PRIX DE LA JUSTICE ET DE L'HUMANITÉ - Partie 1
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PRIX DE LA JUSTICE ET DE L’HUMANITÉ
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- 1777 -
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AVERTISSEMENT POUR LA PRÉSENTE ÉDITION.
En 1777, un particulier suisse, révolté de la barbarie des Lois carolines toujours en vigueur dans son pays, ouvrit un concours à Berne pour un plan de législation criminelle. Le prix était de cinquante louis. Voltaire, enthousiasmé du projet, trouva que le prix n’était pas en rapport avec l’importance du travail ; il doubla la somme. Puis, il écrivit au roi de Prusse qui mit aussi de sa poche ; puis au landgrave de Hesse qui fit de même. Enfin, un jour, plein de cette idée de réforme, il esquissa lui-même, en dehors du concours, le plan demandé : c’est le présent ouvrage, d’autant plus sacré qu’il est le dernier mot de Voltaire sur la législation. Le vieillard avait alors quatre-vingt-trois ans. Jusqu’à son dernier souffle, il a crié : Justice pour tous !
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GAZETTE DE BERNE, n° XIV, 15 FÉVRIER 1777.
Berne, 13 Février. – « Un ami de l’humanité qui, content de faire le bien, veut se soustraire à la reconnaissance publique en cachant son nom, touché des inconvénients qui naissent de l’imperfection des lois criminelles de la plupart des Etat de l’Europe, a fait parvenir à la société économique de cette ville un prix de cinquante louis en faveur du mémoire que la société jugera le meilleur sur l’objet qui suit :
Composer et rédiger un plan complet et détaillé de législation sur les matières criminelles sous ce triple point de vue :
1°/ Des crimes, et des peines proportionnées qu’il convient de leur appliquer ;
2°/ De la nature et de la force des preuves et des présomptions ;
3°/ De la manière de les acquérir par la voie de la procédure criminelle, en sorte que la douceur de l’instruction et des peines soit conciliée avec la certitude d’un châtiment prompt et exemplaire, et que la société civile trouve la plus grande sûreté possible pour la liberté et l’humanité.
Les pièces de concours doivent être adressées franco à M. le docteur Tribolet, secrétaire perpétuel de la société, et seront reçues jusqu’au premier juillet 1779 (2). »
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Un autre inconnu (3), touché du même zèle, ajoute cinquante louis au prix proposé, et les fait déposer dans les mêmes mains, afin que la société puisse à son gré augmenter le prix ou donner des accessit.
Nous présentons, à ceux qui travailleront, nos doutes sur un sujet si important, afin qu’ils les résolvent s’ils les en jugent dignes.
ARTICLE PREMIER.
Des crimes et des châtiments proportionnés.
Les lois ne peuvent que se ressentir de la faiblesse des hommes qui les ont faites. Elles sont variables comme eux.
Quelques-unes ont été dictées chez les grandes nations par les puissants pour écraser les faibles. Elles ont été si équivoques, que mille interprètes se sont empressés de les commenter et, comme la plupart n’ont fait leur glose que comme on fait un métier pour gagner quelque argent, ils ont rendu le commentaire plus obscur que le texte. La loi est devenue un poignard à deux tranchants, qui égorge également l’innocent et le coupable. Ainsi ce qui devait être la sauvegarde des nations en est si souvent devenu le fléau, qu’on est parvenu à douter si la meilleure des législations ne serait pas de n’en point avoir.
En effet, si on vous fait un procès dont dépend votre vie qu’on mette d’un côté les compilations des Barthole, des Cujas, etc., que de l’autre on vous présente vingt juges peu savants, mais qui soient des vieillards exempts des passions qui corrompent le cœur, au-dessus du besoin qui l’avilit, et accoutumés aux affaires dont l’habitude rend presque toujours le sens droit ; dites-moi par qui vous choisiriez d’être jugé, ou par cette foule de babillards orgueilleux, aussi intéressés qu’inintelligibles, ou par ces vingt ignorants respectables ?
Après avoir bien senti la difficulté presque insurmontable de composer un bon code criminel, également éloigné de la rigueur et de l’indulgence, je dis à ceux qui entreprendront cette tâche pénible : Je vous supplie, messieurs, de m’éclairer sur les délits auxquels la misérable nature humaine est le plus sujette. Un Etat bien policé ne doit-il pas les prévenir autant qu’il est possible avant de penser à les punir ?
