CORRESPONDANCE - Année 1765 - Partie 9
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à M. Élie de Beaumont.
17 Mars 1765 (1).
Vous commencez, monsieur, votre carrière comme Cicéron (2) ; mais malheureusement parmi nous l’éloquence, la connaissance des lois, la protection donnée à l’innocence, ne font pas des sénateurs et des consuls. Vous n’aurez peut-être que de la gloire ; mais vous l’aurez bien pure et bien éclatante.
J’aurai donc l’honneur, puisque vous le permettez, de vous envoyer dans quelques jours le mémoire de Sirven. Vous verrez s’il est possible qu’on puisse rendre justice à cette famille infortunée, sans qu’elle purge sa contumace, et si on peut lui donner d’autres juges que ses bourreaux.
Je n’ai jamais eu le bonheur de vous voir ; mais je vous aime, comme si je vous avais vu bien souvent. Je vous révère comme vous le méritez. Mes sentiments sont au-dessus du très humble et très obéissant serviteur.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Le jugement en faveur des Calas avait été rendu le 9 Mars. (G.A.)
à M. Damilaville.
17 Mars 1765 (1).
Mon cher frère, vous devez avoir reçu la consultation de Tronchin ; mais je tremble que vous ne soyez malade en dépit de la consultation. Je fais des vœux à l’Etre des êtres pour votre santé. Félicitons-nous tous deux de la justice rendue aux Calas, et du triomphe de la raison sur le fanatisme.
J’ai cent lettres à répondre ; en voici une pour M. de Beaumont, et une pour madame Calas ; une que je vous supplie aussi de vouloir bien faire tenir par la petite poste, pour M. de Chimène (2).
On est enivré à Genève, comme à Paris, du gain de notre procès. Voilà un beau moment dans les fastes de la raison, qui ne sont pas le plus gros livre que nous ayons. Ma santé s’affaiblit beaucoup ; mais mon tendre attachement pour vous se fortifie tous les jours. Ma lettre est écourtée, mes sentiments ne le sont pas.
Ecr. l’inf., mon cher frère, écr. l’inf., et dites à frère Protagoras : Ecr. l’inf. le matin et écr. l’inf. le soir.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Ximenès. (G.A.)
à M. Marmontel.
A Ferney, 17 Mars 1765.
Mon cher ami, je reconnais votre cœur à la sensibilité que les Calas vous inspirent. Quand j’ai appris le succès, j’ai versé longtemps de ces larmes d’attendrissement et de joie que mademoiselle Clairon fait répandre. Je la trouve bien heureuse, cette divine Clairon. Non seulement elle est adorée du public, mais encore Fréron se déchaîne, à ce qu’on dit, contre elle. Elle obtient toutes les sortes de gloires. L’épigramme qu’on a daigné faire contre ce malheureux est aussi juste que bonne ; elle court le royaume (1). On disait ces jours passés, devant une demoiselle de Lyon, que l’ignorance n’est pas un péché ; elle répondit par ce petit huitain :
On nous écrit que maître Aliboron
Etant requis de faire pénitence :
« Est-ce un péché, dit-il, que l’ignorance ? »
Un sien confrère aussitôt lui dit : « Non ;
On peut très bien, malgré l’An littéraire,
Sauver son âme en se faisant huer ;
En conscience il est permis de braire ;
Mais c’est pécher de mordre et de ruer. »
Je trouve maître Aliboron bien honoré qu’on daigne parler de lui ; il ne devait pas s’y attendre. On m’a mandé de Paris qu’il allait être secrétaire des commandements de la reine. J’avoue pourtant que je ne le crois pas, quoique la fortune soit assez faite pour les gens de son espèce.
Adieu, mon cher ami ; je vieillis terriblement, je m’affaiblis ; mais l’âge et les maladies n’ont aucun pouvoir sur les sentiments du cœur. Vivez aussi heureux que vous méritez de l’être. Je vous embrasse tendrement.
1 – Voyez l’épigramme commençant par ce vers :
Aliboron de la goutte attaqué. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
17 Mars 1765.
Divins anges, la protection que vous avez donnée aux Calas n’a pas été inutile. Vous avez goûté une joie bien pure en voyant le succès de vos bontés. Un petit Calas était avec moi quand je reçus votre lettre, et celle de madame Calas, et celle d’Elie, et tant d’autres : nous versions des larmes d’attendrissement le petit Calas et moi. Mes vieux yeux en fournissaient autant que les siens ; nous étouffions, mes chers anges. C’est pourtant la philosophie toute seule qui a remporté cette victoire. Quand pourra-t-elle écraser toutes les têtes de l’hydre du fanatisme !
