CORRESPONDANCE - Année 1765 - Partie 22

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1765 - Partie 22

Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

à M. Damilaville.

 

A Genève, 3 Juillet 1765.

 

 

          Mon cher ami, j’ai reçu votre lettre du 26 Juin. Il faut toujours commencer par cette formule ; car il y a eu un tel dérangement dans les postes de Genève, qu’on ne reçoit pas toujours fort exactement les lettres de ses amis. Votre mal de gorge m’inquiète beaucoup. Serait-il bien vrai que vous pussiez venir dans nos déserts, et franchir les montagnes qui nous entourent ? Je devrais le bonheur de vous voir à une bien triste cause ; mais je serais doublement consolé par le plaisir de vous embrasser, et par l’espérance que Tronchin vous guérirait. Tous les arts utiles seraient-ils tombés en France, ainsi que les arts agréables, au point qu’il n’y ait pas un homme qui sache guérir une tumeur dans les amygdales ? La foi que vous avez dans Tronchin fera mon bonheur.

 

          On dit que mademoiselle Clairon vient à Genève ces jours-ci, mais ce n’est pas pour ses amygdales. J’ignore encore si elle prendra chez moi un logement. Ma chaumière n’est plus qu’une masure renversée et désolée par des maçons ; mais, quand je serai sûr de vous recevoir, je leur ferai bien faire une cellule pour vous dans mon petit couvent. Vous serez logé bien ou mal, mon cher ami, et nous azurons le plus grand soin de votre santé. Je vous ouvrirai un cœur qui est tout à vous ; nous plaindrons ensemble le sort de la littérature et de ceux qui la cultivent.

 

          Vous vous doutez bien à quel excès le libelle du gazetier janséniste (1) m’a indigné. Voilà donc les ouvrages qu’on permet, tandis que les bons sont à peine tolérés et quelquefois proscrits !

 

          Je crois qu’on a imprimé quelques sermons de l’abbé Bazin, et qu’ils se trouvent dans des recueils ; on m’en a même envoyé quelques passages. Sa Philosophie de l’Histoire, qu’on m’imputait d’abord, et que, Dieu merci, on ne m’impute plus, n’a pas laissé d’être bien reçue en Angleterre et dans tous les pays étrangers. On me mande que cet ouvrage a paru instructif et sage ; mais il n’est pas juste qu’on m’attribue tous les ouvrages nouveaux qui paraissent : je ne veux ni d’un honneur ni d’une honte que je ne mérite pas. Je suis hors d’état de travailler ; je voudrais au moins que les autres fissent ce que je ne puis faire. La Harpe, qui est toujours chez moi, m’avait promis une tragédie ; il n’a rien commencé :

 

.  .  .  .  .  .  . Vitanda est improba Siren

Desidia.

 

HOR., lib. II, sat III.

 

          J’attends patiemment le paquet que m’a promis Briasson, et je me flatte que nous lirons ensemble ce qu’il contient ; nous en raisonnerons, et ce seront les moments les plus agréables de ma vie.

 

 

1 – Voyez la lettre à Chabanon du 25 Juin. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

Ferney, 6 Juillet 1765.

 

 

          Voici, mes divins anges, ce qui est advenu : votre paquet, adressé à M. Camp, et contre-signé Chauvelin, arriva en son temps à Lyon, à l’adresse de M. Camp. Les fermiers-généraux des postes l’avaient contre-signé à Paris d’une autre façon, en mettant en gros caractères : Paquet suspect. M. Camp est toujours malade ; M. Tronchin, qui est toujours à Lyon, fut étonné du suspect : il ouvrit le paquet. Les directeurs des postes disputèrent ; ils exigèrent, je crois, un louis. Enfin le paquet qui portait une sous-enveloppe, à Wagnière, chez Souchai à Genève, ne m’a été rendu qu’aujourd’hui.

 

          La même chose m’était arrivée à peu près au sujet d’un très petit paquet, aussi contre-signé Chauvelin, que vous m’aviez adressé il y a environ trois semaines.

