CORRESPONDANCE - Année 1765 - Partie 21

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1765 - Partie 21

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à M. Damilaville.

 

A Genève, 22 Juin 1765.

 

 

          J’ai reçu, mon cher ami, votre lettre pour le docteur Tronchin. Les autres ont été reçues en leur temps. M. Tronchin vous assure de son amitié et de son zèle ; il dit que vous devez continuer le régime qu’il vous a prescrit. Pour moi, mon principal régime est la patience et la résignation aux ordres immuables de la nature. J’ai assez vécu pour savoir qu’il y a bien peu de choses à regretter. S’il est possible que le soin que vous devez à votre santé vous conduise à Genève, et que j’ai eu le plaisir de vous embrasser et de vous ouvrir mon cœur, je croirai la fin de ma vie très heureuse. Je n’ai rien de nouveau touchant l’ordonnance du parlement de Toulouse. Il est à croire que les Sirven seront réduits à envoyer à M. de Beaumont une protestation contre le refus de délivrer cette ordonnance et les autres pièces nécessaires. J’ai toujours même pensé que ce refus serait favorable à la cause des Sirven, et servirait à leur faire obtenir plus aisément une attribution de juges, puisqu’ils constateraient la mauvaise volonté et l’injustice des tribunaux, dont cette famille a tant raison de se plaindre.

 

          Je vous supplie d’embrasser tendrement pour moi l’homme supérieur à qui le public rend justice (1), et à qui ceux qui disposent de ce qui lui est dû l’ont rendue si bien. Je m’intéresse à lui, non seulement comme à un homme qui fait honneur à la nation, mais comme à un homme que j’aime de tout mon cœur. Je suis persuadé qu’il n’attendra que peu de temps ; et puisque la place n’est point donnée à d’autres, c’est une preuve qu’il l’aura, ou je suis bien trompé : on connaît trop ce qu’il vaut, et les sacrifices généreux qu’il a faits.

 

          Il est sûr que feu l’abbé Bazin a donné des ouvrages de métaphysique ; j’en ai vu des lambeaux cités, et je me flatte que Briasson, qui m’a déterré des livres assez rares, me trouvera encore celui-là. Pour son Œuvre posthume (2), qui paraît depuis quelque temps en Hollande, je ne crois pas qu’il y ait à présent un homme assez dépourvu de sens pour m’attribuer cet ouvrage, qui ne peut avoir été fait que par un rabbin ou par un bénédictin, et qui ne peut être lu que par le petit nombre d’hommes de cabinet qui aiment ces recherches épineuses.

 

          Au reste, je n’entends rien à la manie qu’on a aujourd’hui de vouloir décrier les philosophes. Il me semble que les sottises et les inconséquences de Rousseau ne doivent point retomber sur les gens de lettres de France. Ceux que je connais sont les meilleurs sujets du roi, les plus pacifiques, les plus amis de l’ordre. En vérité, les reproches qu’on leur fait ressemblent à ceux que le loup faisait à l’agneau.

 

          Que cette injustice passagère ne vous empêche pas d’aimer les lettres. Adieu, mon cher ami.

 

 

1 – D’Alembert. (K.)

2 – La Philosophie de l’histoire par Voltaire. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

25 Juin (1).

 

 

          Mes divins anges, j’attends les roués, afin que mon petit ex-jésuite leur donne le coup de grâce. On me mande que Lekain veut son congé ; je ne sais si c’est tout de bon. Pour mademoiselle Clairon, il paraît décidé qu’elle donne la préférence à M. Tronchin sur M. le maréchal de Richelieu ; et, malgré les défenses sévères du docteur, elle daignera peut-être étaler ses talents sur notre théâtre de marionnettes, que maman Denis a fait réédifier presque malgré moi. Il paraît que la philosophie est si mal accueillie à présent, qu’il faut se réduire à avoir du plaisir.

 

          Vous m’avez envoyé une lettre de M. de Chabanon ; permettez que je vous adresse la réponse.

 

          Pardonnez à ce billet écourté ; mes yeux souffrent beaucoup. Je me mets toujours à l’ombre de vos ailes et des montagnes de la Suisse.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Chabanon.

 

25 Juin 1765.

 

 

          Les gens de lettres doivent s’aimer, monsieur ; car, en vérité, les gens du monde et les gens d’Eglise ne les aiment guère. Le refus de la pension due à M. d’Alembert (1) et le libelle (2) du gazetier des convulsions contre lui font également lever les épaules. Il faut que le petit troupeau des gens qui pensent se tienne serré contre les loups. Je ne savais pas devant qui je parlais, quand je m’avisai de dire ce que je pensais de vous en présence de M. de La Chabalerie (3). Vos lettres m’avaient inspiré une estime et une amitié que j’aurais témoignées devant vos ennemis s’il était possible que vous en eussiez.

