CORRESPONDANCE - Année 1765 - Partie 18

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1765 - Partie 18

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à M. Colini.

 

A Ferney, 21 Mai 1765.

 

 

          Mon ami, que S.A.E  me dise : Prends ton lit, et marche, je vole à Schwetzingen. Il y a plus de huit mois que je ne suis sorti de ma chambre ; je meurs en détail, et nous ne sommes plus au temps des miracles. Je sais bien qu’il y a des gens qui ont encore de la force à soixante-douze ans ; les patriarches étaient des enfants à cet âge.

 

          Ceux qui ont dit que je quittais mon petit château de Ferney ont été bien mal informés : il est vrai que je me suis défait des Délices ; mais c’est que je ne me suis pas trouvé assez riche pour les garder, et que l’état de ma santé, qui exige la retraite la plus profonde, était incompatible avec l’affluence de monde que m’attirait le voisinage de Genève. J’ai jugé d’ailleurs que, n’ayant qu’un corps, je ne devais pas avoir deux maisons. Qu’il serait doux pour moi, mon cher ami, de passer quelques-uns de mes derniers jours auprès d’un prince tel que monseigneur l’électeur : quel plaisir j’aurais, après lui avoir fait ma cour, de m’enfermer dans ma chambre avec quelques volumes de sa belle bibliothèque ! Dans quelque triste état que je sois, je ne veux pas désespérer de ma destinée ; je me flatte toujours de la plus douce de mes espérances. Mettez-moi à ses pieds, aimez-moi, et soyez bien sûr que je ne vous oublierai jamais.

 

          (Au bas est écrit de sa main : J’ai été bien mal après ma lettre.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

A Genève, 22 Mai 1765.

 

 

          J’ai eu hier, mon cher frère, un petit avertissement de la nature qui me dit que je n’ai pas encore longtemps à philosopher avec vous. Cela ne m’a pas empêché, dès que je suis revenu à moi, d’envoyer un exprès à frère Gabriel pour lui intimer tous vos ordres. Vous voyez au reste combien le fanatisme augmente. Plus il sent sa turpitude, plus il craint qu’on ne la révèle ; tout lui est suspect. Les livres écrits avec le plus de vérité sont précisément ceux qu’il redoute davantage. On donnera bien un évêché à un prêtre sortant du bordel, mais on persécutera ceux qui auront passé leur vie à chercher le vrai, et à faire le bien.

 

          J’ai reçu la Philosophie de l’Histoire, qu’on m’a envoyée d’Amsterdam : il y a quelques fautes ridicules dans l’imprimé, comme cent mille pour dix mille, à l’article d’EGYPTE. Il me semble aussi que l’auteur ne s’est pas toujours exprimé exactement dans le chaos de la chronologie ; mais, en général, l’ouvrage m’a paru assez utile.

 

          L’auteur y montre partout un grand respect pour la religion ; il parle même si souvent de ce respect, qu’on voit bien qu’il veut prévenir les lâches persécuteurs qui pensent toujours qu’on en veut à leurs foyers. Cependant, malgré toutes les précautions de l’auteur, on a envoyé de Paris à Berne un article pour être mis dans la Gazette, dans lequel il est dit que la Philosophie de l’Histoire est plus dangereuse encore que le Portatif. On me fait aussi l’honneur de m’attribuer cette Philosophie. Je voudrais l’avoir faite, quoiqu’on ne me l’attribue que pour me perdre. Mais de quel droit me rend-on responsable des ouvrages d’autrui ? Il n’est pas juste que je sois toujours victime. Il semble que l’abolissement des jésuites ait été un nouveau signal de persécution contre les gens de lettres.

 

          Parlez de tout cela avec frère Archimède. Que les frères célèbrent les agapes, en dépit des tyrans jansénistes : dressez un autel à la raison dans votre salle à manger. Hœc quotiscumque feceritis, in meî memorima facietis.

 

          J’ajoute à cette lettre de mon ami qu’il m’est arrivé des personnes de Paris fort instruites. On a décacheté quelques-unes de nos lettres contre-signées Courteilles : heureusement il n’y a jamais eu dans vos lettres rien que de vertueux et de sage, qui ne soit digne de vous. Mais, pour plus de sûreté, écrivez-moi quelque lettre sous la même enveloppe de Courteilles, et écrivez contre-signé Laverdy, à M. Camp, banquier à Lyon, et, sous le couvert de M. Camp, à M. Wagnière, à Genève. Que frère Archimède prenne la même précaution, et qu’il vous donne tout ce qu’il voudra m’écrire. Vous recevrez par cet ordinaire une lettre qu’on ouvrira si l’on veut.

