CORRESPONDANCE - Année 1765 - Partie 8

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1765 - Partie 8

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à M. Damilaville.

 

8 Mars 1765.

 

 

          Mon cher frère, vous m’apprenez deux nouvelles bien intéressantes : on juge les Calas, et le généreux Elie veut encore défendre l’innocence des Sirven. Cette seconde affaire me paraît plus difficile à traiter que la première, parce que les Sirven se sont enfuis, et hors du royaume ; parce qu’ils sont condamnés par contumace ; parce qu’ils doivent se représenter en justice ; parce que, enfin, ayant été condamnés par un juge subalterne, la loi veut qu’ils en appellent au parlement de Toulouse.

 

          C’est au divin Elie à savoir si l’on peut intervertir l’ordre judiciaire, et si le conseil a les bras assez longs pour donner cet énorme soufflet à un parlement. Je crois qu’en attendant il ne serait pas mal de lâcher quelques exemplaires d’une certaine lettre (1) sur cette affaire.

 

          Quant à celle que j’ai écrite à Cideville (2), il est discret, et je lui ai bien recommandé de se taire. Je dis ici à tout le monde que la Destruction est d’un génie supérieur, et que cependant elle n’est pas de M. d’Alembert. Quoi qu’il en soit, les nez fins le flaireront à la première page. Tout l’ouvrage sent l’Archimède-Protagoras d’une lieu de loin. Qu’il dorme en paix ; la nation le remerciera avant qu’il soit peu.

 

          J’ai reçu le paquet que vous avez eu la bonté de m’envoyer. Je vous remercie tendrement, malgré vous et vos dents, de toutes les bontés que vous avez pour moi.

 

          Vous me mandez que Paris est ivre ; on craint qu’ayant cuvé son vin, il ne lui reste une grande pesanteur de tête.

 

          Je lirai l’Homme éclairé par ses besoins. J’ai grand besoin qu’on m’éclaire, et j’espère que le livre ne sera pas un amas de lieux communs. Un livre n’est excusable qu’autant qu’il apprend quelque chose.

 

          Bonsoir, mon cher frère. Avant de finir, il faut que je vous demande quel cas on fait du Pyrrhonien raisonnable du marquis d’Autrey (3), qui croit prouver géométriquement le péché originel. Pourquoi emploie-t-il toute la sagacité de son esprit à défendre la plus détestable des causes ? pourquoi s’est-il déclaré contre Platon-Diderot ? J’ai toujours été affligé qu’un certain ton d’enthousiasme et de hauteur (4) ait attiré des ennemis à la raison. Sachons souffrir, résignons-nous, et surtout écr. l’inf…

 

 

1 – Celle du 1er mars. (G.A.)

2 – Celle du 4 Février. (G.A.)

3 – Ou plutôt du comte d’Autrey. (G.A.)

4 – Ceci est à l’adresse de Diderot. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le maréchal duc de Richelieu.

 

A Ferney, 13 Mars 1765.

 

 

          Mon héros, je fais donc parvenir, suivant vos ordres, à M. Janel, l’ouvrage de Belzébuth, que vous voulez avoir, en supposant, comme de raison, que vous vous entendez avec M. Janel, et qu’il vous donne la permission d’avoir des livres défendus. J’adresse le paquet, à double enveloppe, à M. Tabareau, à Lyon, afin que ce paquet ne porte pas sa condamnation sur le front avec le timbre d’une ville hérétique.

 

          Je vous félicite d’aimer surtout les livres d’histoire. On m’en a promis un de Hollande (1) qui vous fera voir, si vous avez le temps de le lire, combien on s’est moqué de nous en nous donnant des Mille et une Nuits pour des événements véritables.

 

          Je vais actuellement vous présenter avec humilité mon petit commentaire sur votre lettre du 3 de mars. Vous avez donc vu ma lettre (2) à M. l’évêque d’Orléans ? Vous y aurez vu que je me loue beaucoup de M. l’abbé d’Etrée. Cet abbé d’Etrée vint prendre possession d’un prieuré que M. l’évêque d’Orléans lui a donné auprès de Ferney. Il se fit passer pour le petit-neveu du cardinal d’Estrée, et, en cette qualité, il reçut les hommages de la province. Il m’écrivit en homme qui attendait le chapeau, et m’ordonna de venir lui prêter foi et hommage pour un pré dépendant de son bénéfice.

