CORRESPONDANCE - Année 1765 - Partie 19

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1765 - Partie 19

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à M. Damilaville.

 

28 Mai 1765.

 

 

          M. Tronchin a le paquet de mon frère, et on enverra la réponse dès qu’on l’aura reçue.

 

          J’ai su qu’on avait encore envoyé un second paquet par M. Gaudet, et probablement ce paquet n’est point parvenu à sa destination.

 

          On écrivit depuis une lettre instructive sur l’état des choses, et on se servit de la même voie. Cette lettre partit le 21 ou le 22 du mois. Il serait très triste qu’on l’eût ouverte. On a écrit le 27, par M. Héron, premier commis des bureaux du conseil, et la lettre a été mise à la poste de Lyon.

 

          Je pense qu’il est nécessaire que vous m’écriviez à Genève une lettre signée de vous. Vous y direz que vos occupations vous permettent peu de vous occuper de littérature, que vous faites, à la vérité, venir quelquefois des livres de Hollande pour un de vos amis, et que vous avez à peine le temps d’y jeter un coup d’œil. Vous pourrez me dire que vous avez parcouru la Philosophie de l’Histoire, et que vous être bien étonné qu’on m’attribue un livre rempli de citations chaldéennes, syriaques, et égyptiennes. Vous pourrez me plaindre, d’ailleurs, d’être en butte à la calomnie depuis cinquante années ; vous me rassurerez en me disant combien le roi est équitable. Si ce canevas vous paraît raisonnable, vous le broderez ; puisqu’on est curieux, vous satisferez la curiosité.

 

          Vous pourrez adresser vos autres lettres sous l’enveloppe de M. Camp, banquier à Lyon, comme je vous l’ai déjà mandé.

 

          Je ne vous dis pas combien il est douloureux de recourir à ces expédients. Nous voilà comme un amant et une maîtresse dont les lettres sont interceptées par les jaloux. Aimons-nous en davantage ; écr. l’inf…

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

29 Mai 1765 (1).

 

 

          Il y a au fond de la Suisse, mes chers anges, des eaux assez bonnes pour les vieillards cacochymes qui ont besoin de mettre du baume et de la tranquillité dans leur sang. Je crois que je vais prendre ces eaux, et que je pars incessamment pour avoir de ce baume ; car il faut mourir à son aise.

 

          Il me semble que c’est une ordonnance du médecin que je suppose être dans la demi-feuille dont madame de Florian m’a parlé (2) ; il n’y a qu’une chose dont je suis un peu en doute, c’est si cette demi-feuille ou demi-page parle de maladies mortelles. Vous sentez combien il est triste que les consultations d’un pauvre malade soient exposées aux regards de ceux qui ne sont pas de la faculté, et qu’il est très bon de changer d’air. Je soupçonne qu’on a joué le même tour à frère Damilaville, qui a grand mal à la gorge, et qui a besoin de régime. Je lui conseille, pour son mal, de prendre, comme moi, de la racine de patience.

 

          Je me trompe peut-être, mais j’imagine qu’on peut, avec quelque sûreté, écrire pour ses affaires sous l’enveloppe de M. de Chauvelin l’intendant, en faisant partir le paquet de Lyon, le dessus écrit d’une main étrangère, et la lettre cachetée d’une tête.

 

          Je présume encore que vous pouvez avoir la bonté de m’écrire à Lyon, sous le couvert de M. Camp, banquier, contresigné Chauvelin. Je ne crois pas non plus compromettre l’intérêt que vous voulez bien prendre à ma situation violente, en insérant ici un petit mot pour frère Damilaville, que je vous supplie de lui faire rendre. Je dois un petit mot à Lekain ; agréez-vous que je le mette aussi dans ce paquet ?

 

          Dès qu’il partira quelqu’un pour Paris, je ne manquerai pas de le charger de quelques Bazin de Hollande arrivés depuis peu. Je ne sais plus comment le monde est fait. L’ouvrage de feu l’abbé me paraît rempli du plus profond respect pour la religion. Les jansénistes sont comme les provinciaux, ils croient toujours qu’on veut se moquer d’eux ; ou plutôt ils ressemblent aux tyrans, qui supposent continuellement des conspirations contre leur pouvoir. Mes chers et divins anges, j’ai défriché un coin de terre sauvage, je l’ai embelli, j’ai rendu ses grossiers habitants assez heureux ; je quitterai tout le fruit de mes peines comme on sort d’une hôtellerie, sitôt que je pourrai vivre dans cet asile sans inquiétude. Mandez-moi, je vous prie, si je dois rester dans ce trou ou aller dans un autre, parce que tous les trous sont égaux pour un homme qui pense. Celui qu’on habite pour quelques minutes est si voisin de celui qu’on habitera pour toujours, que ce n’est pas la peine de se gêner.

 

          Toute ma famille rassemblée baise très humblement les ailes de mes anges. Le patriarche pourrait bien aller de Sichem en Egypte, quoiqu’il n’ait point de femme à présenter à des Pharaons.

