CORRESPONDANCE - Année 1765 - Partie 5
Photo de PAPAPOUSS
à M. Damilaville.
5 Février 1765.
Mon cher frère, vous aurez incessamment la petite Destruction d’Alembertine, et le premier voyageur qui partira pour Paris vous apportera une bonne provision de petits diableteaux.
M. Delaleu doit vous remettre un papier important concernant mes affaires temporelles. C’est mon testament, ne vous déplaise, auquel il faut que je fasse quelques additions. Je le recommande pourtant à vos bontés, qui s’étendent à tous les objets.
à M. le comte d’Argental.
10 Février 1765.
Mon divin ange, je ne vous croyais pas si ange de ténèbres que le dit cet abominable fou de Vergy (1). Je me souviens bien que Rochemore vous appelait furie, mais c’était par antiphrase, comme disent les doctes. Je ne crois pas que ce Vergy trouve beaucoup de partisans ni même de lecteurs. Je ne crois pas qu’il y ait un plus ennuyeux coquin. N’est-ce pas un parent de Fréron ? Dites-moi, je vous prie, si on joue quelquefois l’Ecossaise ; j’ai peur qu’elle ne soit au rang des pièces que le tyran du tripot empêche de jouer par sa belle disposition des rôles. Je lui ai écrit en dernier lieu, je lui écrirai encore. J’ai peur qu’une grande actrice (2), dont on m’a envoyé la médaille, ne soit pas absolument dans vos intérêts. Je reconnais votre cœur au combat qu’il éprouve entre la reconnaissance et la tyrannie tripotière. Je suis à peu près dans le même cas que vous ; mais étant plus vieux, je suis un peu plus indifférent. Me voici dans un moment d’apathie, même pour les roués. Avertissez-moi, je vous prie, mon cher ange, quand vous aurez quelque bon acteur, cela me ressuscitera peut-être.
Vous m’avez fait espérer que mon petit prêtre apostat Moultou, qui est un des plus aimables hommes du monde, serait nommé dans le passe-port. J’attends cette petite faveur avec un peu de douleur, car je serais très fâché qu’il nous quittât. Il aime la comédie à la fureur ! je ne suis pas de même. Il y a des prêtres qui se dégoûtent de dire la messe ; je ne suis pas moins dégoûté des Délices ; les tracasseries de Genève me sont insipides, et m’étant aperçu que je n’ai qu’un corps, j’ai conclu qu’il ne me fallait pas deux maisons, c’est bien assez d’une. Il y a des gens qui n’en ont point du tout, et qui valent mieux que moi.
Tout Ferney s’intéresse bien fort à la toux de madame d’Argental. Les deux anges ont ici des autels.
1 – Avocat au parlement de Bordeaux, alors à Londres. Il publiait des Lettres à monseigneur le duc de Choiseul. Dans la seconde, d’Argental n’est pas ménagé. (G.A.)
2 – Mademoiselle Clairon. (G.A.)
à M. Damilaville.
10 Février 1765.
Mon cher frère, ce n’est pas moi qui suis marié, c’est Gabriel Cramer. Il a une femme qui a beaucoup d’esprit, et qui a été enchantée de la Destruction ; ma nièce a beaucoup d’esprit aussi, mais elle n’en a rien lu. Voilà ce qu’Archimède-Protagoras peut savoir.
Un de mes amis de Franche-Comté vous envoya un gros paquet, il y a quelques semaines ; j’ignore si c’est pour son vingtième, mais je vois que vous n’avez point reçu le paquet. J’ai peur qu’il n’y ait des esprits malins qui se plaisent à troubler le commerce des pauvres mortels.
J’embrasse tendrement mon frère.
à M. le clerc de Montmerci.
10 Février 1765.
Je vous remercie bien tard, mon cher confrère en Apollon ; mais assurément je vous remercie de tout mon cœur de l’amitié que vous me témoignez dans toutes les occasions. Il est vrai que j’ai peu d’obligation à M. Robinet. C’est un grand indiscret, sans doute, que ce M. Robinet, qui publie ainsi les secrets des gens qu’il ne connaît pas, et le tout pour vingt-cinq louis d’or ; en vérité, c’est trop payé. Encore, s’il avait imprimé fidèlement mes secrets, il n’y aurait que demi-mal ; il ressemble aux honnêtes gens qui pendent les autres en effigie ; ils ne s’embarrassent pas que le portrait soit ressemblant. Les beaux vers que vous avez bien voulu faire pour moi me consolent ; vous faites mon apothéose quand d’autres me damnent. Ma santé et ma vue s’affaiblissent tous les jours. Je serai bien fâché de mourir sans avoir pu souper entre vous et M. Damilaville, à qui j’adresse ce petit billet pour vous. Je supprime toutes les cérémonies, le sentiment ne les admet pas.
