DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE : D comme DROIT CANONIQUE - Partie 1

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DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE : D comme DROIT CANONIQUE - Partie 1

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D comme DROIT CANONIQUE.

 

Idée générale du droit canonique par M. Bertrand,

ci-devant premier pasteur de l’Eglise de Berne.

 

 

 

(1)

 

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« Nous ne prétendons ni adopter ni contredire ses principes ; c’est au public d’en juger. »

 

 

 

          Le droit canonique, ou canon, est, suivant les idées vulgaires, la jurisprudence ecclésiastique : c’est le recueil des canons, des règles des conciles, des décrets des papes, et des maximes des Pères.

 

          Selon la raison, selon les droits des rois et des peuples, la jurisprudence ecclésiastique n’est et ne peut être que l’exposé des privilèges accordés aux ecclésiastiques par les souverains représentant la nation.

 

          S’il est deux autorités suprêmes, deux administrations qui aient leurs droits séparés, l’une fera sans cesse effort contre l’autre ; il en résultera nécessairement des chocs perpétuels, des guerres civiles, l’anarchie, la tyrannie, malheurs dont l’histoire nous présente l’affreux tableau.

 

          Si un prêtre s’est fait souverain, si le Daïri du Japon a été roi jusqu’à notre seizième siècle, si le dalaï-lama est souverain au Thibet, si Numa fut roi et pontife, si les califes furent les chefs de l’Etat et de la religion, si les papes règnent dans Rome, ce sont autant de preuves de ce que nous avançons ; alors l’autorité n’est point divisée, il n’y a qu’une puissance. Les souverains de Russie et d’Angleterre président à la religion ; l’unité essentielle de puissance est conservée.

 

          Toute religion est dans l’Etat, tout prêtre est dans la société civile, et tous les ecclésiastiques sont au nombre des sujets du souverain chez lequel ils exercent leur ministère. S’il était une religion qui établît quelque indépendance en faveur des ecclésiastiques, en les soustrayant à l’autorité souveraine et légitime, cette religion ne saurait venir de Dieu, auteur de la société.

 

          Il est par là même de toute évidence que, dans une religion dont Dieu est représenté comme l’auteur, les fonctions des ministres, leurs personnes, leurs biens, leurs prétentions, la manière d’enseigner la morale, de prêcher le dogme, de célébrer les cérémonies, les peines spirituelles ; que tout, en un mot, ce qui intéresse l’ordre civil, doit être soumis à l’autorité du prince et à l’inspection des magistrats.

 

          Si cette jurisprudence fait une science, on en trouvera ici les éléments.

 

          C’est aux magistrats seuls d’autoriser les livres admissibles dans les écoles, selon la nature et la forme du gouvernement. C’est ainsi que M. Paul-Joseph Rieger, conseiller de cour, enseigne judicieusement le droit canonique dans l’université de Vienne ; ainsi nous voyons la république de Venise examiner et réformer toutes les règles établies dans ses Etats qui ne lui conviennent plus. Il est à désirer que des exemples aussi sages soient enfin suivis dans toute la terre.

 

 

 

 

 

SECTION PREMIÈRE.

 

Du ministère ecclésiastique.

 

 

 

          La religion n’est instituée que pour maintenir les hommes dans l’ordre, et leur faire mériter les bontés de Dieu par la vertu. Tout ce qui dans une religion ne tend pas à ce but, doit être regardé comme étranger ou dangereux.

 

          L’instruction, les exhortations, les menaces des peines à venir, les promesses d’une béatitude immortelle, les prières, les conseils, les secours spirituels, sont les seuls moyens que les ecclésiastiques puissent mettre en usage pour essayer de rendre les hommes vertueux ici-bas, et heureux pour l’éternité.

 

          Tout autre moyen répugne à la liberté de la raison, à la nature de l’âme, aux droits inaltérables de la conscience, à l’essence de la religion, à celle du ministère ecclésiastique, à tous les droits du souverain.

 

          La vertu suppose la liberté, comme le transport d’un fardeau suppose la force active. Dans la contrainte point de vertu, et sans vertu point de religion. Rends-moi esclave, je n’en serai pas meilleur.

 

          Le souverain même n’a aucun droit d’employer la contrainte pour amener les hommes à la religion, qui suppose essentiellement choix et liberté. Ma pensée n’est pas plus soumise à l’autorité que la maladie ou la santé.

 

          Afin de démêler toutes les contradictions dont on a rempli les livres sur le droit canonique, et de fixer nos idées sur le ministère ecclésiastique, recherchons au milieu de mille équivoques ce que c’est que l’Eglise.

 

          L’Eglise est l’assemblée de tous les fidèles appelés certains jours à prier en commun, et à faire en tout temps de bonnes actions.

 

          Les prêtres sont des personnes établies sous l’autorité du souverain pour diriger ces prières et tout le culte religieux.

