CORRESPONDANCE - Année 1765 - Partie 4

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1765 - Partie 4

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à M. Fabry.

 

29 Janvier 1765.

 

 

          M. de Voltaire a l’honneur d’informer M. Fabry, qu’hier à quatre heures du soir, il passa un homme habillé de gris, assez grand, marqué de petite-vérole, portant un chapeau uni, allant à Genève sur un cheval gris. Cela ressemble fort à M. Matthieu. Il s’est informé sur la route à qui appartenaient les maisons qu’il voyait. M. de Voltaire n’a eu connaissance de cet homme que ce matin ; il a écrit en conséquence au syndic de la garde de Genève. Il assure M. Fabry de ses très humbles obéissances.

 

          C’est à l’homme qui apporta hier la lettre de M. Fabry que le susdit parla.

 

N.B. – On apprend dans le moment, par la déposition de deux personnes, qu’on a vu passer ce matin vers les trois heures une troupe de contrebandiers à cheval, avec une femme. Ils allaient par Collex, Fernex au Mandement.

 

          Cependant les employés ont été reconnaître le lieu, ont couru de tout côté, et n’ont point reconnu de piste.

 

 

 

 

 

à M. Fabry.

 

29 au soir.

 

 

          On ne sait plus, monsieur, comment la vérité est faite. Claude Durand, assez gros laboureur de Ferney, prétend avoir vu passer aujourd’hui, à cinq heures du matin, quatre-vingts contrebandiers, dont l’un lui a demandé le chemin du Mandement. Ce ne serait pas la première fois qu’ils auraient passé par Ferney. On prétend  que cette troupe est conduite par la sœur de Mandrin. Si cela est, il paraît qu’il faudrait avoir un bataillon à Gex. Pourriez-vous avoir la bonté de venir dîner à Ferney et me donner vos ordres ?

 

          Votre t.h. ob. Sr. VOLT.

 

 

 

 

 

à M. le marquis d’Argence de Dirac.

 

A Ferney, 29 Janvier 1765.

 

 

          Je ne suis point étonné, mon cher et aimable philosophe militaire, qu’un brave homme devienne poltron quand il est superstitieux et ignorant. On est brave à la guerre par vanité, parce qu’on ne veut pas essuyer de ses camarades le reproche d’avoir baissé sa tête devant une batterie de canons ; mais on n’a point de vanité avec la fièvre double tierce. On s’abandonne alors à toute sa misère, on laisse paraître des frayeurs dont on ne rougit point, et un prêtre insolent fait plus de peur qu’une compagnie de cuirassiers. Nous recevons dans le moment votre pâté. Le pâtissier aura beaucoup d’honneur, si ses perdrix sont arrivées sans barbe par le temps pourri que nous essuyons depuis un mois : nous en serons instruits dans quelques heures, et je vous en dirai des nouvelles à la fin de ma lettre.

 

          Mon cher philosophe guerrier, n’envoyez plus de pâtés, il y a trop loin d’Angoulême à Ferney.

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

30 Janvier 1765.

 

 

          Mon divin ange, vous êtes donc aussi l’ange gardien de M. de Moltou ; je parle du fils, car, pour le père, je crois que sa vessie lui jouera bientôt un mauvais tour, et qu’il comparaîtra devant les anges de là-haut. Le fils a le malheur d’être ministre du saint Evangile dans le tripot de Genève ; c’est son seul défaut. Madame la duchesse d’Enville doit certifier à M. le duc de Praslin que mon petit Moultou est très philosophe et très aimable, et point du tout prêtre. Il compte même, en partant de Genève, remercier les pédants ses confrères, et renoncer au plus sot des ministères.

 

          Il craint toujours, et à mon avis très mal à propos, qu’on ne lui fasse des chicanes sur les bords du lac Léman. Il supplie très humblement M. le duc de Praslin de vouloir bien mettre dans le passe-port :

 

          « Pour le sieur Moultou et son fils, bourgeois de Genève, avec sa femme et ses enfants. »

 

          Permettez qu’aujourd’hui je ne vous parle que des Moultou, et que je réserve les roués pour une autre occasion. Vous me feriez grand plaisir de me dire si madame d’Argental ne tousse plus. Voulez-vous bien faire agréer à M. le duc de Praslin mes tendres et profonds respects.

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

1er Février 1765.