Je vous proposerais de récompenser les vertus dans le peuple, selon la loi établie, dans le plus ancien empire et le mieux policé de la terre, si nous n’étions pas astreints par notre sujet à nous en tenir aux châtiments des crimes.
Commençons par le vol, qui est la plus commune des transgressions.
ARTICLE II.
Du vol.
Le filoutage, le larcin, le vol, étant d’ordinaire le crime des pauvres, et les lois ayant été faites par les riches, ne croyez-vous pas que tous les gouvernements qui sont entre les mains des riches doivent commencer par essayer de détruire la mendicité, au lieu de guetter les occasions de la livrer aux bourreaux (4) ?
Dans les royaumes florissants on a publié des édits, des ordonnances, des arrêts, pour rendre cette multitude effroyable de gueux qui déshonorent la nature humaine utile à elle-même et à l’Etat.
Mais il y a si loin d’un édit à l’exécution, que le projet le plus sage a été le plus vain. Ainsi ces grands Etats sont toujours une pépinière de voleurs de toute espèce.
On y pend les petits larrons, comme on sait ; le vol domestique est puni et non empêché par la potence.
On a vu pendre dans une ville très riche (5), il n’y a pas longtemps, une fille de dix-huit ans d’une rare beauté. Quel était son crime ? elle avait pris dix-huit serviettes à une cabaretière, sa maîtresse, qui ne lui payait point ses gages.
Toute la canaille qui court à ces spectacles, comme au sermon, parce qu’on y entre sans payer, fondait en larmes ; et aucun n’aurait osé délivrer la victime, quoique tous eussent volontiers lapidé la barbare qui la faisait périr.
Quel est l’effet de cette loi inhumaine qui met ainsi dans la balance une vie précieuse contre dix-huit serviettes ? c’est de multiplier les vols. Car quel est le maître de maison qui osera abjurer tout sentiment d’honneur et de pitié au point de livrer son domestique coupable d’un tort si petit pour être pendu à sa porte ? On se contente de le chasser : il va voler ailleurs, et il devient souvent un brigand meurtrier. C’est la loi qui l’a rendu tel ; c’est elle qui est coupable de tous ses crimes.
En Angleterre, on n’a point encore abrogé la loi qui punit de mort tout larcin au-dessus de douze sous (6). Cela n’est pas cher. Ailleurs le larcin du moindre meuble dans une maison royale mène à la corde ; et il y en a des exemples.
Est-ce pour réparer le tort fait au roi ? Il est certainement l’homme du royaume qu’on appauvrit le moins en le volant. Est-ce parce qu’on regarde le délinquant comme un fils qui a volé son père ? un père pardonnerait. Est-ce parce que l’esclave a volé son maître ? je n’ai plus qu’à me taire ; j’aurais trop à dire.
La postérité croira-t-elle qu’en Angleterre, où les derniers siècles ont vu naître tant de lois favorables au peuple, on ait pu cependant porter peine de mort pour la contrebande d’une peau de mouton ? Croira-t-on qu’en 1624 le roi d’Espagne, Philippe IV, ait, par un édit, condamné à la potence quiconque fait passer une livre d’or, ou d’argent, ou de cuivre, hors de son royaume ? et c’est le maître des mines du Mexique et du Pérou qui a fait cette loi !
Dans presque tous les pays catholiques, qu’on vole un calice, un ciboire, ce qu’on appelle un soleil, la peine ordinaire est d’être brûlé, nous disent les Institutes au droit criminel de France, page 445.
On n’examine pas si, dans un temps de famine, un père de famille aura dérobé ces ornements pour nourrir sa famille mourante, si le coupable a voulu outrager Dieu, si on peut l’outrager, si un ciboire lui est nécessaire, si le voleur a su ce que c’est qu’un ciboire, si ce ciboire d’argent doré n’était pas abandonné par négligence, ce qui diminuerait le délit. Le sacristain qui a fait cette loi a-t-il bien songé qu’un homme brûlé vif ne peut plus se repentir et réparer ses fautes (7) ?