 

          Une Eglise nombreuse ne saurait être sans ecclésiastiques ; mais ces ecclésiastiques ne sont pas l’Eglise.

 

          Il n’est pas moins évident que si les ecclésiastiques qui sont dans la société civile avaient acquis des droits qui allassent à troubler ou à détruire la société, ces droits doivent être supprimés.

 

          Il est encore de la plus grande évidence que si Dieu a attaché à l’Eglise des prérogatives ou des droits, ces droits ni ces prérogatives ne sauraient appartenir privativement ni au chef de l’Eglise ni aux ecclésiastiques, parce qu’ils ne sont pas l’Eglise, comme les magistrats ne sont le souverain ni dans un Etat démocratique ni dans une monarchie.

 

          Enfin il est très évident que ce sont nos âmes qui sont soumises aux soins du clergé, uniquement pour les choses spirituelles.

 

          Notre âme agit intérieurement ; les actes intérieurs sont la pensée, les volontés, les inclinations, l’acquiescement à certaines vérités. Tous ces actes sont au-dessus de toute contrainte, et ne sont du ressort du ministère ecclésiastique qu’autant qu’il doit instruire et jamais commander.

 

          Cette âme agit aussi extérieurement. Les actions extérieures sont soumises à la loi civile. Ici la contrainte peut avoir lieu ; les peines temporelles ou corporelles maintiennent la loi en punissant les violateurs.

 

          La docilité à l’ordre ecclésiastique doit par conséquent toujours être libre et volontaire : il ne saurait y en avoir d’autre. La soumission, au contraire, à l’ordre civil peut être contrainte et forcée.

 

          Par la même raison, les peines ecclésiastiques, toujours spirituelles, n’atteignent ici-bas que celui qui est intérieurement convaincu de sa faute. Les peines civiles, au contraire, accompagnées d’un mal physique, ont leurs effets physiques, soit que le coupable en reconnaisse la justice ou non.

 

          De là il résulte manifestement que l’autorité du clergé n’est et ne peut être que spirituelle ; qu’il ne saurait avoir aucun pouvoir temporel ; qu’aucune force coactive ne convient à son ministère, qui en serait détruit.

 

          Il suit encore de là que le souverain, attentif à ne souffrir aucun partage de son autorité, ne doit permettre aucune entreprise qui mette les membres de la société dans une dépendance extérieure et civile d’un corps ecclésiastique.

 

          Tels sont les principes incontestables du véritable droit canonique, dont les règles et les décisions doivent en tout temps être jugées d’après ces vérités éternelles et immuables, fondées sur le droit naturel et l’ordre nécessaire de la société.

 

 

 

 

 

SECTION II.

 

Des possessions des ecclésiastiques.

 

 

 

          Remontons toujours aux principes de la société, qui, dans l’ordre civil comme dans l’ordre religieux, sont les fondements de tous droits.

 

          La société en général est propriétaire du territoire d’un pays, source de la richesse nationale. Une portion de ce revenu national est attribuée au souverain pour soutenir les dépenses de l’administration. Chaque particulier est possesseur de la partie du territoire et du revenu que les lois lui assurent, et aucune possession ni aucune jouissance ne peut en aucun temps être soustraite à l’autorité de la loi.

 

          Dans l’état de la société, nous ne tenons aucun bien, aucune possession de la seule nature, puisque nous avons renoncé aux droits naturels pour nous soumettre à l’ordre civil qui nous garantit et nous protège ; c’est de la loi que nous tenons toutes nos possessions.

 

          Personne non plus ne peut rien tenir sur la terre de la religion, ni domaines ni possessions, puisque ses biens sont tous spirituels : les possessions du fidèle, comme véritable membre de l’Eglise, sont dans le ciel ; là est son trésor. Le royaume de Jésus-Christ, qu’il annonça toujours comme prochain, n’était et ne pouvait être de ce monde ; aucune possession ne peut donc être de droit divin.

 

          Les lévites, sous la loi hébraïque, avaient, il est vrai, la dîme par une loi positive de Dieu : mais c’était une théocratie qui n’existe plus ; et Dieu agissait comme le souverain de la terre. Toutes ces lois ont cessé, et ne sauraient être aujourd’hui un titre de possession.

 

          Si quelque corps aujourd’hui, comme celui des ecclésiastiques, prétend posséder la dîme ou tout autre bien, de droit divin positif, il faut qu’il produise un titre enregistré dans une révélation divine, expresse et incontestable. Ce titre miraculeux ferait, j’en conviens, exception à la loi civile, autorisée de Dieu, qui dit que « toute personne doit être soumise aux puissances supérieures, parce qu’elles sont ordonnées de Dieu et établies en son nom. »

 

          Au défaut d’un titre pareil, un corps ecclésiastique quelconque ne peut donc jouir sur la terre que du consentement du souverain, et sous l’autorité des lois civiles : ce sera là le seul titre de ses possessions. Si le clergé renonçait imprudemment à ce titre, il n’en aurait plus aucun, et il pourrait être dépouillé par quiconque aurait assez de puissance pour l’entreprendre. Son intérêt essentiel est donc de dépendre de la société civile, qui seule lui donne du pain.