 

          M. de La Harpe a un feu céleste qu’il ne doit qu’à lui ; mais il n’y fait encore rien cuire, et vous aurez achevé votre Virginie (4) avant qu’il ait fait le plan de sa pièce. C’est dommage que nous n’ayons eu, depuis Pharamond, de prince ni de ministre qui aient violé des filles. On demande actuellement des sujets français ; vous serez réduits, messieurs, à Louis VIII, qui aima mieux mourir, dit-on, que de coucher avec une fille de quinze ans. Ce sujet est la converse de Virginie. Vous voulez apparemment vous en tenir à l’impression, parce que mademoiselle Clairon a pris congé. On dit que Lekain en fait autant. Vous plaiderez par écrit, faute de bons avocats qui plaident ; mais le public aime l’audience, et il y a plus de spectateurs que de lecteurs. Pour moi, monsieur, je voudrais vous lire et vous entendre, et jouir de votre conversation, qu’on dit aussi aimable que vos mœurs.

 

          Agréer, monsieur, les sentiments de la véritable estime qu’à pour vous votre, etc.

 

 

1 – Voyez la lettre de d’Alembert du 30 Juin. (G.A.)

2 – Lettre à un ami sur un écrit intitulé, Sur la destruction des jésuites (par l’abbé Guidi.) (G.A.)

3 – Mari de la sœur de Chabanon. (G.A.)

4 – On n’a ni imprimé ni joué cette pièce. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Helvétius.

 

26 Juin 1765.

 

 

          Je vous ai toujours dans la tête et dans le cœur, mon cher philosophe, quoique vous m’ayez entièrement oublié. Vous m’avez affligé en ne venant point dans mes déserts libres, au retour d’une cour despotique (1) ; ma douleur redouble quand j’apprends que vous désespérez de la cause commune. Un général tel que vous doit inspirer de la confiance aux armées. Je vous conjure de prendre courage, de combattre, et je vous réponds de la victoire.

 

          Ne voyez-vous pas que tout le Nord est pour nous, et qu’il faudra tôt ou tard que les lâches fanatiques du midi soient confondus ? L’impératrice de Russie, le roi de Pologne (qui n’est pas un imbécile, faisant de mauvais livres avec un secrétaire ex-jésuite) (2), le roi de Prusse, vainqueur de la superstitieuse Autriche, bien d’autres princes, arborent l’étendard de la tolérance et de la philosophie. Il s’est fait, depuis douze ans, une révolution dans les esprits qui est sensible. Plusieurs magistrats, dans les provinces, font amende honorable pour l’insolente hypocrisie de ce malheureux Omer, la honte du parlement de Paris. D’assez bons livres paraissent coup sur coup ; la lumière s’étend certainement de tous côtés. Je sais bien qu’on ne détruira pas la hiérarchie établie, puisqu’il en faut une au peuple ; on n’abolira pas la secte dominante, mais certainement on la rendra moins dominante et moins dangereuse. Le christianisme deviendra plus raisonnable, et par conséquent moins persécuteur. On traitera la religion en France comme en Angleterre et en Hollande, où elle fait le moins de mal qu’il soit possible.

 

          Nous ne sommes pas faits en France pour arriver les premiers. Les vérités nous sont venues d’ailleurs ; mais c’est beaucoup de les adopter. Je suis très persuadé que, si on veut s’entendre et se donner un peu de peine, la tolérance sera regardée dans quelques années comme un baume essentiel au genre humain. Le nom d’Omer Joly sera aussi odieux et aussi ridicule que celui de Fréron. C’est à vous à soutenir vos frères, et à augmenter leur nombre. Vous savez qu’il est aisé d’imprimer sans se compromettre ; la Gazette ecclésiastique en est une belle preuve (3). Est-il possible que des sages ne puissent parvenir dans Paris à faire avec prudence ce que font des fanatiques avec sécurité ? Quoi ! ces malheureux vendront des poisons, et nous ne pourrons pas distribuer des remèdes ! Nous avons, à la vérité, des livres qui démontrent la fausseté et l’horreur des dogmes chrétiens ; nous aurions besoin d’un ouvrage qui fît voir combien la morale des vrais philosophes l’emporte sur celle du christianisme. Cette entreprise est digne de vous. Il vous serait bien aisé d’alléguer un nombre de faits très intéressants qui serviraient de preuves ; ce serait un amusement pour vous, et vous rendriez service au genre humain.

 

          Eclairez les hommes, mais soyez heureux. Vous méritez de l’être, et vous avez de quoi l’être. Personne ne s’intéresse plus que moi à votre félicité ; mais je tiens qu’elle sera plus parfaite lorsque, sans vous compromettre, vous aurez contribué à confondre l’erreur. Le secret témoignage qu’on se rend alors à soi-même est une des meilleures jouissances. Votre lâche Fontenelle ne vivait que pour lui ; vivez pour vous et pour les autres. Il ne songeait qu’à montrer de l’esprit ; servez-vous de votre esprit pour éclairer le genre humain. Je vous embrasse dans la communion des fidèles.

