PRIX DE LA JUSTICE ET DE L'HUMANITÉ - Partie 4
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PRIX DE LA JUSTICE ET DE L’HUMANITÉ
(Partie 4)
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ARTICLE IX.
Des sorciers.
Est-il bien vrai que Locke ait écrit, qu’il ait donné des lois humaines à un pays sauvage, et que Penn ait encore mieux policé la Pensylvanie ? Blackstone (1) nous a-t-il fait connaître ce que le code criminel d’Angleterre a d’excellent et de défectueux ? enfin sommes-nous dans le siècle des Montesquieu et des Beccaria, dans ce siècle que l’auteur vertueux de la Félicité publique (2) démontre à plus d’un égard marcher à grands pas vers la sagesse et vers le bonheur ? Cependant on parle encore de magie.
Les papiers publics nous ont appris que, vers la fin de l’an 1750, on avait brûlé à Vurtzbourg une fille de qualité, religieuse et sorcière (3).
Je n’ai nulle relation avec ce pays de Vurtzbourg. Je respecte trop l’évêque souverain de ce diocèse, pour croire qu’il ait souffert une barbarie si idiote. Mais en 1730 la moitié du parlement de Provence condamna au feu, comme sorcier, l’imbécile et indiscret jésuite Girard, tandis que l’autre moitié lui donnait gain de cause avec dépens. La même sottise qui fit passer ce pauvre homme pour un grand prédicateur lui donna la réputation d’un grand magicien. On soutint dans le sanctuaire des lois qu’en soufflant dans la bouche de la fille nommée Cadière, il lui avait fait entrer un démon d’impureté dans le corps, et que cette fille, possédée du diable et de frère Girard, était devenue amoureuse de l’un et de l’autre.
Les avocats qui plaidèrent contre le jésuite ne manquèrent pas de citer l’exemple du curé Gaufridi, qui non-seulement fut accusé au même parlement d’avoir soufflé le diable dans la bouche de Magdeleine La Palud à Marseille, mais qui l’avoua dans les horreurs de la torture (moyen sûr de découvrir la vérité). On cita l’aventure des fameuses ursulines de Loudun, toutes ensorcelées par le curé Grandier. Ce curé Grandier avec ce curé Gaufridi avaient été brûlés vifs à la plus grande gloire de Dieu.
Il est dit même, dans la relation la plus authentique de ce procès et de la mort affreuse de ce curé Grandier, que le bourreau qui lui administra la question ne le faisant pas assez souffrir pour le forcer à se confesser sorcier, un révérend père récollet, aussi robuste que zélé, prit la place du questionnaire, et enfonça les instruments de la vérité si profondément dans les jambes du patient, qu’il en fit sortir la moelle. De tout cela l’on conclut qu’il fallait donner la question à Girard et le brûler. Il aurait subi ces deux supplices, s’il y avait eu dans le parlement deux voix contre lui ; car il avait été charitablement statué, il y a longtemps, que la majorité de deux voix suffisait pour livrer loyalement un citoyen ou un moine au plus épouvantable des supplices. Je vous ferai voir bientôt, messieurs, que trois prétendus gradués ou praticiens de province ont suffi pour faire expirer des enfants dans les flammes, avec des accessoires d’une atrocité iroquoise cent fois plus aggravants (4). Mais continuons cet article du sortilège.
On sait assez que le procès des diables de Loudun et du curé Grandier livre à une exécration éternelle la mémoire des insensés scélérats qui l’accusèrent juridiquement d’avoir ensorcelé des ursulines, et ces misérables filles qui se dirent possédées du diable, et cet infâme juge commissaire, Laubardemont pour faire exorciser des religieuses, chasser des diables, et brûler un prêtre.
Ce qui peut être encore plus étrange, c’est que dans notre siècle, où la raison semble avoir fait quelques progrès, on a imprimé en 1749 un Examen des diables de Loudun, par plusieurs passages des cas de Pontas (5), que Grandier avait en effet mis quatorze diables dans le corps de ces quatorze nonnes, et qu’il mourut possédé du quinzième. M. de Menardaie, prêtre, n’était pas sorcier.
Quant au procès du curé Gaufridi ou Gaufredi, dans Marseille, et à son épouvantable supplice en 1611, il avait été encore plus absurde et plus inhumain ; car le parlement le condamna à être tenaillé dans toutes les parties de son corps avec des tenailles ardentes, avant d’être jeté vivant dans le bûcher, « pour réparation d’avoir fait pacte et convention avec le malin esprit, à l’effet de jouir de Magdeleine La Palud, religieuse ursuline, et d’attirer à son amour toutes autres femmes ou filles qu’il désirerait. » Voilà bien des ursulines ensorcelées.