 

          C’est dommage que votre doyen (3) l’abbé d’Olivet ne se trouva pas là ; il m’aurait obtenu la protection de M. l’abbé d’Etrée, car il le connaît parfaitement. L’abbé d’Etrée lui a servi souvent à boire, lorsqu’il était laquais chez M. de Maucroix. Cela forme des liaisons dont on se souvient toujours avec tendresse.

 

          Cet abbé d’Etrée, après avoir quitté la livrée, se fit aide-de-camp dans les troupes de Fréron ; il composa l’Almanach des Théâtres ; ensuite il se mit à faire des Généalogies, et surtout il a fait la sienne.

 

          J’eus le malheur de ne lui point faire de réponse, et même de me moquer un peu de lui. Il s’en alla chez M. de La Roche-Aymon à la campagne ; le procureur-général a une terre tout auprès ; il ne manqua pas de dire au procureur-général que j’étais l’auteur du Portatif. Je parai ce coup comme je le devais. Il est incontestable que le Portatif est de plusieurs mains, parmi lesquelles il y en a de respectables et de puissantes ; j’en ai la preuve assez démonstrative dans l’original de plusieurs articles écrits de la main de leurs auteurs.

 

          Je vous remercie infiniment, mon héros, d’avoir bien voulu me défendre ; il est juste que vous protégiez les philosophes.

 

          Je viens aux reproches que vous me faites de n’avoir pas parlé du débarquement des Anglais auprès de Saint-Malo, et de l’échec qu’ils y reçurent. Je vous supplie de considérer que l’Essai sur l’Histoire générale n’entre dans aucun détail de cette dernière guerre ; que l’objet est d’indiquer les causes des grands événements, sans aucune particularité ; que les conquêtes des Anglais ne contiennent pas quatre pages ; que je n’ai même dit qu’un mot de la prise de Belle-Isle, parce que ce n’est pas un objet de commerce, et que cette prise n’influait pas sur les grands intérêts de la France. Je n’ai fait voir les choses, dans ce dernier volume, qu’à vue d’oiseau. Je n’ai guère particularisé que la prise de Port-Mahon ; et, en vérité, je ne crois pas que ce soit à mon héros à m’en gronder.

 

          Si j’avais détaillé un seul des derniers événements militaires, je n’aurais pas manqué assurément de dire comment les Anglais furent repoussés auprès de Saint-Malo, et je ne manquerai pas d’en parler dans la nouvelle édition qu’on va faire.

 

          Vous avez bien raison de dire, monseigneur, que les Génevois ne sont guère sages ; mais c’est que le peuple commence à être le maître dans cette petite république. Loin d’être une aristocratie comme Venise, la Hollande, et Berne, elle est devenue une démocratie qui tient actuellement de l’anarchie ; et si les choses s’aigrissent, il faudra une seconde fois avoir recours à la médiation, et supplier le roi de daigner mettre la paix une seconde fois dans ce petit coin de terre dont il a déjà été le bienfaiteur.

 

          Je finis par le tripot. J’avoue que je suis honteux, dans ma soixante-douzième année, de prendre encore quelque intérêt à ces misères ; mais si la raison que j’ai eu l’honneur de vous alléguer vous touche, je vous aurai beaucoup d’obligation de vouloir bien permettre que les meilleurs acteurs jouent mes faibles ouvrages.

 

          Je vous demande mille pardons de vous importuner de cette bagatelle. Je peux vous assurer et vous jurer, par mon tendre et respectueux attachement pour vous, que M. d’Argental n’a eu aucune part à la justice que je vous ai demandée. Je sais, à n’en pouvoir douter, qu’il est au désespoir d’avoir perdu vos bonnes grâces. Il vous a obligation, il en est pénétré, et il ne se console point que son bienfaiteur le croie un ingrat.

 

          Vous savez que le tripot est le règne de la tracasserie.

 

          Quelque bonne âme n’aura pas manqué de l’accuser d’avoir fait une brigue en ma faveur. Je crois que j’ai encore la lettre de Grandval, par laquelle il me demandait les rôles que je lui ai donnés ; mais, encore une fois je n’insiste sur rien ; je m’en remets à votre volonté et à votre bonté dans les petites choses comme dans les plus importantes.

 

          Pardonnez à un vieux malade, presque aveugle, de s’être seulement souvenu qu’il y a un théâtre à Paris. Je ne dois plus songer qu’à mourir tout doucement dans ma retraite au milieu des neiges. C’est à la seule philosophie d’occuper mes derniers jours, et vos bontés seront ma consolation jusqu’au dernier moment de ma vie.