 

          Ainsi vous voyez que les Français préfèrent le port aux conseillers d’Etat intendants des finances. Je pense donc que n’ayant jamais à m’envoyer que des paquets honnêtes, le meilleur parti est de les mettre avec les dépêches pour le résident de Genève, et, quand vous ne me donnerez vos ordres que dans une simple lettre, de l’adresser uniquement par la poste à Wagnière, chez Souchai, sans autre enveloppe.

 

          Lekain est sombre, et moi aussi : je lui conseille de venir chez moi en Suisse pour s’égayer. Mademoiselle Clairon viendra à Ferney ; j’y passerai quelques jours pour elle. Ferney n’est point à moi, comme vous savez ; il est à ma nièce Denis. J’ai le malheur de n’avoir rien du tout en France ; mais je vous remercie pour madame Denis, vous et M. le duc de Praslin, comme si c’était pour moi-même ; et jamais ses bontés et les vôtres ne sortiront de mon cœur.

 

          Je crois qu’il sera convenable que j’écrive à M. de Calonne (1). Je regarde sa commission de rapporteur comme un de vos bienfaits.

 

          Je viens de vous dire, mes anges, que si Lekain fait bien, il viendra dans ma Suisse ; mais je le prierai de faire mieux et de rester au théâtre.

 

          On est donc revenu sur les six pendus (2) ? Je suis très aise pour l’auteur que l’illusion l’ait si bien et si longtemps servi. Le ridicule n’est que de l’enthousiasme qui a pris pour une chose honorable à la nation l’époque honteuse de trois batailles perdues coup sur coup et d’une province subjuguée. Vous apprêtez trop à rire aux Anglais, et j’en suis fâché.

 

          Comme je ne reçois le manuscrit du petit prêtre (3) qu’aujourd’hui, vous ne pourrez recevoir la nouvelle leçon que dans quinze jours. Il est bon d’ailleurs d’accorder du temps au zèle de ce jeune homme. Il dit que la scène des deux tyrans ne fera jamais un bon effet parce qu’une conférence entre deux méchants hommes n’intéresse point ; mais elle peut attacher par la grandeur de l’objet et par la vérité des idées, surtout si elle est bien dialoguée et bien écrite. Selon lui, c’est la scène de Julie (4) errante dans les rochers de cette île triumvirale qui doit intéresser ; mais il faut des actrices.

 

 

1 – Pour l’affaire des dîmes. (G.A.)

2 – Les six bourgeois du Siège de Calais. (G.A.)

3 – Toujours le Triumvirat. (G.A.)

4 – Acte II, sc. IV. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

à M. le marquis de Villette.

 

8 Juillet 1765.

 

 

          Le vieux malade de Ferney présente ses très tendres respects au jeune malingre de l’hôtel d’Elbeuf.

 

          Je vois que vous vous regardez comme un homme dévoué à la médecine, et que vous passez votre temps entre les ragoûts et les drogues. Cela rend mélancolique, mais cela fait aussi un grand bien, car on en aime mieux son chez soi, on réfléchit davantage, on se confirme dans sa philosophie, on fait moins de cas du monde, et dès qu’on a un rayon de santé, on court au plaisir. Une telle vie ne laisse pas d’avoir son mérite ; les malingres ont de très beaux moments.

 

          Permettez-moi encore, monsieur, d’abuser de votre bonté, et de vous recommander cette lettre pour M. d’Alembert. Il faut que l’air de Ferney ne soit pas bon pour les tragédies. L’auteur de Warwick n’a pas encore fait une pauvre petite scène. Je serai bien honteux s’il sort de chez moi sans avoir travaillé. Si la pièce était prête, nous la jouerions.

 

          Je crois vous avoir dit que madame Denis m’ayant demandé une grande salle pour repasser son linge, je lui avais donné celle du théâtre ; mais après y avoir pensé mûrement, elle a conclu qu’il vaut mieux être en linge sale, et jouer la comédie. Elle a rebâti le théâtre, et demain on joue Alzire, en attendant Warwick, et en attendant aussi mademoiselle Clairon, qui peut-être ne viendra pas.

 

          Vous me parlez avec bien de l’enjouement de mon Orphelin. J’aurais voulu la scène dans la maison de Confucius ; j’aurais voulu Zamti plus Chinois, et Gengis plus Tartare. Heureusement mon grand acte a raccommodé tout cela.