 

          Par la même raison, puisque tous les biens du territoire d’une nation sont soumis sans exception aux charges publiques pour les dépenses du souverain et de la nation ; aucune possession ne peut être exemptée que par la loi ; et cette loi même est toujours révocable lorsque les circonstances viennent à changer. Pierre ne peut être exempté que la charge de Jean ne soit augmentée. Ainsi l’équité réclamant sans cesse pour la proportion contre toute surcharge, le souverain est à chaque instant en droit d’examiner les exemptions et de remettre les choses dans l’ordre naturel et propositionnel, en abolissant les immunités accordées, souffertes ou extorquées.

 

          Toute loi qui ordonnerait que le souverain fît tout aux frais du public pour la sûreté et la conservation des biens d’un particulier ou d’un corps, sans que ce corps ou ce particulier contribuât aux charges communes, serait une subversion des lois.

 

          Je dis plus ; la quotité quelconque de la contribution d’un particulier ou d’un corps quelconque doit être réglée proportionnellement, non par lui, mais par le souverain ou les magistrats, selon la loi et la forme générale. Ainsi le souverain doit connaître et peut demander un état des biens et des possessions de tout corps, comme de tout particulier.

 

          C’est donc encore dans ces principes immuables que doivent être puisées les règles du droit canonique, par rapport aux possessions et aux revenus du clergé.

 

          Les ecclésiastiques doivent sans doute avoir de quoi vivre honorablement ; mais ce n’est ni comme membres ni comme représentants de l’Eglise ; car l’Eglise par elle-même n’a ni règne ni possession sur cette terre.

 

          Mais s’il est de la justice que les ministres de l’autel vivent de l’autel, il est naturel qu’ils soient entretenus par la société, tout comme les magistrats et les soldats le sont. C’est donc à la loi civile à faire la pension proportionnelle du corps ecclésiastique.

 

          Lors même que les possessions des ecclésiastiques leur ont été donnés par testament, ou de quelque autre manière, les donateurs n’ont pu dénaturer les biens en les soustrayant aux charges publiques ou à l’autorité des lois. C’est toujours sous la garantie des lois, sans lesquelles il ne saurait y avoir possession assurée et légitime, qu’ils en jouiront.

 

          C’est donc encore au souverain, ou aux magistrats en son nom, à examiner en tout temps si les revenus ecclésiastiques sont suffisants : s’ils ne l’étaient pas, ils doivent y pourvoir par des augmentations de pensions ; mais s’ils étaient manifestement excessifs, c’est à eux à disposer du superflu pour le bien commun de la société.

 

          Mais selon les principes du droit vulgairement appelé canonique, qui a cherché à faire un Etat dans l’Etat, un empire dans l’empire, les biens ecclésiastiques sont sacrés et intangibles, parce qu’ils appartiennent à la religion et à l’Eglise ; ils viennent de Dieu, et non des hommes.

 

          D’abord, ils ne sauraient appartenir, ces biens terrestres, à la religion, qui n’a rien de temporel. Ils ne sont pas à l’Eglise, qui est le corps universel de tous les fidèles ; à l’Eglise qui renferme les rois, les magistrats, les soldats, tous les sujets ; car nous ne devons jamais oublier que les ecclésiastiques ne sont pas plus l’Eglise que les magistrats ne sont l’Etat.

 

          Enfin, ces biens ne viennent de Dieu que comme tous les autres biens en dérivent, parce que tout est soumis à sa providence.

 

          Ainsi tout ecclésiastique possesseur d’un bien ou d’une rente en jouit comme sujet et citoyen de l’Etat, sous la protection unique de la loi civile.

 

          Un bien qui est quelque chose de matériel et de temporel ne saurait être sacré ni saint dans aucun sens, ni au propre ni au figuré. Si l’ont dit qu’une personne, un édifice, sont sacrés, cela signifie qu’ils sont consacrés, employés à des usages spirituels.

 

          Abuser d’une métaphore pour autoriser des droits et des prétentions destructives de toute société, c’est une entreprise dont l’histoire de la religion fournit plus d’un exemple, et même des exemples bien singuliers qui ne sont pas ici de mon ressort.

 

 

 

1 – Dans cet admirable article, Voltaire attaque les privilèges ecclésiastiques au nom du droit naturel et civil. La plupart des arguments dont il se sert furent reproduits à l’Assemblée constituante lorsqu’on discuta l’aliénation des biens d’Eglise, la suppression des ordres monastiques et la constitution civile du clergé. Il est curieux de comparer cette page de Voltaire, véritable mémoire sur la question, avec les rapports et discours de Talleyrand, Mirabeau, Tronchet et Treilhard. (G.A.)

 

 

 

 

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