CORRESPONDANCE - Année 1765 - Partie 15
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à M. Élie de Beaumont.
Ferney, 22 Avril 1765.
J’envoie au protecteur de l’innocence la réponse des Sirven en marge. Nous écrivons à Castres pour avoir des éclaircissements ultérieurs. Il est certain que l’évêque de Castres fit enfermer la fille Sirven de son autorité privée. Je joins aux réponses du père les monitoires que vous verrez, monsieur, entièrement semblables à ceux qui furent publiés contre les Calas. Voilà un beau champ pour votre éloquence sage et attendrissante. Quels monstres vous avez à combattre, et quels services vous rendez à l’humanité : Deux parricides en deux mois imputés par le fanatisme !
Tantùm relligio potuit suadere malorum !
LUCR., liv. I.
Vous allez tirer un grand bien du plus horrible des maux.
Permettez que je vous embrasse avec la plus tendre amitié. Ma foi, j’en fais autant à votre digne épouse, malgré mes soixante et onze ans passés.
à M. Damilaville.
22 Avril 1765.
A M. Joaquin Deguia, marques de Marros, à Arcoitia, par Bayonne, en Espagne. C’est, mon cher frère, l’adresse d’un adepte de beaucoup d’esprit, qui s’est adressé à moi, et qui brûlerait le grand inquisiteur, s’il en était le maître. Je vous prie de lui envoyer par la poste un des rubans (1) d’Angleterre qu’un fermier-général vous a apportés. Cette fabrique prend faveur de jour en jour, malgré les oppositions des autres fabricants, qui craignent pour leur boutique. Ces petits rubans sont bien plus commodes et d’un débit plus aisé que des étoffes plus larges : on en donne à ceux qui savent les placer. Envoyez-en un à madame du Deffand, et deux à madame la marquise de Coaslin.
Sirven est chez moi. Il griffonne son innocence et la barbarie visigothe. Nous achevons, le temps presse. Voici un mot pour le véritable Elie, avec les pièces.
Nous vous les adressons à vous, mon cher frère, dont la philosophie consiste dans la vertu autant que dans la sagesse.
1 – Le Catéchisme de l’honnête homme. (G.A.)
à Madame la marquise du Deffand.
22 Avril 1765.
Il faut donc que vous sachiez, madame, qu’il y avait un prêtre dans mon voisinage ; son nom était d’Etrée. Ce n’était point la belle Gabrielle, et ce n’était point le cardinal d’Estrées ; car c’était un petit laquais natif du village d’Etrée, lequel vint à Paris faire des brochures, se mettre dans ce qu’on appelle les ordres sacrés, dire la messe, faire des généalogies, dénoncer son prochain, et qui enfin a obtenu un prieuré à ma porte, et non pas à ma prière.
Il était là le coquin, et il écrivait en cour, comme nous disons nous autres provinciaux ; il écrivait même en parlement, et il y avait du bruit, et j’étais très peu lié avec madame de Jaucourt, et je ne savais pas si elle était plus philosophe qu’huguenote ; et il y a des occasions où il faut ne se mêler absolument de rien : m’entendez-vous à présent ?
M’entendez-vous, madame ? et ignorez-vous combien l’inquisition est respectable ? Vous êtes au physique malheureusement comme les rois sont au moral : vous ne voyez que par les yeux d’autrui. Mandez-moi s’il y a sûreté (1) ; et soyez très sûre que toutes les fois qu’on pourra vous amuser sans rien risquer, sans vous compromettre, on n’y manquera pas. Ma situation est un peu épineuse ; il y a des curieux qui ouvrent quelquefois les lettres arrivantes de Genève. Vous m’entendez parfaitement, et vous devez savoir que je vous suis tendrement attaché. Je donnerai, quand on voudra, un de mes yeux pour vous faire rattraper les deux vôtres.
M. le chevalier de Boufflers, avec son esprit, sa candeur, sa gaucherie pleine de grâces et la bonté de son caractère, ne sait ce qu’il dit. Le fait est que je suis dans un climat singulier, qui ne ressemble à rien de ce que vous avez vu. Il y a, dans une vaste enceinte de quatre-vingts lieues, un horizon bordé de montagnes couvertes d’une neige éternelle. Il part quelquefois de cet Olympe de neige un vent terrible qui aveugle les hommes et les animaux ; c’est ce qui est arrivé à mes chevaux et à moi par notre imprudence. Mes yeux ont été deux ulcères pendant près de deux ans. Une bonne femme m’a guéri à peu près ; mais quand je m’expose à ce maudit vent, adieu la vue. C’était à M. Tronchin à m’enseigner ce qu’il fallait faire, et c’est une vieille ignorante qui m’a rendu le jour.
Il faut, à la gloire des bonnes femmes, que je vous dise que, dans notre pays, nous sommes fort sujets au ver solitaire, à ce ver de quinze ou vingt aunes de long, qui se nourrit de notre substance, comme cela doit être dans le meilleur des mondes possible. C’est encore une bonne femme qui en guérit, et le grand Tronchin en raisonne fort bien.
