CORRESPONDANCE - Année 1765 - Partie 14

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1765 - Partie 14

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à M. Damilaville.

 

16 Avril 1765.

 

 

          Il est donc enfin décidé, mon cher frère, que le roi daignera donner un dédommagement à notre veuve (1). Je vous assure qu’il aura l’intérêt de son argent en bénédictions un roi fait ce qu’il veut des cœurs : tous les protestants sont prêts à mourir pour son service. Il faut bien peu de chose aux grands de ce monde pour inspirer l’amour ou la haine.

 

          Je ne suis pas assez au fait des affaires pour décider sur la prise à partie ; mais si cette prise réussissait, ce serait un terrible coup. Je ne crois pas qu’il y en ait d’exemple depuis le massacre de Cabrières et de Mérindol : mais cette cruelle affaire était bien d’un autre genre ; il s’agissait de l’abus sanguinaire des ordres du roi, de dix-huit villages mis en cendres, et de huit à neuf mille sujets égorgés.

 

Tantùm relligio potuit suadere malorum !

 

LUCR., liv. I.

 

          Vous saurez que le bruit avait couru à Toulouse que l’arrêt des maîtres des requêtes ne regardait que la forme, et que moi, votre frère, je serais admonété pour m’être mêlé de cette affaire. Il se trouve au contraire que c’est moi qui ai l’honneur d’admonéter tout doucement messieurs ; mais les meilleurs admonéteurs ont été M. d’Argental et vous.

 

          Si nous pouvons parvenir à faire une seconde correction à ceux qui ont pendu l’ami Sirven et sa femme, nous deviendrons très redoutables. Ne trouvez-vous pas singulier que ce soit du fond des Alpes et du quai Saint-Bernard que partent les flèches qui percent les Toulousains, tuteurs des rois (2) ?

 

          Il est bien triste assurément que Gabriel ait laissé échapper quelques exemplaires de la Destruction, mais je ne crois pas que ce soit cette imprudence qui ait produit les difficultés qu’Archimède éprouve. Il me semble que l’enchanteur Merlin n’aurait jamais pu s’empêcher de présenter ce livre à l’examen et n’aurait point hasardé d’être déchu de sa maîtrise. Il me paraît que la douane des pensées est beaucoup plus sévère que celle des fermiers-généraux, et qu’il est plus aisé de faire passer des étoffes en contrebande que de l’esprit et de la raison. La maxime du P. Canaye (3) subsiste toujours : Point de raison chez les Welches. Ils sont de toute façon plus welches que jamais.

 

          Il n’y a qu’un très petit nombre de Français ; pusillus grex, comme dit l’autre (4) ; cependant ce petit troupeau augmente tous les jours. J’ai vu depuis peu des officiers et des magistrats qui ne sont point du tout welches, et j’ai béni Dieu. Entretenons le feu sacré.

 

          Je vous salue, je vous embrasse en esprit et en vérité ; je m’unis à vous plus que jamais dans la sainte tolérance. Ecr. l’inf…

 

 

1 – 36,000 livres à toute la famille. (G.A.)

2 – C’est-à-dire les membres du parlement de Toulouse. (G.A.)

3 – Dans Saint-Evremond. (G.A.)

4 – Luc, XII. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

17 Avril 1765.

 

 

          Je réponds à votre lettre du 10 ; si elle avait été du 11, vous auriez été dans un bel enthousiasme des trente-six mille livres accordées par le roi à notre famille Calas. Si le roi savait combien on le bénit dans les pays étrangers, il trouverait que jamais personne n’a mis son argent à un pareil intérêt. Jamais l’innocence n’a été mieux vengée ni plus honorée. Vous êtes assurément bien payé, mon cher frère, de toutes vos peines. Le généreux Elie doit être bien content : on regarde ici son mémoire comme un chef-d’œuvre ; il était impossible que les juges résistassent à la force de son éloquence. J’ai oublié tous mes maux, quand j’ai appris la libéralité du roi ; je me suis cru jeune et vigoureux ; et j’imagine qu’à présent vous ne portez plus d’emplâtre au cou.

 

          Ou je suis bien trompé, ou M. de Beaumont a dû voir l’arrêt du parlement de Toulouse à la suite de la sentence de Castres. Elie va donc, une seconde fois, tirer la vertu du sein de l’opprobre et de l’infortune. Je vous prie de l’embrasser bien tendrement pour moi, et de lui dire qu’il a un autel dans mon cœur.

 

          Les Bazin de Hollande (1) n’étaient pas encore arrivés quand M. de La Haye partit avec les Caloyers ; ces Caloyers m’ont paru fort augmentés, et capables de faire beaucoup de bien. Vous avez une petite liste (2) de personnes auxquelles on peut en envoyer, et vous trouverez sans doute quelque adepte qui se chargera aisément du reste. Les Bazin sont d’un genre tout différent : ils ne semblent pouvoir faire fortune qu’auprès de ceux qui connaissent un peu l’histoire ancienne. Je crois qu’ils n’essuieront pas le sort de la Destruction ; l’étiquette du sac n’inspire pas la même défiance. Le nom seul de jésuite effarouche la magistrature ; on examine l’ouvrage, dans l’idée d’y trouver des choses dangereuses ; des fatras d’histoire donnent moins d’alarme. La destruction des Babyloniens par les Persans effarouche moins que la destruction des jésuites par les jansénistes.