à M. Fabry.
Jeudi soir, 14 Février 1765, à Ferney (1).
M. de Voltaire, madame Denis et toute la maison font leurs très humbles compliments à M. Fabry. Il est très instamment prié de vouloir bien mander s’il est vrai qu’on ait arrêté dans le bailliage de Nyon quelques-uns des brigands dénoncés par les sieurs Bacle et Galline.
Voici un petit mémoire (2) qui peut servir à tirer quelques éclaircissements de Matringe. Il serait dangereux de le lâcher dans le pays.
1 – Editeurs, E. Bavoux et A. François. (G.A.)
2 – Voyez plus loin. (G.A.)
à M. Rougeot.
15 Février 1765.
Monsieur, la personne à qui vous avez prêté trois volumes ne peut les rendre que dans quelques semaines aux personnes que vous avez indiquées. Elle vous envoie le mémoire ci-joint, qui est assez important. Vous être prié très instamment d’en accuser la réception. Vous sentez bien pourquoi ce mémoire ne doit être confié qu’à peu de personnes. On s’en remet à votre prudence. Tous ceux qui demeurent dans le château, vous assurent de leurs très humbles obéissances.
P.S. – Nous faisons encore la garde toutes les nuits.
MÉMOIRE ENVOYÉ PAR *** (Voltaire) A *** (Rougeot),
Pour être examiné dans un comité des seuls fermiers-généraux
Chargés du département de Bresse, Gex et Valmorey.
Le 27 Janvier 1765, les sieurs Galline et Bacle, citoyens de Genève, donnèrent avis au bailli de Nyon, en Suisse, près de Gex, qu’une troupe de voleurs devaient le lendemain piller un château en France. Ils donnèrent le signalement de deux chefs de brigands, et promirent de les livrer à la justice, soit en Suisse, soit en France.
Le bailli de Nyon communiqua cet avis à tous les juges des environs. Les possesseurs de châteaux mirent leurs vassaux sous les armes pendant huit jours. La maréchaussée et les employés patrouillèrent exactement.
Les deux Génevois Galline et Bacle firent le même rapport au maire de la petite ville de Gex, ce qui augmenta les alarmes.
Pendant ce temps-là, quarante contrebandiers à cheval passèrent par le territoire de Genève, traversèrent tranquillement le Rhône au bac de Pency, et les deux Génevois ne revinrent plus dans le pays.
Le garde-magasin de la douane de Genève avoue que, depuis trois mois, les contrebandiers qu’on appelle camelotiers ont chargé dans Genève plus de quatre cents ballots de marchandises ; ils en prennent par année environ douze cents.
Nous n’avons eu depuis les premiers jours de février que des nouvelles vagues et incertaines.
Le 10 Février, deux inconnus sont venus rôder autour du château ; on les a chassés ; on aurait dû les arrêter.
La nuit du 12 au 13 février, un nommé Matringe, natif de Savoie, est venu à onze heures à une noce du village. Il a dit ensuite à un maréchal-ferrant qu’il connaît : « Quand vous entendrez des coups de fusil, ne sortez point. Je serai avec quatre-vingts hommes. J’ai sous moi cinq fusiliers ; nous ferons de bons coups. »
Le maréchal est venu déposer chez moi, quoiqu’un peu tard. J’ai envoyé chercher la maréchaussée de Gex. Elle a arrêté le nommé Matringe, lorsqu’il voulait partir de Ferney pour Genève ; j’ai fait tenir à Gex sa déposition.
J’ai appris depuis que ce Matringe est un des plus forts contrebandiers ; on peut par son moyen découvrir sa troupe ; mais il est fort à craindre qu’elle ne vienne ravager le pays.
C’est à la prudence de MM. les fermiers-généraux, chargés du détail de cette province, à voir ce que l’on peut faire.
Il est très certain que toute la contrebande se fait par Genève, et que les employés ne peuvent l’empêcher. Il n’y a qu’un régiment qui puisse en imposer à ces vagabonds, devenus de jour en jour plus dangereux. Il est à croire que MM. les ministres de la guerre et des finances se concerteront pour prévenir les suites de ce brigandage.
13 Février, partira le 15.
à M. Damilaville.
15 Février 1765.
Permettez, mon cher frère, que je vous adresse cette consultation pour M. de Beaumont, et cette lettre (1) pour M. de Lavaysse ; je l’ai laissée décachetée afin que vous la lisiez. Vous serez convaincu que la raison n’a pas fait de grands progrès chez les Languedochiens, et qu’ils tiennent toujours un peu des Visigoths.
Ne soyez point étonné que je quitte ma maison de campagne dans le pays génevois ; je suis vieux, je n’ai qu’un corps, je ne peux plus avoir deux maisons ; je passe la moitié de mon temps dans mon lit, et ce n’est pas la peine d’en changer. Je n’aime pas d’ailleurs à me mêler des affaires de la parvulissime. J’ai renoncé aux vanités du monde.