On a pendu à Londres, cette année 1777, le plus fameux prédicateur d’Angleterre, nommé Dodd (8), et non-seulement grand prédicateur, mais directeur des consciences les plus timorées ; et non-seulement directeur des consciences, mais promoteur des établissements les plus charitables. Il était convaincu d’avoir volé trois mille livres sterling par un crime de faux, en contrefaisant la signature du jeune comte de Chesterfield, dont il était le chapelain et le pensionnaire. On prétend que plus de vingt mille citoyens ont en vain demandé sa grâce, et que le gouvernement s’est cru obligé de la refuser, parce que le crime de faux était trop commun chez cette nation guerrière et marchande. Toutes les dévotes du chapelain Dodd ont pleuré en le voyant pendre ; et il a édifié tous les spectateurs. Il est certain que son châtiment eût été plus exemplaire et plus utile, si on l’avait vu pendant une ou deux années, une chaîne au cou, nettoyer de ses mains sacerdotales le milieu très sale des rues de Londres, et si on l’eût envoyé ensuite préparer la morue dans l’île de Terre-Neuve, qui a besoin de manœuvres.
Il aurait prêché à son aise les dévotes de ces quartiers ; il aurait civilisé les mercenaires de l’île et les sauvages ; il s’y serait marié, il aurait eu des enfants qu’il aurait élevés dans la crainte de Dieu, et dans l’amour du prochain.
M. l’abbé Lacoste, qui travailla longtemps dans Paris à un journal nommé l’Année littéraire, et qui s’oublia au point de tomber dans le même crime que le prédicateur Dodd, ne fut condamné qu’aux galères. C’était un homme bien fait et robuste. Il a été utile à sa patrie tant qu’il a vécu.
En Allemagne et en France, on fait expirer sur la roue, sans distinction, ceux qui ont commis des vols sur le grand chemin, et ceux qui ont joint le meurtre à la rapine. Comment n’a-t-on pas vu que c’était avertir ces brigands d’être assassins, afin d’exterminer les objets et les témoins de leurs crimes ? En Angleterre les voleurs sont très rarement meurtriers, parce qu’ils ne sont pas forcés au meurtre par une loi qui n’aurait pas assez distingué la rapine et l’assassinat.
Punissez, mais ne punissez pas aveuglément. Punissez, mais utilement. Si on peint la justice avec un bandeau sur les yeux, il faut que la raison soit son guide.
1 – Il ne faut pas entendre ici par humanité humanum genus, la nature humaine, le genre humain, Homo sum, humani nihil à me alienum puyto ; car on ne donne pas un prix au genre humain, à la nature humaine, mais à l’âme la plus humaine, la plus sensible, qui aura joint le plus de justice à cette vertu. Voyez le Dictionnaire de l’Académie française.
2 – Ce dernier alinéa est un abrégé de la fin de l’article. (G.A.)
3 – Voltaire. (G.A.)
4 – Dans tout pays où, par l’effet des mauvaises lois, une grande partie des habitants n’a ni propriété foncière ni capitaux, la société est nécessairement affligée de ce fléau. Il est bon, sans doute, qu’il y ait des maisons où l’on offre du pain à ceux qui ne peuvent gagner leur vie, en les assujettissant à un travail, qu’ils soient capables de faire ; mais ces asiles doivent être libres. Les hommes humains et justes seront toujours blessés de voir condamner un malheureux à la perte de sa liberté, parce qu’il a demandé du secours à un autre homme. Avec de bonnes lois les mendiants seraient rares, et le petit nombre qu’il pourrait y avoir encore ne serait ni incommode ni dangereux. (K.)
5 – A Lyon. Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, l’article SUPPLICES, section III. (G.A.)
6 – Cette loi n’est pas exécutée. L’usage est ou d’éluder la loi, ou de s’adresser au roi, pour qu’il change la peine. Presque partout les mœurs sont plus douces que les lois qui ont été faites dans des temps où les mœurs étaient féroces. Il est singulier que l’Angleterre, où les premiers de la nation sont si éclairés, laisse subsister une si grande quantité de lois absurdes. Elles ne sont plus exécutées, il est vrai ; mais elles forcent la nation à laisser à la puissance exécutrice le droit de modifier ou d’enfreindre la loi. (K.)
7 – En 1780 un malheureux fut condamné, par arrêt du parlement de Paris, à être brûlé vif, comme véhémentement soupçonné d’avoir volé un calice. Cependant il n’existe aucune loi formelle qui prononce la peine du feu contre ce délit ; aussi le même tribunal n’a-t-il condamné pour ce crime qu’aux galères, toutes les fois qu’un des juges a eu le courage de réclamer les droits de la raison et ceux de l’humanité. (K.)
8 – Né en 1729 à Bourne, et pendu le 27 Juin 1777. (G.A.)