PRIX DE LA JUSTICE ET DE L'HUMANITÉ - Partie 2
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PRIX DE LA JUSTICE ET DE L’HUMANITÉ
(Partie 2)
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ARTICLE III.
Du meurtre.
C’est à vous, messieurs, d’examiner dans quel cas il est équitable d’arracher la vie à votre semblable à qui Dieu l’a donnée.
On dit que la guerre a rendu de tout temps ces meurtres non-seulement légitimes, mais glorieux. Cependant d’où vient que la guerre fut toujours en horreur chez les brachmanes, autant que le porc était en exécration chez les Arabes et chez les Egyptiens ? D’où vient que les pythagoriciens, les thérapeutes, les troglodytes, les esséniens, et ceux qui voulurent quelque temps les imiter, ne regardèrent les batailles tant vantées, si souvent ordonnées par les dieux de toute espèce, et honorées de leur présence, que comme d’infâmes assassinats multipliés, et comme l’assemblage de tous les crimes ? Les primitifs, auxquels on a donné le nom ridicule de quakers, ont fui et détesté la guerre pendant plus d’un siècle, jusqu’au jour où ils ont été forcés par leurs frères les chrétiens de Londres de renoncer à cette prérogative, qui les distinguait de presque tout le reste de la terre. On peut donc à toute force se passer de tuer des hommes.
Mais voilà des citoyens qui vous crient : Un brutal m’a crevé un œil ; un barbare a tué mon frère ; vengez-nous ; donnez-moi un œil de l’agresseur qui m’a éborgné ; donnez-moi tout le sang du meurtrier par qui mon frère a été égorgé ; exécutez l’ancienne, l’universelle loi du talion.
Ne pouvez-vous pas leur répondre : Quand celui qui vous a fait borgne aura un œil de moins, en aurez-vous un de plus ? quand j’aurai fait mourir dans les tourments celui qui a tué votre frère, ce frère sera-t-il ressuscité ? Attendez quelques jours ; alors votre juste douleur aura perdu de sa violence ; vous ne serez pas fâché de voir de l’œil qui vous reste une grosse somme d’argent que je vous ferai donner par le mutileur ; elle vous fera passer doucement votre vie ; et de plus, il sera votre esclave pendant quelques années, pourvu que vous lui laissiez ses deux yeux pour vous mieux servir pendant ce temps-là.
A l’égard de l’assassin de votre frère, il sera votre esclave tant qu’il vivra. Je le rendrai toujours utile à vous, au public, et à lui-même.
C’est ainsi qu’on en use en Russie depuis quarante années. On force les criminels qui ont outragé la patrie à servir toujours la patrie ; leur supplice est une leçon continuelle : et c’est depuis ce temps-là que cette vaste partie du monde n’est plus barbare.
A Dieu ne plaise que je fasse l’éloge des mœurs atroces qui régnèrent en Europe dans la décadence de l’empire romain et au temps de Charlemagne ! Quiconque avait quatre cents écus dont il ne savait que faire pouvait tuer à son choix un antrustion ou un évêque. Chaque assassinat avait son prix fait. En Pologne, jusqu’à nos derniers temps, tout pauvre gentillâtre elector regum et destructor tyrannorum, pouvait assassiner noblement un cultivateur, un serf de glèbe, pour environ trente francs de notre monnaie. La vie de ces hommes, nos semblables, n’était pas plus chère dans l’ancien gouvernement féodal.
Je ne propose pas, sans doute, l’encouragement du meurtre, mais le moyen de le punir sans un meurtre nouveau. Le moyen de venger la famille est de pardonner. En Turquie, lorsqu’un meurtrier est condamné à perdre la vie, il est libre à l’héritier du mort de lui faire grâce ; c’est l’ancienne loi que les Turcs ont apportée des bords de la mer d’Hyrcanie. C’était la loi de tous les anciens peuples de la Scythie (1).
Peuples, qui, en cultivant les hautes sciences et les arts aimables, avez conservé des lois plus qu’iroquoises, songez que des philosophes scythes firent autrefois rougir les Grecs !
Vous qui travaillez à réformer ces lois, voyez avec le jurisconsulte M. Beccaria s’il est bien raisonnable que, pour apprendre aux hommes à détecter l’homicide, des magistrats soient homicides, et tuent un homme en grand appareil.
