PRIX DE LA JUSTICE ET DE L'HUMANITÉ - Partie 3

Publié le par loveVoltaire

PRIX DE LA JUSTICE ET DE L'HUMANITÉ - Partie 3

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PRIX DE LA JUSTICE ET DE L’HUMANITÉ

 

 

(Partie 3)

 

 

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ARTICLE VII.

 

D’une multitude d’autres crimes.

 

 

 

          Vous nous apprendrez peut-être comment une infinité de scélérats pourraient faire autant de bien à leurs pays, qu’ils leur auraient fait de mal. Un homme qui aurait brûlé la grange de son voisin ne serait point brûlé en cérémonie, parce qu’un peu de foin et de paille n’équivaut pas à la vie d’un homme qui meurt par un si cruel supplice ; mais après avoir aidé à rebâtir la grange, il veillerait toute sa vie, chargé de chaînes et de coups de fouet, à la sûreté de toutes les granges du voisinage.

 

          Mandrin, le plus magnanime de tous les contrebandiers, aurait été envoyé au fond du Canada se battre contre les sauvages, lorsque sa patrie possédait encore le Canada (1).

 

          Un faux-monnayeur est un excellent artiste. On pourrait l’employer, dans une prison perpétuelle, à travailler de son métier à la vraie monnaie de l’Etat, au lieu de le faire mourir dans une cuve d’eau bouillante, comme l’ordonnent Charles-Quint et François Ier.

 

          Un faussaire, enchaîné toute sa vie, pourrait transcrire de bons ouvrages, ou les registres de ses juges, et surtout sa sentence (2).

 

          La polygamie ne serait un cas pendable que dans la comédie de Pourceaugnac. Et la loi trop rigoureuse de Charles-Quint et des Anglais serait entièrement abolie pour faire place à une loi moins dure et plus convenable.

 

          Le plagiat, c’est-à-dire la vente d’un enfant volé, serait aussi peu poursuivi qu’il est rare dans l’Europe chrétienne. A l’égard du plagiat des auteurs, il est si commun qu’on ne peut le poursuivre.

 

          Voyons des délits qui ont été plus ordinaires, et soumis à des supplices plus effroyables.

 

 

 

 

 

ARTICLE VIII.

 

De l’hérésie.

 

 

 

          On peut définir l’hérésie, « opinion différente du dogme reçu dans le pays. » Quand commença-t-on à condamner en forme juridique des docteurs, des prêtres, et des séculiers, à être étranglés ou décollés, ou brûlés en place publique, pour des opinions que personne n’entendait ? Ce fut, si je ne me trompe, sous Théodose, qui ne savait rien de ce qui se passait dans ses Etats, ainsi qu’il est arrivé depuis à plus d’un monarque.

 

          L’Eglise, à la vérité, avait été toujours agitée par la discorde. Déjà Rome avait vu un de ces schismes scandaleux qui ont désolé depuis et ensanglanté l’Europe en si grand nombre. Novatien avait disputé l’évêché secret de Rome à Corneille, sur la fin de l’empire de Décius. Cette guerre sourde entre des hommes obscurs, quoique riches et maltraités par le gouvernement, ne fut signalée que par des injures. Bientôt après Constantin mit, comme on sait, la religion chrétienne sur le trône, et la vit déchirer ses entrailles par des disputes sur des problèmes qu’il est impossible à l’esprit humain de résoudre. Il punit lui-même l’Eglise qu’il avait élevée. Il exila les combattants athanasiens et les combattants ariens. Il envenima la querelle en changeant plus d’une fois de parti. Le sang chrétien coula longtemps dans la Syrie, dans la Thrace, dans l’Asie-Mineure, dans l’Egypte, dans l’Afrique, vastes pays dans lesquels il n’est aujourd’hui connu que par l’esclavage ou par le commerce. On ne s’avisa point alors de juger la foi dans les tribunaux comme un procès criminel, et d’envoyer un homme au supplice pour un argument.