 

          Est-il possible qu’on soit obligé à de telles précautions, et que la plus douce consolation de la vie nous soit arrachée ? Gardez-vous bien d’écrire à Gabriel Crémer, ni à G…. Gardez-vous bien qu’on fasse entrer le ballot de ce diable abbé Bazin, pour qui on prend des gens qui ne s’appellent pas Bazin. Il est minuit ; je n’en puis plus. Ecr. l’inf… (1).

 

 

1 – Voyez la lettre à Damilaville du 7 Juin. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

A Genève, 22 Mai 1765.

 

 

          Mon cher et vertueux ami, je vous ai envoyé le portrait du petit Calas peint à l’huile ; sa mère aidera à rectifier les traits ; ils sont mieux peints dans le cœur de cette digne mère que par le pinceau de M. Huber. On fait actuellement un recueil de toutes les pièces de cette triste aventure, dont la fin fera tant d’honneur aux maîtres des requêtes, à la nation, et surtout au roi, qui a si bien réparé la malheureuse injustice de  Toulouse. S’il était mieux instruit, je suis bien sûr que la bonté de son cœur réparerait sur la fin de ma vie  toutes les injustices que j’ai essuyées. Vous savez qu’on m’impute tous les jours des ouvrages auxquels je n’ai pas eu la moindre part. Ce ne devait pas être la récompense d’avoir fait la Henriade, le Siècle de Louis XIV, et quelques autres ouvrages qui n’ont déplu ni au roi ni à la nation ; mais c’est le sort attaché à la profession d’hommes de lettres. Peut-être est-il dur, à l’âge de soixante-douze ans, d’être continuellement en butte à la calomnie ; mais j’ai appris, dans la saine philosophie que nous cultivons tous deux, qu’il faut savoir se résigner. Tout ce que je souhaite, c’est que le roi et le ministère puissent un jour savoir que les gens de lettres sont les meilleurs citoyens et les meilleurs sujets. Tout est cabale à la cour, tout est quelquefois passion dans de grandes compagnies qui ne devraient point avoir de passions ; il n’y a que les vrais gens de lettres qui n’aient point d’intrigues, et qui aiment sincèrement l’ordre et la paix.

 

          Adieu, mon digne ami ; je suis bien malade, et, en vérité, on ne devrait pas troubler mes derniers jours. Votre amitié vertueuse faite toute ma consolation.

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

A Genève, 22 Mai 1765.

 

 

          Mes divins anges, on vient de me dire tout ce que vous aviez donné charge de dire, et je suis demeuré confondu de la demi-feuille copiée et de cette question : Quel est donc ce Damilaville  (1) ? Hélas ! mes chers anges, plût à Dieu qu’il y eût beaucoup de citoyens comme ce Damilaville ! Je ne ferai point de remarques sur tout cela, parce qu’il n’y en a point à faire ; je vous demanderai seulement si cette demi-feuille est si méchante. Je crois que cette lettre vous parviendra sûrement, puisque je l’adresse à Lyon, sous l’enveloppe de M. de Chauvelin. Cette voie déroutera les curieux, et vous pourrez m’écrire en toute sûreté sous l’enveloppe de M. Camp, banquier à Lyon, en ne cachetant point avec vos armes, et en mettant sur la lettre : M. Wagnière, chez M. Souchai, à Genève.

 

          Je vois bien que la persécution des jansénistes est forte. On a renvoyé le ballot de la Destruction jésuitique de notre philosophe d’Alembert, parce qu’il y a quatre lignes contre les convulsionnaires (2). On taxe à présent d’irréligion un savant livre (3) d’un théologien qui témoigne à chaque page son respect pour la religion, et qui ne dit que des vérités qu’il faut être aveugle pour ne pas reconnaître. On m’impute ce livre sans le moindre prétexte, comme si j’étais un rabbin, et comme si l’auteur de Mérope et d’Alzire était enfariné des sciences orientales. Il ne dépend pas de moi de rendre les fanatiques sages, et les fripons honnêtes gens ; mais il dépend de moi de les fuir. Je vous demande en grâce de me dire si vous me le conseillez. Je suis, quoi qu’on en dise, dans ma soixante-douzième année, je me vois chargé d’une famille assez nombreuse dont la moitié est la mienne, et dont l’autre moitié est une famille que je me suis faite.

 

          J’ai commencé des entreprises utiles et chères, et le petit canton que j’habite commençait à devenir heureux et florissant par mes soins. S’il faut abandonner tout cela, je m’y résoudrai, j’irai mourir ailleurs ; il est arrivé pis à Socrate. Je sais qu’il y a certaines armes contre lesquelles il n’y a guère de boucliers.