De pareilles horreurs couvraient alors la face de toutes les contrées de la communion romaine. Il ne faut pas s’en étonner, puisque chez nos voisins, chez nos frères, dans Genève même, en 1652, on persuada une pauvre femme, nommée Michelle Chaudron, qu’elle était sorcière, qu’elle avait un pacte avec le diable et les marques sataniques sur le corps. En conséquence on eut la féroce imbécillité de la brûler, mais au moins ce fut après l’avoir étranglée.
Rappelons dans notre continent la mémoire des singulières fureurs qu’étala, il y a un siècle, la démence de la superstition dans ces mêmes contrées septentrionales de l’Amérique, aujourd’hui ensanglantées par une guerre civile (6). Cette scène infernale commença dans le petit pays de Salem, comme celle de la capitale de France, par un prêtre nommé Pâris, et par des convulsions. Cet énergumène s’imagina que tous les habitants étaient possédés du diable, et le fit croire. La moitié de la peuplade fit charger l’autre de fers, l’exorcisa, lui donna la question, qu’on ne connaît point en Angleterre, fit périr dans les supplices vieillards, femmes et enfants, et fut ensuite enchaînée, exorcisée, torturée et mise à mort à son tour. La province devint déserte ; il fallut y envoyer de nouvelles peuplades ; rien n’est plus incroyable, et rien n’est plus vrai. Quand on songe à tous les maux qu’a produits le fanatisme, on rougit d’être homme.
Vous n’ignorez pas quelle foule de sorciers on a brûlés dans toute l’Europe pendant près de mille années. Le pape Grégoire, honoré du nom de saint et de grand, ayant fait brûler tous les livres anciens qu’il put trouver, fut le premier qui livra judiciairement les sorciers aux flammes. Il eût été sage d’examiner d’abord s’il était possible que ce crime existât, avant de brûler les accusés. Il y eut deux sénateurs de Rom exécutés ; et dès lors chaque siècle vit des bûchers élevés pour punir la magie, parce qu’elle fut regardée comme une hérésie.
On a compté que depuis ce Grégoire-le-Grand on a brûlé en Europe plus de cent mille sorciers ou possédés, soit exorcisés, soit non exorcisés. Plus les tribunaux en condamnaient, plus il s’en reproduisait. Cette propagation est naturelle : les malheureux qui avaient entendu parler toute leur vie du pouvoir immense de Satanas, de ses dévots et de ses dévotes voyageant dans les airs, et commandant à la nature entière, devaient penser que rien n’était plus vrai, puisque des juges qui passaient pour les esprits les plus sensés et les plus éclairés ne doutaient pas du pouvoir de ce Satan, et des grâces qu’il répandait sur ses favoris. C’était donc parmi les peuples à qui obtiendrait la faveur du diable. Il n’en coûtait qu’un pot de graisse et un manche à balai pour aller au sabbat. On s’endormait dans ces heureuses idées ; on croyait en effet traverser les airs pendant la nuit, à cheval sur un bâton, en croupe derrière une sorcière. On arrivait en un clin d’œil à l’assemblée des fidèles. Vous étiez reçu en cérémonie, le bouc vous donnait son cul à baiser, et vous aviez droit à tous les trésors et à toutes les beautés de la terre. Il n’y avait point de gueux qui résistât à des séductions si flatteuses. Ce que ces misérables se figuraient, les juges se le figuraient aussi. Au lieu de discuter l’affaire à l’hôpital des Petites-Maisons ou de Bedlam, on l’examinait dans les cachots ou dans la chambre de la question, on la finissait au milieu des flammes.
Il y eut des jurisconsultes démoniaques, et en grand nombre, qui nous donnèrent le code du diable, dès que l’imprimerie fut inventée. Bientôt après, les Bodin (7), les Delrio, les Boguet, procureurs généraux de Belzébuth, spécifièrent tous les cas où le diable daignait agir par lui-même, et ceux où il employait ses ministres. On sut comment les diables masculins couchaient avec nos filles en incubes et comment les diables féminins couchaient en succubes avec les garçons (8). Tous les mystères impudiques de ces procès criminels infernaux furent dévoilés. Le roi de la Grande-Bretagne, Jacques Ier, fameux théologien, écrivit sa Démonologie. Le monde fut donc rempli de sorciers et d’ensorcelés, de possédants et de possédés.