 

          Le schisme de Donat, du temps de saint Augustin, fut cruel ; les prêtres des deux partis armèrent leurs ouailles africaines de massues, attendu que l’Eglise abhorre le sang. On se massacra saintement dans le pays habité de nos jours par les corsaires de Tunis et d’Alger ; mais on ne se massacra pas judiciairement. Ce furent des évêques espagnols qui commencèrent à tuer en règle, comme ils commencèrent depuis les assassinats de l’inquisition dans les formes du barreau.

 

          Il serait difficile de dire bien précisément quelles étaient les thèses théologiques sur lesquelles ont fit le procès aux priscillianistes. Les chimères s’oublient, mais les barbaries atroces restent gravées dans la mémoire des hommes à la dernière postérité.

 

          Des évêques espagnols, l’un nommé Itace, l’autre Idace, et quelques évêques gascons, ayant fortement ergoté contre les évêques Priscillien, Instance et Salvien, et par conséquent possédés du démon de la haine, suivirent leurs antagonistes des Pyrénées jusqu’à Trèves. Il y avait alors dans Trèves un tyran des Gaules nommé Maxime, qui s’était mis en tête de détrôner l’empereur Théodose, mais qui n’y réussit pas. Ce Maxime était un barbare, débauché, ivrogne, avare et dissipateur, un vrai soldat ne sachant point de quoi il était question, s’en souciant encore moins ; d’ailleurs dévot et fait pour être gouverné par les prêtres, pourvu qu’il gagnât à les protéger

 

          Les évêques espagnols et gascons se cotisèrent pour lui donner de l’argent ; tant ils étaient acharnés à la bonne cause. Maxime ne manqua pas de faire pendre les trois hérétiques par son parlement. Saint Martin, qui se trouva là par hasard, ayant intercédé pour les condamnés, on le menaça de le pendre lui-même, et il s’enfuit au plus vite.

 

          Dès que les ergoteurs furent si loyalement en curée, ils ne discontinuèrent plus d’aller à la chasse des hérétiques et des impies. Ils crièrent alali d’un bout de l’Europe à l’autre. Ils changèrent quelques princes en chiens de chasse qui plongèrent leurs gueules dans le sang des bêtes relancées par eux. Dès que les princes résistèrent, ils furent immolés eux-mêmes, depuis Henri IV l’empereur jusqu’à l’autre Henri IV de France, le meilleur des rois et des hommes.

 

          C’est pendant ces siècles d’ignorance, de superstition, de fraude et de barbarie, que l’Eglise, qui savait lire et écrire, dicta des lois à toute l’Europe, qui ne savait que boire, combattre, et se confesser à des moines. L’Eglise fit jurer aux princes qu’elle oignit d’exterminer tous les hérétiques ; c’est-à-dire qu’un souverain fit serment, à son sacre, de tuer presque tous les habitants de l’univers (3), car presque tous avaient une religion différente de la sienne.

 

          L’hérésie fut le plus grand des crimes ; et aujourd’hui même encore, chez une aimable nation, notre voisine (4), le code pénal de tous les parlements commence par l’hérésie ; cela s’appelle crime de lèse-majesté divine au premier chef. Autrefois on brûlait irrémissiblement ces ennemis de Dieu, parce qu’on ne doutait pas que Dieu ne les brûlât lui-même dès qu’ils étaient morts, soit qu’il portât en enfer leurs corps restés en terre, soit qu’il y portât leur âme qu’on ne voyait point. Tous les juges étaient bien persuadés que c’était se conformer à Dieu que de brûler ces impies, qu’on n’anticipait leur enfer que de quelques minutes, et qu’il n’y avait point de musique céleste plus agréable à Dieu, l’auteur de notre vie, que les cris d’une famille entière d’hérétiques au milieu des flammes.