Vous me parlez des roués (1), mais le roué Calas est le seul qui me remue. Seriez-vous capables de descendre à lire de la prose au milieu de la foule des vers dont vous êtes entourés : Voici le commencement d’une espèce d’histoire ancienne (2) qui me paraît curieuse. Si elle vous fait plaisir, je tâcherai d’en avoir la suite pour vous amuser ; elle a l’air d’être vraie, et cependant la religion y est respectée. N’engagerez-vous pas le frère Marin a en favoriser le débit ? Je crois que les bons entendeurs pourront profiter à cette lecture ; il y a en vérité des chapitres fort scientifiques, et le scientifique n’est jamais scandaleux.
Je crois qu’on tousse par tout le royaume ; nous toussons beaucoup sur la frontière ; c’est une épidémie. Nous espérons bien que M. Fournier empêchera l’un de mes anges de tousser. Tout Ferney, qui est sens dessus dessous ? c’est que je suis maçon : je bâtis comme si j’étais jeune ; mais le travail est une jouissance.
Me sera-t-il permis de vous présenter encore un placet pour un passe-port ? Les Génevois m’accablent, parce que vous m’aimez ; mais je serai sobre sur l’usage que je ferai de vos bontés. Encore ce petit passe-port, je vous en conjure, et puis plus ; vous me ferez un plaisir bien sensible ; vous ne vous lassez jamais d’en faire.
1 – Le Triumvirat. (G.A.)
2 – La Philosophie de l’histoire. (G.A.)
à M. le docteur Tronchin.
Mars (1).
Mon cher Esculape, voici une lettre de mon philosophe Damilaville. Si vous avez la bonté et le temps de faire un petit mot de réponse, je vous supplierai de me l’adresser. Félicitons-nous tous deux de vivre dans un siècle où il se trouve cinquante maîtres des requêtes qui députent au roi pour le supplier d’abolir à jamais la fête dans laquelle la ville de Toulouse remerciait Dieu d’avoir égorgé autrefois trois ou quatre mille de leurs frères. Il y a longtemps que je n’ai goûté une joie si pure.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. Bertrand.
A Ferney, 19 Mars 1765.
Mon cher philosophe, vous n’êtes point de ces philosophes insensibles qui cherchent froidement des vérités ; votre philosophie est tendre et compatissante. On a été très bien informé à Berne du jugement souverain en faveur des Calas ; mais j’ai reconnu à certains traits votre amitié pour moi. Vous avez trouvé le secret d’augmenter la joie pure que cet heureux événement m’a fait ressentir. Je ne sais point encore si le roi a accordé une pension à la veuve et aux enfants, et s’ils exigeront des dépens, dommages et intérêts de ce scélérat de David qui se meurt. Le public sera bientôt instruit sur ces articles comme sur le reste. Voilà un événement qui semblerait devoir faire espérer une tolérance universelle ; cependant on ne l’obtiendra pas sitôt ; les hommes ne sont pas encore assez sages. Ils ne savent pas qu’il faut séparer toute espèce de religion de toute espèce de gouvernement ; que la religion ne doit pas plus être une affaire d’Etat que la manière de faire la cuisine ; qu’il doit être permis de prier Dieu à sa mode, comme de manger suivant son goût ; et que, pourvu qu’on soit soumis aux lois, l’estomac et la conscience doivent avoir une liberté entière. Cela viendra un jour, mais je mourrai avec la douleur de n’avoir pas vu cet heureux temps.
Je vous embrasse avec la plus vive tendresse.
à M. Damilaville.
Mars 1765 (1).
Mon cher frère, votre belle âme et celle de votre digne ami M. de Beaumont veulent donc tirer de l’abîme les Sirven, comme elles en ont tiré les Calas. Voici le mémoire des Sirven, avec la copie des pièces. Il faudra dresser une statue à M. de Beaumont, avec le fanatisme et la calomnie sous les pieds. Il faut que j’aie votre portrait pour le mettre dans ce groupe.
J’ai reçu la lettre imprimée ; les gens de bien doivent en être contents, et par conséquent les dents des fripons doivent grincer. Mes bras s’étendent à cent lieues pour vous embrasser, et mon cœur se joint au vôtre.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. – Cette lettre, qu’on avait datée du 12 mars, ne peut être antérieure à celle du 15, où Voltaire annonce qu’il va écrire le Mémoire de Sirven, et où il conseille d’imprimer la lettre à Damilaville dont il est parlé ici. Il y a dans cette partie de la CORRESPONDANCE un grand désordre ; la plupart des lettres sont faites de fragments plus ou moins bien ajustés. Nous avouons qu’il nous a été impossible de replacer les pièces dans leur état primitif. (G.A.)