 

 

          Mon cher frère, voici une grâce temporelle que je vous demande ; c’est de faire parvenir à M. Delaleu ce paquet, qui est essentiel aux affaires de ma famille. Les philosophes ne laissent pas d’avoir des affaires mondaines à régler. Jean-Jacques n’est chargé que de sa seule personne, et moi je suis chargé d’en nourrir soixante-dix : cela fait que quelquefois je suis obligé d’écrire à M. Delaleu des mémoires qui ne sont pas du tout philosophiques. Vous ne savez pas ce que c’est que la manutention d’une terre qu’on fait valoir. Je rends service à l’Etat sans qu’on en sache rien. Je défriche des terrains incultes  je bâtis des maisons pour attirer les étrangers ; je borde les grands chemins d’arbres à mes dépens, en vertu des ordonnances du roi, que personne n’exécute : cette espèce de philosophie vaut bien, à mon gré, celle de Diogène.

 

          Est-il possible que vous n’ayez pas encore reçu le petit paquet qui doit  vous être venu par Besançon ? Je prendrai mes mesures pour vous faire parvenir ceux que je vous destine par le premier Anglais qui partira de Genève pour Paris.

 

          Vous m’avez parlé des Délices : je deviens si vieux et si infirme, que je ne peux plus avoir deux maisons de plaisance, et l’état de mes affaires ne me permet plus cette dépense, qui est très grande dans un pays où il faut combattre sans cesse contre les éléments. Je me déferai donc des Délices, si je peux parvenir à un arrangement raisonnable, ce qui est encore très difficile.

 

          Je vous ai prié, mon cher frère, de me faire avoir le Fatalisme, par l’enchanteur Merlin. S’il y peut ajouter le Judicium Franciscorum, il me fera grand plaisir ; mais me laissera-t-on mourir sans avoir le Dictionnaire philosophique complet ?

 

          J’envoie votre lettre à Esculape-Tronchin, qui vous exhortera sans doute à la persévérance (1). On commence aujourd’hui (2) la Destruction du petit théologien : je voudrais bien savoir quel est ce maraud-là.

 

          Je crois que c’est un prêtre janséniste qui est l’auteur d’une des pièces d’éloquence que vous m’avez envoyées ; et je soupçonne, non sans raison, le petit abbé d’Etrée, qui ferait bien mieux de servir à boire de bon vin de Champagne, comme son père, que de succéder au ministère d’Abraham Chaumeix. Il n’y a pas, Dieu merci, l’ombre du sens commun dans ce ridicule chiffon.

 

          Adieu, mon cher philosophe, mon cher frère.

 

 

1 – Damilaville consultait par écrit le docteur Tronchin (G.A.)

2 – Il y a ici contradiction avec ce que Voltaire a écrit à d’Alembert le 25 Janvier. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Duclos.

 

1er Février 1765 (1).

 

 

          Dans la crainte où j’étais d’avoir manqué à mon devoir par la négligence du gros joufflu Gabriel Cramer, je pris le parti, monsieur, d’envoyer le seul exemplaire que j’aie et de vous l’adresser, il y a quelques jours, par le carrosse de Lyon. Le gros joufflu Gabriel s’était trompé dans son calcul ; il n’avait pas tiré assez d’exemplaires ; il a été obligé de faire une seconde édition, qui sera prête dans un mois.

 

          Permettez que M. Damilaville vous rembourse les frais que coûtera le port de l’exemplaire de Corneille, que j’ai l’honneur de vous envoyer pour l’Académie.

 

          Je ne sais pas pourquoi vous dites que vous ne voulez plus rien faire imprimer. Vous devriez avoir un peu plus de condescendance pour ceux qui veulent s’instruire. Les livres frivoles sont innombrables ; les livres solides sont en bien petit nombre.

 

          Je vous prie de me regarder comme un de ceux qui vous sont le plus étroitement attachés par les sentiments de l’estime et de l’amitié.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

… Février (1).

 

 

          J’ai été obligé d’envoyer mon exemplaire de Corneille à l’Académie française. Le négligent frère Gabriel n’en a plus. J’ai fait partir le mien par la diligence de Lyon, adressé à M. Duclos ; il sera probablement à la chambre syndicale. Pouvez-vous avoir la bonté de le faire retirer par l’enchanteur Merlin, qui le présentera à M. Duclos ? Vous savez que M. Delaleu rembourse tous ces petits frais. Je vous demande bien pardon de vous parler de ces guenilles. Je voudrais ne vous entretenir jamais que d’écr. l’inf. et de ma tendre amitié pour vous.