 

 

1 – « La date de cette lettre, remarque M. Beuchot, ne doit pas être exacte. Elle doit avoir été écrite avant le départ pour Rolle, où Voltaire était encore le 28, mais il n’y était plus le 29. » (G.A.)

2 – Voyez la lettre à d’Argental du 22 Mai. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Lekain.

 

Mai 1765 (1).

 

 

          Mon cher Roscius, vous ne doutez pas du vif intérêt que j’ai pris à votre aventure ; vous savez combien j’aime les grands talents et combien je vous aime. J’imagine que vos communs intérêts vous ont uni avec mademoiselle Clairon. Si vous la voyez, dites-lui, je vous prie, que nous avons pensé, dans notre petit coin des Alpes, comme tous les honnêtes gens de Paris.

 

          Je suis trop malade et trop dérouté pour faire actuellement ce que vous me proposez ; je vous demande en grâce d’attendre. Vous avez un grand intérêt à ne pas vous presser ; les circonstances ne sont point du tout favorables. Attendons, mon cher ami ; je vous en conjure instamment.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. C’est à tort, croyons-nous, que les éditeurs avaient mis ce billet au mois de mars. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Goldoni.

 

A Genève, 29 Mai 1765.

 

 

          Je n’ai reçu, monsieur, le paquet et la lettre dont vous m’avez honoré que depuis deux jours, à mon retour des bains de Suisse, où j’avais été obligé d’aller pour ma très mauvaise santé et pour des fluxions sur les yeux, que je dois au voisinage des  Alpes. Vous vous doutez bien que je fais tous mes efforts pour recouvrer la vue, quand j’ai vos ouvrages à lire. Je sens bien que je serai privé de la consolation de vous posséder dans ma retraite suisse ; mais je préfère votre bonheur à mon plaisir. Vous voilà attaché à une grande princesse (1) qui sentira tout votre mérite. Il est connu partout, mais il sera récompensé en France. Le théâtre aura fait votre réputation et vos mœurs aimables contribueront à faire votre fortune.

 

          Comptez, monsieur, sur les sentiments qui m’attacheront à vous tant que je vivrai. Je sais trop combien votre personne est digne de vos ouvrages, pour ne pas vous aimer tendrement.

 

 

1 – Madame Adélaïde, fille de Louis XV. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

A Genève, 30 Mai 1765.

 

 

          Le malade réformé à la suite de Tronchin envoie aux malades de Paris les réponses de l’oracle d’Epidaure. Mais je vous répéterai toujours, mon cher ami, qu’une sœur du pot fait plus de bien à un malade qu’elle soigne, qu’Esculape n’en peut faire en dictant ses ordonnances de cent lieues. D’ailleurs M. Tronchin n’a pas un moment dont il puisse disposer, et ne peut donner au nombre prodigieux de consultations dont on l’accable toute l’attention qu’il voudrait. Je vous exhorte, mon cher ami, à ne pas négliger de faire voir votre mal de gorge à quelqu’un en qui vous aurez confiance.

 

          Nos amis, qui ont fait ce charmant ouvrage (1) de la justification de la Gazette littéraire, doivent être très affligés qu’il ne paraisse pas. Mais tout doit céder aux désirs de M. le duc de Praslin ; cette Gazette littéraire est dans son département ; c’est lui qui la protège, c’est à lui à décider de ce qui doit être publié et de ce qui doit être supprimé. Gabriel, à qui on avait envoyé le manuscrit, veut bien sacrifier son édition. Il lui en coûtera son argent ; un libraire de Hollande ne serait pas si honnête. J’ignore si l’ouvrage était connu de M. le duc de Praslin. Il se peut que vos amis ne l’aient pas consulté, et qu’ils se soient reposés sur l’envie de lui plaire ; en ce cas, il n’est tenu à rien, et ne doit aucun dédommagement ; d’ailleurs la quantité de livres écrits librement est si grande dans l’oisiveté de la paix, que je conçois bien que tout ce qui vient de l’étranger est suspect. Les Lettres de d’Eon, de Vergy (2) ; l’Espion chinois (3), la Vie de madame de Pompadour (4), les Récriminations de la société de Jésus, inondent l’Europe. Toutes les fois qu’il paraît un nouveau livre, je tremble. Il a beau être détestable, je crains toujours qu’on ne me l’impute. Je voudrais n’avoir jamais rien écrit. C’est une barbarie de m’avoir attribué ce Dictionnaire philosophique, dont plus de quatre auteurs sont assez connus. Il n’y a point d’homme de lettres et de goût qui ne sente la différence des styles.