Sachez encore, madame, que les femmes commencent à inoculer la petite-vérole, qu’elles en font un jeu, tandis que votre parlement donne des arrêts contre l’inoculation, et que vos facultés welches disent des sottises. Voyez donc combien je respecte le beau sexe.
La Destruction des jésuites est la destruction du fanatisme. C’est un excellent ouvrage ; aussi votre inquisition welche l’a-t-elle défendu. Il est d’un homme supérieur qui vient quelquefois chez vous : c’est un esprit juste éclairé, qui fait des Welches le cas qu’il en doit faire ; il contribue beaucoup à détruire, chez les honnêtes gens, le plus absurde et le plus abominable système qui ait jamais affligé l’espèce humaine. Il rend en cela un très grand service ; avec le temps, les welches deviendront Anglais. Dieu leur en fasse la grâce !
M. le président Hénault m’a mandé qu’il avait quatre-vingt-un ans (2) ! je ne le croyais pas. La bonne compagnie devrait être de la famille de Mathusalem. J’espère du moins que vous et vos amis serez de la famille de Fontenelle (3). Mais voici le temps de dire avec l’abbé de Chaulieu (4) :
Ma raison m’a montré, tant qu’elle a pu paraître,
Que rien n’est en effet de ce qui ne peut être ;
Que ces fantômes vains sont enfants de la peur, etc.
Voici surtout le temps de vivre pour soi et ses amis, et de sentir le néant de toutes les brillantes illusions.
Madame la maréchale de Luxembourg n’a point répondu au petit mémoire (5) dont vous me parlez. Il est clair que son protégé à tort avec moi ; mais il est sûr aussi que je ne m’en soucie guère, et que je plains beaucoup ses malheurs et sa mauvaise tête. Vous ne me parlez point des Calas. N’avez-vous pas été un peu surprise qu’une famille obscure et huguenote ait prévalu contre un parlement, que le roi lui ait donné trente-six mille livres, et qu’elle ait la permission de prendre un parlement à partie ? On a imprimé à Paris une lettre que j’avais écrite à un de mes amis, nommé Damilaville : on y trouve un fait singulier qui vous attendrirait si vous pouviez avoir cette lettre.
En voilà, madame, une un peu longue, écrite toute de ma main : il y a longtemps que je n’en ai tant fait ; je crois que vous me rajeunissez.
Je tâcherai de vous faire parvenir tout ce que je pourrai par des voies indirectes. Quand vous aurez quelques ordres à me donner, ayez la bonté de faire adresser la lettre à M. Wagnière, chez M. Souchai, négociant à Genève, et ne faites point cacheter avec vos armes. Avec ces précautions, l’ont dit ce que l’on veut ; et c’est un grand plaisir, à mon gré, de dire ce qu’on pense.
Adieu, madame ; je suis honteux d’avoir recouvré un peu la vue pour quelques mois, pendant que vous en êtes privée pour toujours. Vous avez besoin d’un grand courage dans le meilleur des mondes possibles. Que ne puis-je servir à vous consoler !
1 – Pour l’envoi de livres infernaux par les mains de madame Jaucourt. (G.A.)
2 – Il avait soixante-dix neuf ans. (G.A.)
3 – Qui vécut cent ans. (G.A.)
4 – Epître au marquis de La Fare. (G.A.)
5 – Lettre du 9 Janvier. (G.A.)
à M. Damilaville.
24 Avril 1765.
En réponse à votre lettre du 18, mon cher frère, j’embrasse tendrement Platon-Diderot. Par ma foi, j’embrasse aussi l’impératrice de toute Russie (1). Aurait-on soupçonné, il y a cinquante ans, qu’un jour les Scythes récompenseraient si noblement dans Paris la vertu, la science, la philosophie, si indignement traitées parmi nous ? Illustre Diderot, recevez les transports de ma joie.
Je ne peux faire la moindre attention aux tracasseries de la Comédie ; cela peut amuser Paris ; pour moi, je suis rempli d’autres idées : la générosité russe, la justice rendue aux Calas, celle qu’on va rendre aux Sirven, saisissent toutes les puissances de mon âme. On travaille à force à la condamnation (2) du cuistre théologien, dénonciateur, sot et fripon ; la bonne cause triomphe sourdement. Nouvelle édition du Portatif en Hollande, à Berlin, à Londres ; réfutations de théologiens qu’on bafoue ; tout concourt à établir le règne de la vérité.
Vous aurez l’abbé Bazin (3) avant qu’il soit peu, n’en doutez pas. Vous devriez envoyer un ruban (4) à madame du Deffand ; vraiment, il ne faut lui envoyer rien du tout, si elle trahit les frères. De quoi s’avise-t-elle à son âge et aveugle, de forcer des hommes de mérite à la haïr !
Sans concourir au bien, prôner la bienfaisance !
Hélas ! elle ne sait pas que sans les philosophes le sang des Calas n’aurait jamais été vengé.