 

          Si vous voyez M. Le Clerc de Montmercy, je vous prie de lui faire de ma part les plus tendres compliments.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. Ce billet se trouvait déjà dans la CORRESPONDANCE, mais comme fin d’une lettre en date du 5 Février, et avec suppression de quelques mots significatifs. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Fabry.

 

3 Février 1765 (1).

 

 

          Je n’ai eu, monsieur, nulle nouvelle de MM. Lamain et Matthieu ; mais je prends beaucoup de part à la petite incommodité que M. Matthieu a dans ses chausses. Les sieurs Bacle et Galline sont toujours pour moi des êtres incompréhensibles. On les a vus passer hier à Mijoux, et vous en êtes sans doute informé. Nous avons beaucoup de fusils et quelques baïonnettes, mais nous manquons de bois pour nous chauffer. Nous avons recours à vos bontés ; vous avez bien voulu nous promettre de nous faire avoir des moules de bois à Sessy. Nous vous demandons bien pardon de notre importunité, mais nous vous supplions de nous faire dire quand nous pourrons envoyer des voitures ou quand nous pourrons faire un marché avec ceux qui fourniront et amèneront le bois.

 

          Un habitant de Ferney, nommé Benoît Larchevêque, a acheté des bœufs vers Allamogne, il y a environ six semaines ; l’un est fort malade et jette par les oreilles ; on ne s’est pas encore s’il est attaqué de la maladie qui règne à Saint-Genis. Nous l’avons fait visiter, et nous avons recommandé qu’on ne laissât point sortir le bœuf de l’écurie : on la parfume tous les jours. Nous espérons que le mal ne se communiquera pas.

 

          Agréez, monsieur, les sentiments que vous a voués pour sa vie votre très humble et très obéissant serviteur.

 

 

1 – Editeurs, E. Bavoux et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Cideville.

 

4 Février 1765.

 

 

          J’ai été quelque temps aveugle, mon cher et ancien ami, et à présent j’ai le quart de mes deux yeux. C’est avec ce quart que mon cœur tout entier vous écrit. Vous faites un bel éloge du jour de l’an, mais je vous aime toute l’année, et tous les jours sont pour moi les calendes de janvier.

 

          Il est très vrai que le gâteau des rois est une cérémonie païenne ; mais quel usage ne l’est pas ? Processions, images, encens, cierges, mystères, tout, jusqu’à la confession, est pris dans l’antiquité. Les Welches n’ont rien à eux en propre, pas même le Cid, qui est tout entier de deux auteurs espagnols ; par même le Soyons amis, Cinna (1), qui est de Sénèque. Je ne connais guère que le Qu’il mourût et le cinquième acte de Rodogune qui soient de l’invention du grand Corneille. Ni les Fables, ni les Contes de La Fontaine, ni l’Art poétique, ne sont nés chez nous ; presque toutes nos beautés et nos sottises sont d’après l’antique. Nous sommes venus trop tard en tout. A peine commençons-nous à ouvrir les yeux en physique, en finance, en jurisprudence, et même dans la discipline militaire : aussi avons-nous été battus et ruinés ; mais l’opéra-comique console de tout.

 

          Vous renoncez donc à Paris pour cet hiver, mon cher ami : et moi j’y ai renoncé depuis quinze ans pour le reste de ma vie, et je compte n’avoir véritablement vécu que dans la retraite. On parle à Paris, et on ne pense guère ; la journée se passe en futilités : on ne vit point pour soi, on y meurt oublié sans avoir vécu. Peut-être, du temps d’Andromaque, d’Iphigénie, de Phèdre, des belles fêtes de Louis XIV, d’Armide et du passage du Rhin, Paris méritait la curiosité d’un honnête homme. Mais les temps sont un peu changés : les billes de confession, le Serrurier, le Maréchal (2), les deux vingtièmes, le réquisitoire sur l’inoculation, ne méritent pas le voyage.

 

          D’Alembert a fait un petit livre sur la destruction des jésuites ; c’est presque le seul ouvrage marqué au bon coin depuis trente ans. Il est plus philosophe que les Provinciales, et peut-être aussi ingénieux. Ce d’Alembert n’est pas Welche, c’est un vrai Français.

 

          Vivez, mon cher ami, et comptez que vous n’êtes pas plus aimé vers la rivière de Seine que vers les Alpes. V.

 

 

1 – Voyez, sur tout cela, les Commentaires. (G.A.)

2 – Opéras-comiques de Quétant. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

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