 

          Pour le fatras chaldéen et syriaque de l’abbé Bazin, je m’y perds ; il n’y a que des calomniateurs bien maladroits qui puissent dire au roi que j’ai fait un tel ouvrage. Je ne crois pas qu’il y ait un bénédictin en France qui soit capable d’en être l’auteur. Je suis bien las d’être en butte aux discours des hommes. Dans quelle solitude faut-il donc s’ensevelir ? Adieu, mon cher ami ; plaignez et aimez votre ami.

 

 

 

1 – Les Observations de Morellet. (G.A.)

2 – Voyez la lettre à d’Argental du 10 Février. (G.A.)

3 – Par Goudar. On l’attribuait au chevalier d’Eon. (G.A.)

4 – Ou plutôt Mémoires de madame de Pompadour, 1765. (G.A.)

 

 

 

 

 

MÉMOIRE POUR M. LE DUC DE PRASLIN.

 

                   EN MAIN PROPRE.

 

30 Mai 1765.

 

 

          Il y a deux mois, ou environ, qu’on envoya de Paris aux frères Cramer à Genève un manuscrit contenant la justification (1) de la Gazette littéraire. On leur assura qu’ils feraient plaisir à monseigneur le duc de Praslin d’imprimer cet ouvrage, et on leur recommanda de lui envoyer les premiers exemplaires.

 

          MM. Cramer me firent lire le manuscrit. Je le trouvai aussi spirituel que raisonnable, et je fus surpris qu’on ne l’imprimât  point à Paris. On me pria de presser l’imprimeur, et on m’écrivit plusieurs lettres. En conséquence je crus qu’on avait commencé par pressentir les volontés de monseigneur le duc de Praslin.

 

          M. de Montpéroux s’est rencontré aujourd’hui chez moi avec M. Cramer l’aîné, qui n’a pas manqué d’envoyer deux exemplaires, comme on le lui avait recommandé.

 

          Nous avons présumé aussi que les auteurs de la justification de la Gazette littéraire n’avaient pas consulté le protecteur de cette Gazette, et n’avaient pas eu son agrément.

 

          Sans approfondir les raisons de supprimer ce petit livre, M. Cramer s’est engagé à le supprimer, uniquement pour montrer sa déférence aux désirs de monseigneur le duc de Praslin ; et il m’a même promis, en présence de M. de Montpéroux, d’envoyer le manuscrit, ou du moins les feuilles qu’il pourra retrouver. Voilà l’état des choses.

 

          S’il est vrai (ce qu’on m’a mandé) que le détracteur qui avait écrit contre MM. Arnaud et Suard ait demandé pardon, et que la paix soit faite, je conçois qu’il ne faut pas faire d’hostilités. Si on a pris seulement des alarmes sur ce que cet écrit s’imprimait à Genève, ces alarmes peuvent être apaisées par la lecture de l’ouvrage, qui est certainement d’un homme supérieur, et digne d’être protégé par monseigneur le duc de Praslin.

 

          Voilà tout ce que je sais de cette petite affaire, qui ne mérite pas de dérober un moment aux occupations d’un ministre, et que je suppose entièrement finie.

 

          Je supplie monseigneur le duc de Praslin de vouloir bien agréer mon attachement et mon respect.

 

 

1 – Les Observations de Morellet. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

31 Mai 1765 (1).

 

 

          J’écrivis hier à mon cher frère, à son adresse, et je lui envoyai les réponses de M. Tronchin (2). Je lui écrivis il y a quelques jours un petit billet par M. Héron, et un autre par M. d’Argental.

 

          Il doit être instruit du juste sujet de mes inquiétudes ; il doit savoir qu’un gros paquet envoyé à M. Gaudet a été intercepté.

 

          Il est à croire qu’une lettre, envoyée depuis sous le couvert de M. Gaudet, a été interceptée encore. Dans cette lettre, on avertissait mon cher frère que des gens malintentionnés avaient été alarmés de son commerce avec Genève ; qu’on avait ouvert ses lettres depuis plus de six semaines. On donnait l’adresse de M. Camp, banquier à Lyon. Mais comme il y a beaucoup d’apparence que si mon frère a reçu cette lettre, elle a été ouverte, et que si elle ne lui est pas parvenue, on ouvrira toutes les lettres adressées à M. Camp, il faudra prendre d’autres mesures. Je supplie donc mon cher frère de m’instruire de tout ce qui se passe, de me mander quelles lettres il a reçues de moi depuis plus de quinze jours, et d’adresser son paquet à mademoiselle Sainton, à Lyon. Il faudra, sous l’enveloppe de mademoiselle Sainton, écrire simplement à madame Racle (3) à Genève. Les lettres qui arriveront pour madame Racle me seront rendues.

 

          Mandez-moi donc, sous cette adresse, tout ce que vous avez sur le cœur ; et croyez que le mien est aussi pénétré de tendresse pour vous que de douleur.

 

 

1 – Editeurs, E. Bavoux et A. François. (G.A.)

2 – Voyez la lettre du 30 Mai. (G.A.)

3 – Femme de l’architecte de Ferney. (G.A.)

 

 

 

 

 

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