 

 

1 – La Philosophie de l’histoire. (G.A.)

2 – On n’a pas cette lettre. (G.A.)

3 – Doyen d’âge. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le prince de Ligne.

 

A Ferney, 14 Mars 1765.

 

 

          Monsieur le prince, il faut que vous soyez une bonne âme, pour daigner vous souvenir d’un pauvre solitaire, au milieu des diètes d’Allemagne et du brillant fracas des couronnements. Il y a douze ans, Dieu merci, que je n’ai vu que des rois de théâtre ; encore même ai-je renoncé à les voir en peinture. J’ai abattu mon petit théâtre. Les calvinistes et les jansénistes ne me reprocheront plus de favoriser l’œuvre de Satan.

 

          J’ai trouvé que, dans ma soixante-douzième année, ces amusements ne convenaient plus à un malade presque aveugle.

 

          Vraiment je vous félicite d’avoir à Bruxelles les Griffet et les Neuville ; ce sont les jésuites qui avaient le plus de réputation en France. J’en ai un chez moi qui dit fort proprement la messe, et qui joue très bien aux échecs ; il s’appelle Adam, et quoiqu’il ne soit pas le premier homme du monde, il a du mérite. Il avait enseigné vingt ans la  rhétorique à Dijon. Je suis fort content de lui, et je me flatte qu’il n’est pas mécontent de moi ; il n’a fait que changer de couvent, car vous sentez bien que la maison d’un homme de mon âge n’est pas bien sémillante. Nous sommes philosophes, nous sommes indépendants ; c’en est bien assez. Je cultive la terre dans laquelle je rentrerai bientôt, et je m’amuse à marier des filles, ne pouvant avoir le passe-temps de faire des enfants moi-même.

 

          M. d’Hermenches nous a abandonnés, et vous savez qu’il a quitté le service de Hollande pour celui de la France ; il prétend qu’il retrouvera en agréments ce qu’il perd en argent comptant.

 

          Madame Denis est extrêmement sensible au souvenir dont vous voulez bien l’honorer. Ma petite famille adoptive, qui est augmentée, vous présente aussi ses très humbles hommages. Je ne vous demande point pardon de ne pas vous écrire de ma main ; à l’impossible nul n’est tenu (1).

 

 

1 – On trouvera au mois de septembre 1762 un billet à madame Calas, mis toujours ici par erreur. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

15 Mars 1765.

 

 

          Que vous avez une belle âme, mon cher frère ! Au milieu des soins que vous vous donnez pour les Calas, vous portez votre sensibilité sur les Sirven. Que n’avons-nous à la tête du gouvernement des cœurs comme le vôtre ! par quel aveuglement funeste peut-on souffrir encore un monstre qui depuis quinze cents ans déchire le genre humain, et qui abrutit les hommes quand il ne les dévore pas !

 

          M. d’Argental doit recevoir, dans quelques jours, deux paquets de mort aux rats qui pourront au moins donner la colique à l’inf… Il doit partager la drogue avec vous… (1).

 

          Je crois qu’en effet il ne sera pas mal de publier la lettre qu’un certain V… vous a écrite sur les Calas et les Sirven ; cela pourra préparer les esprits, et on verra ce qu’on pourra faire avec M. d’Argental. M. le premier président (2) de Toulouse est très bien disposé : il s’agira de voir si M. le vice-chancelier (3) voudra qu’on ôte à ce parlement une affaire qui lui ressortit de plein droit. Les Sirven ont été condamnés à Castres : s’ils vont à Toulouse, n’est-il pas à craindre que des juges irrités ne fassent rouer, pendre, brûler ces pauvres Sirven, pour se venger de l’affront que la famille Calas leur a fait essuyer ?

 

          Je ferai un mémoire que je vous enverrai ; mais ces Sirven sont bien moins instruits des procédures faites contre eux que ne l’étaient les Calas. Ils ne savent rien, sinon qu’ils ont été condamnés, et qu’ils ont perdu tout leur bien. D’ailleurs, n’étant jugés que par contumace, je ne vois pas comment on pourrait faire pour les soustraire à leurs juges naturels.