 

          Puissiez-vous, monsieur, visiter bientôt nos terres de Bourgogne ! Nous vous donnerons la comédie, et vous ne serez pas mécontent de la comédie. Je suis si vieux que je ne peux plus jouer les vieillards ; c’est grand dommage, car je vous avoue modestement que je jouais Lusignan beaucoup mieux que Sarrazin.

 

          Lorsque vous ferez votre tournée, mandez-nous quels rôles vous voulez. Vous devez être un excellent acteur, si vous êtes sur le théâtre comme à souper ; et je vous soupçonne de vous tirer à merveille de tout ce que vous voudrez faire.

 

          J’ai une plaisante grâce à vous demander (1). Je remarquai, lorsque vous me faisiez l’honneur d’être dans mon taudis, que vous ne soumettiez jamais votre visage à la savonnette et au rasoir d’un valet de chambre qui vient vous pincer le nez et vous échauder le menton. Vous vous serviez de petites pincettes fort commodes, assez larges, ornées d’un biseau qui embrasse la racine du poil sans mordre la peau. J’en use comme vous quoiqu’il y ait une prodigieuse différence entre votre visage et le mien. Mais il faut que cet art soit bien peu en vogue, puisque je n’ai pu trouver à Genève ni à Lyon une seule pince supportable ; il n’y en a pas plus que de bons livres nouveaux. Je vous demande en grâce de vouloir bien ordonner à un de vos gens de m’acheter une demi-douzaine de pinces semblables aux vôtres.

 

          Il est vrai que voilà une commission très ridicule. J’aimerais bien mieux pincer tous les mauvais poètes, les calomniateurs, les envieux, que de me pincer les joues. Mais enfin j’en suis réduit là. Je suis comme les habitants de nos colonies, qui ne savent plus comment faire quand ils attendent de l’Europe des aiguilles et des peignes. Enfin les petits présents entretiennent l’amitié, et je vous serai très obligé de cette bonté.

 

          Conservez-moi une amitié que je mérite par mes très tendres sentiments pour vous.

 

 

1 – Cette fin de lettre se trouve imprimée à part dans les Œuvres de Villette, avec la date du 1er décembre 1766. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

10 Juillet 1765.

 

 

          Je dépêche à mes anges le dernier mot du petit prêtre tragique ; il vient de m’apporter ses roués, les voilà. Vous ne sauriez croire à quel point ce petit provincial vous respecte et vous aime. Je sens bien, m’a-t-il dit, que mon œuvre dramatique n’est pas digne de vos anges ; le sujet ne comporte pas ces grands mouvements de passions qui arrachent le cœur, ce pathétique qui fait verser des larmes ; mais on y trouvera un assez fidèle portrait des mœurs romaines dans le  temps du triumvirat. Je me flatte qu’on trouvera plus d’union dans le dessein qu’il n’y en avait dans les premiers essais, que les fureurs de Fulvie sont plus fondées, ses projets plus dévoilés, le dialogue plus vif, plus raisonné, et plus contrasté, les vers plus soignés et plus vigoureux. Le sujet est ingrat, et les connaisseurs véritables me sauront peut-être quelque gré d’en avoir surmonté les difficultés.

 

          Je vous avoue que j’ai à peu près les mêmes espérances que le petit novice ex-jésuite. Si vous trouvez la pièce passable, pourrait-on la faire jouer à Fontainebleau ? Les places sont prises. Ce serait peut-être un assez bon expédient de faire présenter la pièce à M. le maréchal de Richelieu par quelqu’un d’inconnu que Lekain détacherait, ou par quelque actrice que Lekain mettrait dans la confidence de l’ouvrage, sans lui laisser soupçonner l’auteur. Cette démarche est délicate ; mais je parle à des politiques, à des conjurés qui peuvent rectifier mes idées, et les faire réussir.

 

          J’ai reçu de quelques amis d’assez amples paquets contresignés Courteilles, qui n’ont point été ouverts, et qui sont venus très librement à mon adresse. Vous avez fait enfin, divins anges, précisément ce que je demandais ; vous m’avez instruit de ce que contenait la demi-page (1). Permettez que je pousse la curiosité jusqu’à demander si le maître de la maison (2) l’a vue, où si elle n’a été que jusqu’à M. son secrétaire.