Les savants barbares, qui gagnaient de l’argent et des honneurs à instruire les procès de ces barbares imbéciles, justifiaient leur métier et leur conduite en disant : « Le sortilège est un article de foi. Joseph, le patriarche, avait une coupe avec laquelle il faisait ses conjurations. Les prophètes du pharaon d’Egypte firent les mêmes miracles que Moïse. Balaam prédit l’avenir après avoir conversé avec son ânesse. Saül fut possédé, et David chassa son diable en jouant de la harpe. La pythonisse d’Endor évoqua des enfers l’ombre de Samuel. Le démon Asmodée, amoureux de Sara, fille de Raguël, étrangla ses sept maris l’un après l’autre : et l’ange Raphaël non-seulement le chassa en grillant le foie d’un poisson, mais il alla l’enchaîner auprès du grand Caire, où il est encore. Enfin qu’est-il besoin de tant d’exemples ? Jésus-Christ lui-même ne fut-il pas emporté par le diable dans un désert et sur une montagne, et sur le pinacle du temple ? » Delrio, chap. XXX. (Disquisitions magiques.)
Les sages répondaient en vain que les temps étaient changés, que ce qui était bon autrefois ne l’était plus de nos jours. Le monde restait toujours partagé entre les gens croyant à la magie, et les gens faisant brûler ces croyants.
Enfin on a cessé de brûler les sorciers, et ils ont disparu de la terre (9).
1 – 1723 – 1780 ; auteur des commentaires sur les lois d’Angleterre. (G.A.)
2 – Chastellux. Voyez, Articles de journaux. (G.A.)
3 – Ce fait est très vrai. Cette malheureuse fille soutint opiniâtrément qu’elle était sorcière, et qu’elle avait tué par ses sortilèges des personnes qui n’étaient point mortes. Elle était folle, ses juges furent imbéciles et barbares. (K.) – Voyez le Commentaire sur Beccaria, § IX (G.A.)
4 – Voyez l’Affaire La Barre. (G.A.)
5 – Pontas est auteur d’un Dictionnaire des cas de conscience, 1715. (G.A.)
6 – La guerre de l’indépendance américaine. (G.A.)
7 – Bodin, auteur de la Démonomanie, 1581 ; Delrio, auteur de Disquisitionum magicarum libri VI, 1599 ; Boguet, auteur d’un Discours des sorciers, avec une instruction pour un juge en fait de sorcellerie, 1603. (G.A.)
8 – On trouve dans un livre de Pierre de Lancre, dédié à Silleri, chancelier sous Henri IV, des détails très curieux sur les sorciers. Ce Pierre de Lancre avait eu l’imbécillité et la barbarie d’en faire brûler un grand nombre. La plupart avouaient dès les premiers interrogatoires. Quoique interrogés à part, ils s’accordaient sur les circonstances des soupers qu’ils avaient faits avec le diable. Les ragoûts étaient noirs. Les femmes qui avaient eu ses faveurs convenaient quod diaboli membrum esset nigrum, rigidum, quasi ferreum, squamis duris involutum ; quod diaboli sperma esset frigidum, glaciale. Voilà de singulières propriétés pour le diable, et de tristes jouissances. Ces gens, à force de causer entre eux, étaient-ils parvenus à rêver les mêmes extravagances ? allaient-ils réellement à une assemblée où quelques fripons avaient disposé cet appareil magique, et jouaient le rôle de diables ? C’est ce que Pierre de Lancre aurait pu savoir s’il avait été moins imbécile. Songeons que, du temps de Henri IV, la vie, l’honneur, les biens des citoyens, dépendaient de magistrats qui croyaient que le diable avait du sperme, que ce sperme était froid ; et félicitons-nous de vivre dans un autre siècle. (K.) – L’ouvrage de Lancre est intitulé : Tableau de l’inconstance des mauvais anges et démons, 1613. (G.A.)
9 – On a dit, on imprime, et on répète qu’en France Louis XIV défendit que le parlement de Paris connût des accusations de magie et de sorcellerie ; cela n’est pas vrai. Son édit de 1682 renouvelle les anciennes lois contre « les devins, les devineresses, … coupables d’impiété, sortilèges, sous prétexte de magie, qui doivent être punis de mort. »
Il paraît que le rédacteur de la loi s’est mal expliqué. On n’entend point ce que c’est qu’un sortilège sous prétexte de magie : c’est comme si l’on disait sortilège sous prétexte de sortilège. Le fait est que le parlement de Paris, composé d’hommes instruits et judicieux, n’a point l’ancienne bêtise de croire aux sorciers, aux magiciens ; mais il punit et punira toujours les scélérats imbéciles qui joignent aux empoisonnements des opérations qu’on appelle magiques. Ainsi il condamna en 1689 les fameux bergers de Brie qui avaient fait périr par leurs drogues plusieurs bestiaux de leurs voisins. Ils avaient joint de l’arsenic à de l’eau bénite et à des conjurations. Ils avaient dit des paroles, mais ces paroles et cette eau bénite n’avaient tué personne. Les uns furent pendus, les autres envoyés aux galères, non comme des magiciens qui donnaient la mort par leur science secrète, mais comme des empoisonneurs.
Le mot de magie signifie sagesse dans son origine. Quelle sagesse aujourd’hui !