Voyez s’il est nécessaire de le tuer quand on peut le punir autrement, et s’il faut gager un de vos compatriotes pour massacrer habilement votre compatriote, excepté dans un seul cas ; c’est celui où il n’y aurait pas d’autre moyen de sauver la vie du plus grand nombre. C’est le cas où l’on tue un chien enragé.
Dans tout autre occurrence, condamnez le criminel à vivre pour être utile ; qu’il travaille continuellement pour son pays, parce qu’il a nui à son pays. Il faut réparer le dommage : la mort ne répare rien.
On vous dira peut-être : « M. Beccaria se trompe ; la préférence qu’il donne à des travaux pénibles et utiles, qui dureront toute la vie, n’est fondée que sur l’opinion que cette longue et ignominieuse peine est plus terrible que la mort, qui ne se fait sentir qu’un moment. On vous soutiendra que s’il a raison, c’est lui qui est le cruel, et que le juge qui condamne à la potence, à la roue, aux flammes, est l’homme indulgent. »
Vous répondrez, sans doute, qu’il ne s’agit pas ici de discuter quelle est la punition la plus douce, mais la plus utile. Le grand objet, comme nous l’avons dit, est de servir le public ; et, sans doute, un homme dévoué pour tous les jours de sa vie à préserver une contrée d’inondation par des digues, ou à creuser des canaux qui facilitent le commerce, ou à dessécher des marais empestés, rend plus de services à l’Etat qu’un squelette branlant à un poteau par une chaîne de fer, ou plié en morceaux sur une roue de charrette (2).
ARTICLE IV.
Du duel.
Ne parlerez-vous point du duel, qui chez nos nations modernes est honorable et pendable ? Ne nous direz-vous point pourquoi les Scipion, les Métellus, les César, et les Pompée, n’allaient point sur le pré pousser de tierce et de quatre, et pourquoi c’est la gloire d’un sous-lieutenant basque ou gascon, qui, pour prix de sa vaillance, et en exhaussement de chevalerie, est condamné à être pendu ?
Ne remarquerez-vous pas que toute société s’empresse à chasser un coquin, de qualité ou non, qui est surpris trompant au jeu, ne s’agirait-il que de quelques pistoles, tandis que toute société se fait un devoir de protéger, de sauver, d’aider tous les coupables des deux crimes les plus funestes au genre humain, le duel et l’adultère ? On se pique de protéger ces deux délits, dont l’un détruit les défenseurs de l’Etat, et l’autre donne à tant de père de famille, à tant de princes, des héritiers qui ne sont pas leurs enfants ! Ne trouvez-vous pas les barbares Turcs beaucoup plus sages que nos barbares polis occidentaux ? Les Turcs ne connaissent ni la vaine gloire du duel, ni la galanterie de l’adultère. Ne conviendrez-vous pas d’ailleurs qu’il est des délits qu’il faut toujours tâcher d’ignorer ?
ARTICLE V.
Du suicide.
Après avoir parlé de ceux qui tuent leur prochain, disons un mot de ceux qui se tuent eux-mêmes. Ils s’embarrassent peu, quand ils sont bien morts, que la loi ordonne en Angleterre de les traîner dans les rues avec un bâton passé au travers du corps, ou que, dans d’autres Etats, les bons juges criminalistes les fassent pendre par les pieds, et confisquent leur bien ; mais leurs héritiers prennent la chose à cœur. Ne vous semble-t-il pas cruel et injuste de dépouiller un enfant de l’héritage de son père, uniquement parce qu’il est orphelin ? Ces anciennes coutumes aujourd’hui négligées, mais qui ne sont pas légalement abolies, étaient autrefois des lois sacrées ; car l’Eglise partageait avec le seigneur féodal, soit roi, soit baron, l’argent comptant, la terre, et les meubles de l’homme qui s’était dégoûté de la vie. On le regardait comme un esclave qui s’était enfui de son maître, et on prenait son pécule.
Cependant le droit canon, qui avait servi de code criminel à nos ignorants et barbares ancêtres, n’avait jamais pu trouver, ni dans l’ancien ni dans le nouveau Testament, un seul passage qui défende le suicide.
Virgile dit, dans son sixième chant, que ceux qui se sont donné la mort passent leur temps, dans le vestibule des enfers, à regretter leur vie.
. . . . . . . . . . Quam vellent æthere in alto
Nunc et pauperiem et duros perferre labores !
Virgile les plaint, quoiqu’il soit fort douteux s’ils sont à plaindre ; mais il ne les condamne pas. L’empereur Marc-Antonin ordonne qu’on ne trouble point leurs cendres, et que leurs testaments soient très valables. (Loi du divin Marc-Antonin, code, live. IX, tit L.)