 

          Je voudrais bien que M. le duc de Praslin protégeât fortement M. d’Alembert ; il ferait une action digne de lui. Respect et tendresse.

 

 

1 – Voyez la lettre à d’Argental du 22 Mai. (G.A.)

2 – Louis XV. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

A Genève, 12 Juillet (1).

 

 

          Je ne vous écris qu’un mot, mon cher philosophe, parce que je me flatte que vous pourrez être parti pour Genève, quand ma lettre sera arrivée à Paris. Mais, si vous y êtes encore, je vous prie de vouloir bien faire cacheter la lettre ci-jointe ; c’est une réponse que je fais à M. Thieriot : il change si souvent de logis que je ne sais plus sa demeure. Je soupçonne pourtant qu’il est gîté encore auprès de l’Arsenal. Je prends, à tout hasard, la précaution de mettre sur l’enveloppe que votre commis ou votre secrétaire peut l’ouvrir, en cas que vous soyez parti, et je le prie de faire parvenir, par la petite poste, à M. Thieriot la lettre qui est pour lui.

 

          Je vous attends, mon cher ami, avec une belle impatience ; nous verrons si le voyage adoucira vos amygdales. Il y a bien des choses dans ce monde qui n’adoucissent pas l’humeur. J’aurai du moins la consolation avec vous d’en parler ; vous savez que c’est presque la seule qui reste. Je vous embrasse et je vous attends.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Thieriot.

 

12 Juillet 1765.

 

 

          Mon cher et ancien ami, vous êtes en amitié pire que les mauvais chrétiens ne sont dans leurs dévotions ; ils les font une fois l’an, et vous n’écrivez qu’une fois en deux ans. Si c’est votre asthme qui vous a rendu si paresseux, j’en suis encore plus fâché que si l’indifférence seule en avait été cause ; car, quoique je fusse très sensible à votre oubli, je le suis encore davantage à vos maux. Je croyais que vous étiez guéri pour avoir vu Tronchin. Tâchez de n’avoir plus besoin de médecins ; on vit et on meurt très bien sans eux. Il y a bientôt trois ans que je n’ai parlé de ma santé au grand docteur ; elle est détestable, mais je sais souffrir. Un homme qui a été malade toute sa vie est trop heureux, à mon âge, d’exister. J’espère que je verrai bientôt l’aimable et vrai philosophe dont les amygdales vont si mal (1), c’est une des plus grandes consolations que je puisse recevoir dans ma vie languissante.

 

          Je ne peux guère consulter actuellement l’Esprit des lois ; j’ai le malheur de bâtir, je suis obligé de transporter toute ma bibliothèque. Vous voulez parler apparemment de la police municipale, qui paraît si favorisée dans le nouvel édit que M. de Laverdy a fait rendre. Tout le système de M. le marquis d’Argenson roule entièrement sur cette idée. On ne connaissait pas le mérite de M. d’Argenson, qui était un excellent citoyen. Un édit conforme aux opinions de ces deux hommes d’Etat ne peut manquer d’être bien accueilli. Il me semble que les provinces en sont extrêmement contentes. Il n’en est pas ainsi du petit libelle (2) contre notre Archimède. Le peu d’exemplaires qui en sont parvenus à Genève ont été reçus avec la même indignation et le même mépris qu’à Paris. Les temps sont bien changés ; les philosophes d’aujourd’hui écrivent comme Pascal, et les jansénistes comme le P. Garasse.

 

          J’ai chez moi actuellement un jeune homme qui promet beaucoup, c’est M. de La Harpe, auteur de Warwick. Je souhaiterais bien qu’il eût autant de fortune que de talents. Il aura de très grands obstacles à surmonter, c’est le sort de tous les gens de lettres.

 

          Adieu ; quand vous vous porterez bien, et qu’il y aura quelque ouvrage qui soit digne que vous en parliez, n’oubliez pas votre vieil ami dans sa retraite.

 

 

1 – Damilaville. (G.A.)

2 – De l’abbé Guidi. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

Commenter cet article