Mon cher frère, faut-il que je meure sans vous avoir vu de mes yeux, que le printemps guérit un peu ? Je vous vois de mon cœur. Ecr. l’inf…
1 – Elle venait d’acheter 15,000 fr. la bibliothèque du philosophe, en lui en laissant la jouissance avec 1,000 fr. de traitement. (G.A.)
2 – A l’impression des Observations de Morellet. (G.A.)
3 – La Philosophie de l’histoire. (G.A.)
4 – Un Catéchisme. (G.A.)
à M. le maréchal duc de Richelieu.
26 Avril 1765.
Une bonne femme, monseigneur, m’a donné d’une eau qui guérit mes misérables yeux, au moins pour quelques mois ;et le premier usage que je fais de la vue est de vous renouveler de ma tremblante main mes tendres hommages.
Je suppose que le paquet que vous m’ordonnâtes d’adresser à M. Janel vous a été rendu. Quand vous en voudrez d’autres, vous n’aurez qu’à me donner vos ordres. Je vous obéirai ponctuellement, ne doutant pas d’une sécurité entière sous vos auspices.
Le bruit des remontrances des gens tenant la Comédie (1) est parvenu jusqu’à l’enceinte de mes montagnes ; il paraît qu’une troupe est quelquefois plus difficile à conduire que des troupes ; il y a un esprit de vertige répandu dans plus d’un corps.
J’oserais soupçonner qu’il y a eu quelques tracasseries de la part d’une princesse de théâtre (2) qui aura pu vous indisposer contre M. d’Argental, dont vous aimiez autrefois la bonhomie, les yeux clignotants et la perruque à nid de pie. Il vous a de plus beaucoup d’obligations : c’est vous qui engageâtes le cardinal de Tencin à lui assurer une pension. Il serait trop ingrat s’il avait oublié vos bienfaits. Il jure qu’il s’en souvient tous les jours, et qu’il ne vous a jamais manqué. Je suis trop intéressé à vous voir persévérer dans votre bienveillance pour vos anciens serviteurs, je vous suis trop attaché, trop sensible à toutes vos bontés, pour n’être pas affligé qu’un cœur reconnaissant soit dans votre disgrâce. J’ai pris quelquefois la liberté d’avoir de petites altercations avec M. d’Argental sur le tripot ; mais que n’oublie-t-on pas quand on est sûr d’un cœur ?
On a d’ailleurs tant de sujets de se plaindre des hommes, on est entouré dans ce monde de tant d’ennemis, ou déclarés ou secrets, que quand on est sûr de la fidélité et de l’attachement d’une personne, c’est une acquisition dont il est cruel de se défaire. Pour moi, je vous réponds bien que vous serez mon héros jusqu’au tombeau, et que je mourrai le plus fidèle et le plus respectueux de tous ceux qui vous ont été attachés.
1 – Ils voulaient demander justice de l’insulte qui leur avait été faite dans un mémoire où l’on rappelait que les serments des comédiens ne pouvaient être reçus en justice, attendu qu’ils exercent un métier infâme. (Beuchot.)
2 – Voyez la lettre de d’Alembert du 27 Avril. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
27 Avril 1765.
Mes divins anges, il me paraît que le tripot est un peu troublé. Si les comédiens étaient assez fermes pour dire : Nous ne pouvons faire les fonctions de notre état si on l’avilit ; nous sommes las d’être mis en prison si nous ne jouons pas, et d’être excommuniés si nous jouons ; dites-nous à qui nous devons obéir, du roi ou d’un habitué des paroisses : mettez-nous au dernier rang des citoyens, mais laissez-nous jouir des droits qu’on accorde aux gadouards, aux bourreaux et aux Fréron ; si, dis-je, ils tenaient ce langage et s’ils le soutenaient, il faudrait bien composer avec eux ; mais la difficulté sera toujours d’attacher le grelot.
Je me flatte que vous avez été un peu amusés par les dernières feuilles de l’abbé Bazin. Si je peux en attraper encore, j’aurai l’honneur de vous en faire part.
Il y aura des misérables qui, malgré les protestations honnêtes et respectueuses de l’abbé, croiront toujours qu’il a eu des intentions malignes ; mais il faut les laisser crier.
Je ne sais à qui en a le tyran du tripot ; mon cher ange a fait tout ce qu’il devait. Si le tyran persiste dans sa lubie, mon ange n’ayant rien à se reprocher l’abandonnera à son sens réprouvé.
On n’a donc point voulu permettre le débit de la Destruction jésuitique, qui est aussi la destruction des jansénistes. Tous ces marauds-là en ites, et en istes, et en iens, sont également les ennemis de la raison ; mais la raison perce malgré eux, et il faudra bien qu’à la fin ils n’aient d’empire que sur la canaille. C’est à mon gré le plus grand service qu’on puisse rendre au genre humain, de séparer le sot peuple des honnêtes gens pour jamais ; et il me semble que la chose est assez avancée. On ne saurait souffrir l’absurde insolence de ceux qui vous disent : Je veux que vous pensiez comme votre tailleur et votre blanchisseuse.
Mes anges, je baise le bout de vos ailes.