L’abbé de Saint-Cyran, le patriarche des jansénistes, autrefois homme célèbre pour un peu de temps, écrivit, en 1608, un livre en faveur du suicide (3).
Tout ce qu’on a dit pour détourner de cette action, représentée tantôt comme courageuse, tantôt comme lâche, se réduit à ceci : Vous appartenez à la république ; il ne vous est pas permis de quitter votre poste sans son ordre.
Tout ce qu’on a dit pour la justifier consiste dans ceci :
La république se passera très bien de moi après ma mort, comme elle s’en est passée avant ma naissance ; Je suis mécontent de ma maison, j’en sors, au hasard de n’en pas trouver une meilleure. Mais vous, quelle est votre folie de me pendre par les pieds quand je ne suis plus ? et quel est votre brigandage de voler mes enfants (4) ?
ARTICLE VI.
Des mères infanticides.
Si j’ai trop excusé ceux qui se tuent, je tremble d’excuser trop de mères qui exposent leurs enfants, et surtout des filles, victimes malheureuses de l’amour et de l’honneur, ou plutôt de la honte.
On a vanté et mis en vigueur le célèbre édit du roi de France Henri II, qui ordonne qu’on punisse de mort toute femme ou fille qui, ayant celé sa grossesse, accouche d’un enfant trouvé mort sans avoir été baptisé (5).
Le code de Charles-Quint, connu sous le titre de la Caroline, veut qu’on ne condamne la mère au supplice qu’en cas que l’enfant soit venu au monde en vie.
La loi d’Angleterre, encore moins sévère, veut que la mère échappe à la condamnation, si elle trouve un seul témoin qui dépose qu’elle est accouchée d’un enfant mort.
La contradiction qui règne entre ces lois ne fait-elle pas soupçonner qu’elles ne sont pas bonnes, et qu’il eût bien mieux valu doter les hôpitaux, où l’on eût secouru toute personne du sexe qui se fût présentée pour accoucher secrètement ? Par là on aurait à la fois sauvé l’honneur des mères et la vie des enfants.
Trop souvent un prince ne manque point d’argent pour faire une guerre injuste, qui dévaste et qui ensanglante une moitié de l’Europe ; mais il en manque pour les établissements les plus nécessaires, qui consoleraient le genre humain (6).
1 – Une société qui a composé trois volumes pleins d’une érudition utile sur l’esprit des lois a fait usage d’un passage curieux des Voyages de Chardin, que je trouve au second volume de l’édition en deux colonnes in-4°, 1711, p. 297 ; le voici : « Quand j’arrivai en Perse, je pris les Persans pour des barbares, voyant qu’ils ne procédaient pas méthodiquement comme nous. J’étais surpris qu’ils n’eussent point comme nous de prisons publiques, point d’exécuteur public, point d’ordre ni de méthode. Je pensais que c’était faute d’être aussi policés que nous le sommes… Mais, après avoir passé quinze ans dans l’Orient, j’ai vu que c’était parce que les crimes n’arrivaient pas fréquemment… On n’entend presque jamais parler d’enfoncer les maisons, d’y égorger le monde ; on ne sait ce que c’est qu’assassinat, que rencontre, que poison… Dans tout le temps que j’ai été en Perse, je n’ai vu exécuter qu’un seul homme. »
Ensuite Chardin raconte comment le juge exhorte la famille d’un mort à composer avec le meurtrier ; mais il raconte aussi comment ces ivrognes de sophis s’abandonnent aux plus incroyables barbaries. La Perse, depuis Chardin, n’est qu’un théâtre des plus incroyables assassinats. La guerre civile a tout saccagé pendant soixante années. C’est presque le temps de Charles IX en France, et de Charles Ier en Angleterre, si pourtant quelque chose a pu approcher de nos guerres religieuses. – Les trois volumes dont Voltaire parle dans cette note sont les Observations sur l’Esprit des lois. Voyez l’avant-propos du Commentaire sur l’ouvrage de Montesquieu. (G.A.)