J’ai reçu le Fatalisme, et, en parcourant une page, j’ai trouvé deux ou trois sottises de prime abord ; mais je les pardonnerai si je trouve quelque chose de raisonnable. Je vois avec douleur que vous n’avez pas reçu un paquet de Franche-Comté. Ceux de Metz auraient le même sort. La raison est bien de contrebande. Consolons-nous tous deux en aimant passionnément cette infortunée.
Adieu, mon cher philosophe. Ecr. l’inf…
1 – On ne l’a pas. (G.A.)
à M. Fabry.
17 Février 1765, à Ferney (1).
Monsieur, par toutes les informations que j’ai prises depuis votre dernière lettre, il paraît que le nommé Matringe n’a nulle correspondance avec la bande de voleurs que les deux Génevois ont dénoncée. Carry, maréchal à Ferney, est celui qui a donné le premier avis des menaces de Matringe, tandis que tout le pays était en alarmes. Il a été arrêté sur ses menaces. Je ne mets assurément aucun obstacle à son élargissement. Je vous supplie d’en assurer M. le prévôt ; si vous voulez même avoir la bonté de faire dire à Matringe qu’il vienne me parler, je lui donnerai de quoi achever le voyage qu’il dit devoir faire en Savoie, à condition qu’il ne vienne plus troubler la tranquillité de notre pays.
J’ai donné une carte au nommé Pinier, habitant de Ferney, qui fait venir des bois de construction pour sa grange. Je prends la liberté de le recommander à vos bontés.
J’ai l’honneur d’être, avec tous les sentiments que vous me connaissez, monsieur, etc.
1 – Editeurs, E. Bavoux et A. François. (G.A.)
à M. Damilaville.
29 Février 1765.
Mon cher frère, j’ai lu une partie de ce Pluquet (1) : cet homme est ferré à glace sur la métaphysique ; mais je ne sais s’il n’a pas fourni un souper dont plusieurs plats seraient assez du goût des spinosistes. Je voudrais bien savoir ce que les d’Alembert et les Diderot pensent de ce livre.
La Destruction doit être partie, ou partira à la fin de cette semaine. Je ne suis pas exactement informé ; trois pieds de neige interrompent un peu la communication. Je crois que cette neige refroidira les esprits de Genève, qui étaient un peu échauffés ; on disputera, mais il n’y aura point de guerre civile.
Je crois que j’ai très bien pris mon temps pour me tirer de la cohue, et pour me défaire des Délices, d’autant plus que mon bail était fini, et que je ne l’avais pas renouvelé. Un M. Labat, qui avait dressé les articles du contrat, me faisait quelques difficultés, comme vous l’avez pu voir. Ces difficultés ont dû vous paraître extraordinaires, aussi bien que le contrat même. On ne ferait pas de tels marchés en France ; celui-là est plus juif que calviniste.
Je me flatte que tout s’accommodera à l’amiable, et beaucoup plus facilement que les affaires de Genève. MM. Tronchin, qui sont mes amis, m’y aideront ; mais je serai toujours bien aise d’avoir le sentiment de M. Elie de Beaumont au bas de mes questions. J’attends avec impatience son mémoire pour les Calas (2). Voilà un véritable philosophe ; il venge l’innocence opprimée, il n’écrit point contre la comédie, il n’a point un orgueil révoltant, il n’est point le délateur de ceux dont il a dû être l’ami et le défenseur. Le cœur me saigne de deux grandes plaies, la première que Rousseau soit fou, la seconde que nos philosophes de Paris soient tièdes. Dieu merci, vous ne l’êtes pas. Vous m’avez glissé deux lignes, dans votre lettre du 12 Février, qui font la consolation de ma vie.
Je soupçonne que le paquet de Franche-Comté est tombé entre les mains des barbares ; il faut mettre cette petite tribulation aux pieds du crucifix. Je me recommande à vos saintes prières. J’entre aujourd’hui dans ma soixante-douzième année, car je suis né en 1694, le 20 Février, et non le 20 de novembre, comme le disent les commentateurs mal instruits (3). Me persécuterait-on encore dans ce monde, à mon âge ? cela serait bien welche. Je me flatte au moins, qu’on ne me fera pas grand mal dans l’autre.
Adieu, mon cher frère ; je vous embrasse bien tendrement.
1 – Le Fatalisme. (G.A.)
2 – Mémoire pour dame Anne-Rose Cabibel, veuve Calas, et pour ses enfants. (G.A.)
3 – Il ne faut attacher aucune importance à cette déclaration. Voltaire, une autre fois, dira le contraire. (G.A.)