 

          Ayez la bonté, je vous en prie, de me dire à quel point ces armes sont affilées. Je vous avoue que je serais curieux de voir cette demi-feuille. Il est minuit, il y a trois heures que je dicte ; je n’en puis plus ; pardonnez-moi de finir sitôt, c’est bien à mon grand regret.

 

 

1 – Il s’agit ici de quelques passages d’une lettre à M. Damilaville, interceptée à la poste, et peut-être falsifiée ; car on sait que les lettres montrées au gouvernement ne sont pas toujours d’exactes copies des lettres ouvertes. (K.)

2 – « La folie des convulsions… avait achevé d’avilir les jansénistes en les rendant ridicules. » (G.A.)

3 – La Philosophie de l’histoire. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

à M. Bertrand.

 

A Ferney, 25 Mai (1).

 

 

          Je serai enchanté de vous revoir, mon cher philosophe ; et ce sera une grande consolation pour moi de retrouver nos amis communs. Je vous prie de leur dire à quel point je leur suis dévoué.

 

          Je crois que l’abbé dont vous me parlez (2) se souciera fort peu qu’on le critique : le pauvre diable est mort depuis plusieurs années ; je le crois damné pour avoir osé dire que les Juifs n’étaient pas la première nation du monde ; et vous savez que les damnés ne répondent point aux théologiens. C’était un bien mauvais prêtre que cet abbé ; on dit qu’il a perverti bien du monde. Il avait l’insolence de préférer la morale à la théologie, et de gâter par là l’esprit des jeunes gens. Remercions Dieu, qui nous en a délivrés, et aimez-moi toujours un peu.

 

 

1 – Cette lettre doit être d’une date antérieure. (G.A.)

2 – L’abbé Bazin, pseudonyme de Voltaire pour la Philosophie de l’histoire. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

A Genève, 27 Mai 1765.

 

 

          J’affligerai votre belle âme en vous disant, mon cher ami, que nous ne pourrons pas avoir sitôt l’arrêt de Toulouse. Je supplie, en attendant, le défenseur de l’innocence de tenir toujours son mémoire tout prêt. Il y a trois ans que cette famille est dans les larmes. On a essuyé celles des Calas, c’est à présent le tour des Sirven. Ces horreurs sont d’autant plus effrayantes qu’elles se passent dans un siècle plus éclairé. C’est un affreux contraste avec la douceur de nos mœurs. Voilà le funeste effet du système de l’intolérance. Il y a encore de la barbarie dans les provinces. Je ne plains plus les Calas, après le jugement des maîtres des requêtes, et après les bienfaits du roi ; mais les Sirven sont bien à plaindre. Je les recommande plus que jamais aux bontés de M. de Beaumont.

 

          Après vous avoir parlé des malheurs d’autrui, il faut que votre amitié me permette encore de parler de mes peines.

 

          Je lisais ce matin un livre anglais dans lequel se trouve la substance de plus de vingt chapitres du Dictionnaire philosophique, que l’ignorance et la calomnie m’ont si grossièrement imputé ; et, pour comble de bêtise, il y a dans d’autres chapitres des phrases entières prises de moi mot pour mot. Je me mettrais dans une belle colère, si l’âge et les maladies n’affaiblissaient les passions. Tronchin m’exhorte à la résignation pour les maux du corps et de l’âme ; il me trouve très bien disposé. Comptez que votre amitié fait ma plus chère consolation.

 

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

A Genève, 27 Mai 1765.

 

 

          J’ai écrit à mon cher frère aujourd’hui (1) ; la lettre est à son adresse, et je suis bien sûr qu’elle n’arrivera pas sans avoir été ouverte. Il y a dans le paquet une lettre à M. d’Alembert pour les curieux ; mais je suis très en peine de savoir si un petit paquet de Hollande (2), adressé il y a quinze jours à M. Gaudet (3), est arrivé à bon port, et si une lettre sous l’enveloppe dudit M. Gaudet, dans laquelle on s’expliquait avec confiance, a été reçue. J’attends, non sans inquiétude, que mon frère m’éclaircisse de tout cela, et qu’il m’écrive par la voie de Lyon. Je l’embrasse avec la plus grande tendresse. Ecr. l’inf…

 

 

1 – Nous ne citerons que cet exemple, et les lettres des 22 et 28 mai, pour montrer les précautions que M. de Voltaire était obligé de prendre en éclairant les hommes par des ouvrages philosophiques, et en servant l’humanité dans la défense des Calas et des Sirven. Ses lettres étant souvent interceptées, il en écrivait d’ostensibles sous son nom, et d’autres sous des noms supposés. C’était un M. Boursier, un M. Lantin, un M. Ecr. l’inf…, ou Ecrlinf. De là les contradictions apparentes touchant certains ouvrages qui servaient de prétexte pour le persécuter. (K.)