2 – Depuis l’avènement d’Elisabeth, on n’a puni de mort en Russie qu’un très petit nombre de personnes, dont on a jugé que la vie pouvait être dangereuse. L’empereur vient d’abolir la peine de mort dans ses Etats. Dans ceux du roi de Prusse l’assassinat est le seul crime capital, du moins parmi les délits civils. Avouons que, dans ce prétendu siècle de corruption et de délire, la raison et l’humanité ont pourtant gagné quelque chose. Croirait-on que, dans la canaille de la littérature française, il s’est trouvé quelques hommes assez imbéciles et assez lâches pour prendre le parti des bourreaux contre les philosophes ? Hé ! messieurs, déchirez nos ouvrages, calomniez nos principes ou nos actions, dénoncez nos personnes ; mais du moins, quand nous crions d’épargner le sang des hommes, n’excitez point à le verser. (K.)
3 – Sujet déjà traité dans le Dictionnaire philosophique, article CATON OU DU SUICIDE. (G.A.)
4 – Voyez, le Commentaire sur Beccaria, § XIX. (G.A.)
5 – Le suicide peut être, dans certains cas, une faute contre la morale ; mais il ne peut jamais devenir un délit. Il n’offense directement ni les droits d’un autre homme ni ceux de la société. La peine infligée pour le suicide ne peut ni prévenir le crime ni le réparer ; elle ne tombe point sur le coupable. Des mœurs féroces, une vile superstition, ont inspiré à nos grossiers aïeux l’idée de ces farces barbares, et l’avarice y a joint la confiscation. Cette loi est presque tombée en désuétude en France. Si on l’exécute encore quelquefois pour contenter les sots et amuser la populace, c’est contre des malheureux dont la famille trop pauvre ou trop obscure ne mérite pas que son honneur soit compté pour quelque chose. (K.)
6 – Cette loi est du cardinal Bertrand, chancelier sous Henri II. Forcer une fille à déclarer à un juge ce qu’on appelle sa honte, la punir du dernier supplice si, n’ayant pas voulu se soumettre à cette humiliation ou ayant trop tardé à la subir, elle accouche d’un enfant mort ; présumer le crime ; punir non le délit, puisqu’on n’attend pas qu’il soit prouvé, mais la désobéissance à une loi cruelle et arbitraire, c’est violer à la fois la justice, la raison, l’humanité. Et pourquoi ? pour prévenir un crime qu’on ne peut commettre qu’en étouffant les sentiments de la nature, qu’en s’exposant à des accidents mortels. Cependant ce ne sont point les malheureuses qui commettent ce crime que l’on doit en accuser, c’est le préjugé barbare qui les condamne à la honte et à la misère si leur faute devient publique ; c’est la morale ridicule qui perpétue ce préjugé dans le peuple. Le moyen que propose Voltaire est le seul raisonnable ; mais il faudrait que ces hôpitaux fussent dirigés par des médecins qui ne verraient, dans les infortunées confiées à leurs soins, que des femmes coupables d’une faute légère déjà trop expiée par ses suites. Il faudrait qu’on y fût assuré du secret ; que les soins qu’on y prendrait des accouchées ne fussent point bornés à quelques jours ; qu’elles pussent, si elles n’avaient point d’autre ressource, rester dans l’hôpital comme ouvrières ou comme nourrices. On pourrait, en retenant les enfants dans ces maisons jusqu’à un âge fixé, et en leur apprenant des métiers, et surtout les métiers nécessaires à la consommation de la maison, en y attachant des jardins, des terres qu’ils cultiveraient, rendre leur éducation très peu coûteuse, épargner même de quoi donner des dots aux garçons et aux filles, si, en sortant de la maison, ils se mariaient à une fille ou à un garçon qui aurait été élevé comme eux. Ces mariages auraient l’avantage d’épargner à ces infortunés les dégoûts auxquels leur état les expose parmi le peuple. Au lieu d’empêcher les legs faits aux bâtards, il faudrait que la loi accordât à tout bâtard reconnu une portion dans les biens du père et de la mère. Il faudrait permettre les dispositions en faveur des concubines ou mères d’un enfant reconnu, ou résidentes dans la maison d’un homme libre ; défendre aux juges d’admettre dans aucun cas contre une donation l’allégation qu’elle a eu pour cause une liaison de ce genre ; ne point avoir d’autres lois, une autre police, contre les courtisanes que contre les autres citoyens domiciliés. Telles sont les seules lois de ce genre qui pourraient empêcher la corruption des mœurs qu’entraîne l’inégalité des fortunes. Mais celles que la bigoterie, la tyrannie des pères de famille, le mépris pour la faiblesse et l’indigence, et surtout l’avidité des gens de police, ont imaginées, ne font que rendre la corruption plus générale, plus crapuleuse, et plus funeste. (K.)