 

 

1 – La cour de Frédéric. (G.A.)

2 – Stanislas Poniatowski, qu’il ne faut pas confondre avec Stanislas Leczinski, avait Menoux pour secrétaire. (G.A.)

3 – Elle s’imprima longtemps dans un chantier. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Colini.

 

A Ferney, 29 Juin 1765.

 

 

          Ah ! mon ami, que je voudrais voir opérer le miracle dont S.A.E. daigne vouloir m’honorer ! mais j’irai bientôt dans un pays où l’on n’a plus besoin de miracles. J’ai été si mal, que presque toute ma famille est venue de Paris pour me consoler dans ma retraite et dans mes maux : elle m’a trouvé très résigné ; mais je vous assure que je ne le suis guère quand je songe que je ne vous reverrai plus. Cependant, si je puis résister à ce dernier orage, je ne veux pas perdre entièrement l’espérance. Consolez-moi en me mettant aux pieds de monseigneur. L’état où je suis à présent ne me permet guère de vous en dire davantage.

 

 

 

 

 

à M. le marquis de Villette.

 

Juin 1765.

 

 

          Je crois, mon cher marquis, vous avoir déjà dit de quelle manière il faut m’adresser vos lettres ; sans cela vous courez risque d’avoir plus d’un confident de vos secrets.

 

          Vous me parlez de la retraite précipitée du ministre (1) ; on peut dire qu’il a soutenu les caprices de la fortune comme il a reçu ses caresses. Il n’y a pas moins de grandeur à supporter de grandes injustices qu’à faire de grandes actions.

 

          C’est un puissant raisonneur celui qui vous disait sérieusement que M… (2) n’était pas de famille à être contrôleur-général ; mais lorsque l’on est sur un vaisseau assailli par la tempête et dans un danger imminent de périr, on ne choisit pas, pour tenir le gouvernail, celui qui est de meilleure maison, mais celui qui est le plus habile.

 

          Ce que vous me dites du prélat harangueur (3) m’a étonné et affligé ; car on m’avait flatté que, dans une espèce de sermon à son assemblée, il avait prêché la tolérance. Sa sortie contre les philosophes est plus dangereuse que vous ne pensez ; on n’en veut déjà que trop aux partisans de la raison ; vous avez dû vous en apercevoir au refus que M. d’Alembert essuie jusqu’à présent d’une petite pension à laquelle il a un droit incontestable, et que l’Académie des sciences demandait pour lui.

 

          Il me semble qu’il n’est pas bien honorable pour la France qu’on prive de douze cents livres de rente un homme si supérieur, qui a fait un sacrifice de cent mille livres d’appointements pour rester dans son pays, qu’il honore. C’est une réflexion que sans doute tout le monde a faite, et qui vaut la pension.

 

          J’avais raison, comme vous voyez, de ne point envoyer ce brimberion de Frère Oudin, qu’on ne peut avoir fait courir que très défiguré. On ne doit parler du porc de saint Antoine et du chien de saint Roch, pendant l’assemblée du clergé, qu’avec un profond respect.

 

          Vous avez beau me dire qu’on lèvera l’excommunication si justement fulminée par ceux qui jouent des pièces latines contre ceux qui jouent des pièces françaises : je connais trop l’Eglise ; elle ne peut pas plus se relâcher qu’elle ne peut errer. Il n’y a plus que les drames bourgeois du néologue Marivaux où l’on puisse aller pleurer en sûreté de conscience. Les comédiens français trouveront plus d’indulgence au parlement, dans quelque occasion favorable où ils plaideront contre l’archevêque.

 

          Je suis fâché du mauvais succès de notre protégé (4) ; mais, pour être bon comédien, il faudrait descendre de Protée en ligne directe. Il faut beaucoup de talent pour être excommunié.

 

          M. de La Harpe est à Ferney ; mais il n’y a pas beaucoup travaillé. J’espérais qu’il ferait ici quelques petits Warwicks. Il n’y a que madame Dupuits qui se mette chez nous à faire des enfants. Pour moi, je mène toujours la même vie. Je lis avec édification les Pères de l’Eglise. Je prie Huber de dessiner saint Paul ; il en fera un portrait fort ressemblant, d’après l’idée qu’en donnent de vieux auteurs qui ont été en tiers avec lui et sainte Thècle.

 

          Dieu soit loué que vous soyez toujours dans le dessein de venir voir votre terre de Bourgogne, et de visiter en passant des reclus qui vous sont bien tendrement attachés !

 

 

1 – M. de Choiseul. C’était une fausse nouvelle. (K.)

2 – Laverdy. (G.A.)

3 – Loménie de Brienne. (G.A.)

4 – Aufresne. Il avait débuté le 30 mai. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

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