à M. Tronchin de Lyon.
Ferney, 20 Mars 1765 (1).
Il viendra dans quelque temps un jeune homme nommé M. de La Harpe, à qui je vous supplierai de vouloir bien donner pour moi quatre louis d’or pour l’aider à faire son voyage de Lyon à Genève. Je vous serai très obligé.
Je vous avoue que je n’ai de ma vie goûté une joie plus pure qu’en embrassant le petit Calas (2), qui est à Genève, lorsque nous reçûmes en même temps la nouvelle de la plus ample justice qu’on ait encore faite en France à l’innocence opprimée. Ce grand exemple rognera pour longtemps les griffes affreuses du fanatisme et fera taire sa voix infernale.
Je viens de consommer la rétrocession des Délices, et je mets l’argent qui en revient à bâtir deux ailes au château de Ferney et à faire quelques embellissements. Vous m’avouerez qu’à mon âge il est plus convenable d’augmenter et d’orner Ferney, que j’ai donné à ma nièce, que de dépenser cet argent aux Délices, qui ne lui appartiendront pas.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Donat Calas. (G.A.)
à M. de Cideville.
A Ferney, 20 Mars 1765.
Vous étiez donc à Paris, mon cher ami, quand le dernier acte de la tragédie des Calas a fini si heureusement. La pièce est dans les règles ; c’est, à mon gré, le plus beau cinquième acte qui soit au théâtre. Toutes les pièces sont actuellement à l’honneur de la France (1) : les maires heureusement réussissent mieux que les capitouls. Le rôle d’Elie de Beaumont est bien beau.
On va donner pour petite pièce la Destruction des jésuites. Je ne sais si M. d’Alembert en est l’auteur, et certainement, s’il ne veut pas l’être, il ne faut pas qu’il le soit. Mais il est venu chez nous, ce brave M. d’Alembert, et tous ceux qui ont eu le plaisir de l’entendre disent : Le voilà, c’est lui ; cela est écrit comme il parle. Pour moi, je veux bien croire que ce n’est pas lui ; mais je voudrais bien savoir quel homme a pris son style, sa philosophie, sa gaieté, et qui partage avec lui l’héritage de Blaise Pascal, au jansénisme près. Il me paraît, à l’analyse que vous me faites, que vous avez le nez fin ; je gagerais que vous avez raison dans tout ce que vous me dites. On dit que le temps est le seul bon juge ; mais le temps ne décide que d’après des gens comme vous.
Je sais bon gré au président Hénault de n’avoir point parlé de la minutie concernant les bourgeois de Calais. Il est bien clair qu’Edouard III n’avait nulle envie de les faire pendre, puisqu’il leur donna à tous de belles médailles d’or. Au reste, je suis très aise pour la France, et pour l’auteur, qui est mon ami, que le Siège de Calais ait un si grand succès ; et je souhaite que la pièce soit jouée aussi longtemps que le siège a duré.
Jean-Jacques Rousseau mérite un peu, à ce qu’on dit ici, l’aventure dont Edouard III semblait menacer les six bourgeois de Calais ; mais il ne mérite point les médailles d’or. Le prétendu philosophe ne joue que le rôle d’un brouillon et d’un délateur. Il a cru être Diogène, et à peine a-t-il l’honneur de ressembler à son chien. Il est en horreur ici.
On dit que messieurs du canton de Schiwtz ont fait d’énormes insolences contre le roi ; ces petits cantons-là sont un peu du quatorzième siècle. Je ne vous dis, mon cher ami, que des nouvelles de Suisse ; vous m’en donnez du séjour des agréments ; on ne peut donner que ce qu’on a. Ma petite chaumière de Ferney est tranquille au milieu de tous ces orages. Je bâtis sur le bord du tombeau, mais je jouis au moins du plaisir de faire pour madame Denis un château qui vaut mieux que les petits-cantons ; elle vous fait mille compliments. Buvez à ma santé, je vous en prie, avec Cicéron de Beaumont et Roscius Garrick. Adieu ; ma tendre amitié ne finira qu’avec ma vie.
1 – Allusion au Siège de Calais, dont le maire, Eustache de Saint-Pierre, est le principal personnage. (G.A.)