degener familiæ Borboniorum. Pronuntiamus illos hæreticos, relapsos, hæreticorum duces, impœbutebten kæsæe majestatis divinæ reos. Privamus illum Henricum Navarræ regno ; hunc et utrumque eorumque posteros omnibus principatibus, ducatibus, dominiis, et officiis regiis, etc., etc. » Et voici la traduction de ce mauvais latin : Nous déclarons Henri ci-devant roi de Navarre, et Henri ci-devant prince de Condé, race détestable et dégénérée de la maison de Bourbon, hérétiques, relaps, chefs d’hérétiques, impénitents, criminels de lèse-majesté divine. Nous privons ce Henri de Navarre de son royaume, et chacun d’eux et leur postérité de toutes principautés, duchés, domaines, de tous honneurs et offices royaux.

 

          Un Gustave-Adolphe, un Charles XII, un Frédéric de Prusse auraient répondu dans Rome à la tête d’une armée. Henri IV, aussi vaillant qu’eux, ne répondit que par un démenti affiché aux murs du Vatican. Il n’avait point alors d’armée ; il n’en eut jamais une complète que dans le temps où le fanatisme l’assassina par la main du dernier des hommes. Nous osons espérer que les temps de ces libelles diffamatoires absurdes ne reviendront plus.

 

 

 

 

1 – Le roi Salomon. (G.A.)

 

2 – Voltaire s’est trompé : ce n’est point l’abbé de Caveyrac qui a dit cette sottise ; c’est Gabriel Naudé, dans ses Considérations politiques sur les coups d’Etat, page 170, édition in-12 de Hollande, 1667. (K.) – Caveyrac a dit que c’était une affaire de proscription. Le sens est le même. (G.A.)

 

3 – Dix ans auparavant, Voltaire n’était pas aussi réservé à l’égard de Jean-Jacques. Il s’adresse pourtant ici à des Bernois, dont le gouvernement avait jadis proscrit l’auteur de l’Emile. (G.A.)

 

4 – Y a-t-il quelqu’un à qui l’on puisse apprendre que Conradin était né roi des Deux-Siciles par son père Conrad et par son aïeul le grand empereur Frédéric II ? Qui ne sait que ce jeune prince, l’espoir de l’Allemagne, destiné à l’empire, eut le courage, à l’âge de seize ans, de venir combattre pour son héritage des Deux-Siciles que les papes avaient donné à Charles d’Anjou ? On sait assez que Conradin fut invité par ses sujets et par les Romains à remonter sur son trône. Il aborda dans sa patrie avec Frédéric, duc d’Autriche, son cousin germain, son frère d’armes, dont l’amitié fut longtemps aussi célèbre en Italie que celle de Pylade pour Oreste en Grèce. Tous deux étaient secondés par Henri, frère du roi de Castille, et par une foule de chevaliers castillans. Les musulmans vinrent se ranger sous ses drapeaux, ainsi que les chrétiens. Cette florissante armée fut détruite par un stratagème. Conradin et son brave ami furent livrés à Charles d’Anjou. Ce prince, qui s’était fait vassal du pape, consulta Clément IV, son seigneur suzerain, pour savoir comment il traiterait ses deux captifs. La vie de Conradin est la mort de Charles, répondit le pontife. Charles, en conséquence, fit juger le roi des Deux-Siciles et le duc d’Autriche comme des criminels de lèse-majesté divine et humaine. Le bourreau leur trancha la tête dans la place publique, et Conradin mourut en baisant la tête du duc d’Autriche. Nous n’avons point les lettres par lesquelles saint Louis, frère du duc d’Anjou, reprocha sans doute à son frère un crime si cruel et si lâche.

 

 

 

 

 

 

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