2 – La Philosophie de l’histoire. (G.A.)

3 – Directeur des vingtièmes, et auteur de Lettres sur les finances. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

 

A Rolle, pays de Vaud, près de Genève, 28 Mai 1765.

 

 

          J’achevais, mon cher ami, de prendre les eaux en Suisse, où j’ai encore acheté un petit domaine, lorsque je reçus votre paquet pour M. Tronchin. Je le lui envoyai sur-le-champ. Je vois que votre mal de gorge est opiniâtre ; mais je vous avertis qu’il est rare qu’un médecin guérisse ses malades à cent lieues, et qu’une sœur de la charité fait plus de bien de près qu’Esculape de loin. Dès que j’aurai la réponse de l’oracle de Genève, je vous la ferai parvenir.

 

          Sirven prend le parti d’aller lui-même à Toulouse chercher l’arrêt et les pièces dont M. de Beaumont a besoin pour consommer son entreprise généreuse. Il dit qu’il fera agir ses amis et saura se mettre à l’abri de tout. Ce pauvre homme et sa famille me fendent le cœur ; ils sont beaucoup plus malheureux que ne le sont aujourd’hui les Calas. Qu’il est beau, mon ami, de faire du bien, et que M. de Beaumont va augmenter sa gloire ! pour moi, je n’ai à augmenter que ma patience. Je paie un peu cher l’intérêt de ma petite réputation ; car, Dieu merci, il n’y a presque point de mois qu’on ne fasse courir quelque ouvrage sous mon nom : vers et prose, on m’attribue tout. Quelque libraire de Hollande a-t-il l’impertinence de m’attribuer un mauvais livre, aussitôt je reçois vingt lettres de Paris et de Versailles, et on veut que j’envoie sur-le-champ ce bel ouvrage que je ne connais pas. Enfin on va jusqu’à m’imputer je ne sais quelle Philosophie de l’Histoire, ouvrage de quelque rabbin, ou tout au moins d’un savant en us ou en ès. On parle au roi, et on lui dit que je suis très savant dans les langues orientales. J’ai beau protester que je ne sais pas un mot de l’ancien chaldéen, on ne m’en croit pas sur ma parole ; et si je suis aveugle, on dit que j’ai perdu les yeux à déchiffrer les livres des anciens brachmanes, et même que je suis prêt à faire une secte de Guèbres. Il me faut résoudre à être vexé jusqu’au dernier moment.

 

          Mandez-moi, je vous prie, si M. d’Alembert a la pension de M. Clairaut. Je verrai Cramer quand je serais à Genève. Je ne sais si c’est lui qui a imprimé le petit ouvrage (1) en faveur de M. l’abbé Arnaud. Cet écrit m’a paru un chef-d’œuvre en son genre ; mais j’ai pensé qu’il ne devait réussir qu’à Paris, auprès de ceux qui prennent intérêt à ces disputes littéraires.

 

          Puisque la paix est faite, Cramer en sera pour ses frais aussi bien que pour ceux de la nouvelle édition qu’il a faite de Corneille, et qu’il n’aura pas la permission de débiter dans Paris, à cause du privilège des libraires.

 

          Je vous sais toujours bon gré de cultiver les lettres au milieu de vos occupations de finance. On dit dans les pays étrangers que les finances du royaume vont bien ; mais on n’en dit pas autant de votre littérature.

 

          Il a couru des bruits fort ridicules sur M. le duc de Choiseul. Je crois qu’il s’en moque ; il sait bien qu’il s’en moque ; il sait bien qu’il faut laisser parler :

 

Non ponebat enim rumores ante salutem.

 

ENNIUS.

 

          Je fais toujours des vœux pour le succès de sa colonie (2) ; car enfin c’est le pays de Candide, c’est le pays des gros moutons rouges, et je passerai pour un hâbleur si la colonie ne réussit pas. Il y a d’ailleurs quelques-uns de mes bons amis les Suisses qui sont partis pour la Cayenne ; c’est encore un nouveau motif pour moi de m’y intéresser.

 

          Adieu, mon cher ami ; je suis trop bavard pour un malade.

 

 

1 – Les Observations de Morellet. (G.A.)

2 – La Guyane. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

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