 

          On a porté des lois bien terribles contre les hérétiques en France. On publia en 1699 un édit par lequel tout hérétique nouvellement converti était condamné aux galères perpétuelles, s’il était surpris sortant du royaume, et ceux qui avaient favorisé sa sortie livrés à la mort. Ainsi le réputé principal criminel était bien moins puni que le complice. Cette loi barbare et absurde n’est point abolie ; mais il faut avouer qu’elle est fort mitigée par les mœurs ; on s’est bien relâché depuis qu’en 1767 l’impératrice de toutes les Russies, souveraine de douze cent mille lieues carrées, a écrit de sa main, à la tête de ses lois, en présence des députés de trente nations et de trente religions : « La faute la plus nuisible serait l’intolérance. »

 

          La raison a fait pour le moins autant de progrès à Versailles, depuis que Jésus ne permet plus que les jésuistes ou jésuites gouvernent cet agréable royaume.

 

          Vous comprenez donc bien, messieurs, qu’un Picard (5), fugitif de Noyon, réfugié dans une petite ville au pied des Alpes, et accrédité dans cet asile, ne fit pas une action charitable en traînant à un bûcher composé de fagots verts (pour prolonger la cérémonie) un pauvre Espagnol (6) entiché d’une opinion différente de l’opinion de ce Picard. Il fit ardre réellement le corps et le sang de l’Espagnol, et non en figure, tandis qu’on cuisait, dans plus d’une ville de France, le fugitif de Noyon, en effigie, en attendant sa personne.

 

          Les Guises furent plus injustes et non moins cruels quand ils firent juger à mort par leurs commissaires le vertueux Anne Dubourg, conseiller au parlement de Paris. Il fut pendu et brûlé sous le règne de François II. Il aurait été chancelier de France sous Henri IV.

 

          Le monde commence un peu à se civiliser ; mais quelle épaisse rouille, quelle nuit de grossièreté, quelle barbarie domine encore dans certaines provinces, et surtout chez ces honnête cultivateurs tant vantés dans des élégies et dans des églogues, chez ces laboureurs innocents, et chez quelques curés de campagne qui traîneraient en prison leurs frères pour un écu, et qui vous lapideraient, si deux vieilles, vous voyant passer, criaient à l’hérétique ! Le monde s’améliore un peu ; oui, le monde pensant ; mais le monde brute sera longtemps un composé d’ours et de singes ; et la canaille sera toujours cent contre un. C’est pour elle que tant d’hommes qui la dédaignent composent leur maintien et se déguisent ; c’est à elle qu’on veut plaire, qu’on veut arracher des cris de Vivat ; c’est pour elle qu’on étale des cérémonies pompeuses ; c’est pour elle seule enfin qu’on fait du supplice d’un malheureux un grand et superbe spectacle.

 

 

 

 

 

 

1 – Mandrin fut roué vif en 1755. Le Canada ne fut cédé à l’Angleterre qu’à la paix honteuse de 1763. (G.A.)

 

2 – Il ne serait ni dispendieux ni difficile d’employer les criminels d’une manière utile, pouvu qu’on ne les rassemblât point en grand nombre dans un même lieu. On pourrait les charger dans les grandes villes des travaux dégoûtants et dangereux, lorsqu’ils n’exigent ni adresse ni bonne volonté. On peut aussi les employer, dans les maisons où ils sont renfermés, à des opérations des arts qui sont très pénibles ou malsaines. Des privations pour la paresse, des châtiments pour la mutinerie et le refus du travail, des adoucissements pour ceux qui se conduiraient bien, suffiraient pour maintenir l’ordre ; et tous ceux qui sont valides gagneraient au-delà de ce qu’ils peuvent coûter, si leur travail était bien dirigé. (K.)

 

3 – Louis XIII et Louis XIV firent ce serment à leur sacre ; mais ils publièrent des déclarations pour avertir que leurs sujets de la religion réformée n’étaient pas compris dans le serment d’exterminer les hérétiques. (K.)

 

4 – Voltaire en cet écrit se donne pour un Suisse. (G.A.)

 

5 – J. Calvin. (G.A.)

 

6 – Michel Servet. (G.A.)

 

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