 

          Le procédé de M. de Beaumont m’inspire de la vénération : son nom d’Elie me fait soupçonner qu’il n’est point d’une famille papiste, et la générosité de son âme me persuade qu’il est un de nos frères. Laissons juger les Calas, ne troublons pas actuellement leur triomphe par une nouvelle guerre. Je me flatte bien que vous m’apprendrez le plein succès auquel je m’attends ; on verra, immédiatement après, ce qu’on pourra faire pour les Sirven. Ce sera une belle époque pour la philosophie qu’elle seule ait secouru ceux qui expiraient sous le glaive du fanatisme. Remarquez, mon cher frère, qu’il n’y a pas eu un seul prêtre qui ait aidé les Calas ; car, Dieu merci, l’abbé Mignot n’est pas prêtre.

 

          Voulez-vous bien faire parvenir le petit billet ci-joint à la veuve Calas ?

 

          Adieu, mon cher frère ; vous êtes un homme selon mon cœur ; votre zèle est égal à votre raison ; je hais les tièdes. Ecr. l’inf…, écr. l’inf… vous dis-je. Je vous embrasse de toutes mes pauvres forces.

 

 

1 – Nous retrancherons ici deux phrases qui se retrouvent dans une lettre postérieure. Tout cela n’est qu’un assemblage de billets défigurés et qui ne sont pas à leur date. Ce qui suit, par exemple, doit être du commencement de mars. (G.A.)

2 – De Bastard. (G.A.)

3 – Maupeou. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

15 Mars 1765.

 

 

          Oui, sans doute, mon ange adorable, j’ai été infiniment touché du mémoire du jeune Lavaysse, de sa simplicité attendrissante, et de cette vérité sans ostentation qui n’appartient qu’à la vertu. Je vous demande en grâce de m’envoyer l’arrêt dès qu’il sera prononcé. Vous savez que ce David, auteur de tout cet affreux désastre, était un très malhonnête homme ; le fripon a fait rouer l’innocent ; le voilà bien reconnu ; il a été destitué de sa place. J’espère qu’il paiera chèrement le sang de Calas.

 

          C’est une étrange fatalité qu’il se trouve en même temps deux affaires pareilles. Je sais que la plupart des calvinistes de Languedoc sont de grands fous ; mais ils sont fous persécutés, et les catholiques de ce pays-là sont fous persécuteurs.

 

          J’ai envoyé à M. Damilaville le détail de cette seconde aventure, qu’il doit vous communiquer (1). Il y a des malheurs bien épouvantables dans ce meilleur des mondes possibles.

 

          Je suppose, mon cher ange, que vous avez reçu ma lettre à M. Berger, dont j’ignore la demeure, comme j’ignorais son existence. Je vous demande bien pardon de vous avoir importuné d’une lettre pour un homme qui est à la fois indiscret et dévot.

 

          J’ai vu votre Suédois ; il retourne à Paris, et s’est chargé d’un paquet pour vous. Le Génevois, qui est chargé d’un autre, doit être déjà parti. Je vous supplierai de donner à frère Damilaville les brochures dont vous ne voudrez pas. Je crois qu’il y en a seize, cela fait seize pains bénits pour les fidèles. Songez, je vous en prie, combien la superstition a fait périr de Calas depuis plus de quatorze cents années. Est-il possible que ce monstre ait encore des partisans ? Mon horreur pour lui augmente tous les jours, et je suis affligé quand je vois des gens qui en parlent avec tiédeur.

 

          J’espère que je verrai bientôt le Siège de Calais imprimé, et que j’applaudirai avec connaissance de cause. On peut très bien envoyer par la poste, à Genève, des livres contre-signés ; mais il n’en est pas de même de Genève à Paris : vous permettez l’exportation, mais non pas l’importation.

 

          Je ne sais ce qu’a le tyran du tripot, mais il est toujours plein de mauvaise humeur, et il ne laisse pas de me le faire sentir. L’ex-jésuite prétend qu’il faut qu’il attende encore quelque temps pour revoir les roués (2), que les Romains ne sont pas de saison, qu’il faut attendre des occasions favorables : voyez si vous êtes de cet avis. Je suis d’ailleurs occupé actuellement à augmenter ma chaudière ; et si je m’adressais à Apollon, ce serait pour le prier de m’aider dans le métier de maçon. On dit qu’il s’entend à faire des murailles ; cependant ses murailles sont tombées comme bien d’autres pièces.

 

          Mais pourquoi M. Fournier souffre-t-il que madame d’Argental tousse toujours ? Je me mets à ses pieds ; ma petite famille vous présente à tous deux ses respects.

 

 

1 – Lettre du 1er Mars. (G.A.)

2 – La tragédie du Triumvirat. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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