 

          L’enchanteur Merlin est très instamment prié de n’en pas faire une édition nouvelle, avant de faire écouler celle d’un pauvre diable à qui on a donné ce petit morceau pour le tirer de la pauvreté. Je crois que l’enchanteur se tirera bien de la seconde édition.

 

          Mon cher frère, toutes ces destructions-là sont l’édification des honnêtes gens. Combattez, anges de l’humanité ; écr. l’inf…

 

 

1 – La Philosophie de l’histoire. (G.A.)

2 – Dans la lettre du 2 avril. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. d’Argence de Dirac.

 

Ferney, 19 Avril 1765 (1).

 

 

          Que diront donc, mon cher marquis, les ennemis de la raison et de l’humanité, quand ils apprendront que le roi a daigné donner trente-six mille livres à la famille Calas, avec la permission de prendre à partie les homicides qui ont fait rouer un innocent ? Il faut à présent que le fanatisme rougisse, se repente et se taise. Au reste, l’arbre qui a porté dans tous les temps de si détestables fruits doit être jeté au feu par tous les honnêtes gens.

 

          Ce qui vous surprendra, c’est qu’il y a une affaire à peu près semblable à celles des Calas sur le tapis. Tâchez, si vous avez quelque correspondant à Paris, d’avoir une lettre imprimée de M. de Voltaire à M. Damilaville ; elle pourra vous étonner et vous attendrir. Bénissons le ciel, qui permet que la raison s’étende de tout côté chez les Welches : ce siècle sera le tombeau du fanatisme.

 

          Pardonnez si je vous écris des lettres si courtes ; mais j’en suis si accablé que cela prend tout mon temps.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Élie de Beaumont.

 

A Ferney, 19 Avril 1765.

 

 

          Protecteur de l’innocence, vainqueur du fanatisme, homme né pour le bonheur des hommes, je crois que vous avez toutes les pièces nécessaires pour agir en faveur de la pauvre famille Sirven, que vous voulez bien prendre sous votre protection. Vous avez, je crois, au bas de la sentence du juge du village, l’extrait de l’arrêt du parlement de Toulouse, authentiquement certifié sur papier timbré. Vous savez que ces arrêts par contumace s’appellent délibération dans la langue de oc, et ce mot de délibération doit se trouver au bout de votre pancarte. Sirven a perdu, par cette aventure, tout son bien qui consistait dans un fonds de dix-neuf mille francs, outre quinze cents livres de rente nette que lui valait sa place. Voilà toute une famille expatriée, couverte d’opprobre, et réduite à la plus cruelle misère. Le procès qu’on lui a fait me paraît absurde, l’enlèvement de sa fille affreux, la sentence un attentat contre la justice et contre la raison. S’il s’agissait de comparaître devant tout autre tribunal que celui de Toulouse, j’enverrais cette malheureuse famille se remettre à la discrétion de ses juges naturels ; mais je crains que les juges de Toulouse ne soient plus ulcérés que corrigés. Qui peut répondre que sept ou huit têtes échauffées ne se vengeront pas sur les Sirven du triomphe que vous avez procuré aux Calas ? J’attends votre décision. Je voudrais que vous pussiez sentir à quel point je vous révère, je vous admire, et je vous aime.

 

          Mille respects à votre digne compagne.

 

 

P.S. – Je reçois dans ce moment, monsieur, votre lettre pour moi, et le paquet pour les Sirven. Je vais envoyer chercher cet infortuné père. Son malheur ne lui a peut-être pas laissé assez de netteté dans l’esprit pour répondre catégoriquement à toutes les questions que vous pourrez lui faire. Nous tâcherons cependant de vous fournir des éclaircissements. Quelque tournure que prenne cette affaire, elle ajoutera bien des fleurons à votre couronne.

 

          Vous êtes trop bon d’avoir bien voulu répondre au petit mémoire à consulter sur une maison. Je vous en remercie tendrement. L’affaire fut accommodée dès que j’eus envoyé mon mémoire. Les juifs qui faisaient ces étranges difficultés n’osèrent pas les soutenir, et les principaux intéressés n’ont pas balancé un moment à faire tout ce qui était convenable. Votre nom est tellement en vénération dans ce pays-ci, qu’on n’oserait pas faire une chose désapprouvée par vous.

 

 

 

 

 

à M. ***.

 

CONSEILLER AU PARLEMENT DE TOULOUSE.

 

A Ferney, 19 Avril 1765.

 

 

          Monsieur, je ne vous fais point d’excuse de prendre la liberté de vous écrire sans avoir l’honneur d’être connu de vous. Un hasard singulier avait conduit dans mes retraites, sur les frontières de la Suisse, les enfants du malheureux Calas ; un autre hasard y amène la famille Sirven, condamnée à Castres, sur l’accusation ou plutôt sur le soupçon du même crime qu’on imputait aux Calas.

 

          Le père et la mère sont accusés d’avoir noyé leur fille dans un puits, par principe de religion. Tant de parricides ne sont pas heureusement dans la nature humaine ; il peut y avoir eu des dépositions formelles contre les Calas ; il n’y en a aucune contre les Sirven. J’ai vu le procès-verbal, j’ai longtemps interrogé cette famille déplorable ; je peux vous assurer, monsieur, que je n’ai jamais vu tant d’innocence accompagnée de tant de malheurs : c’est l’emportement du peuple du Languedoc contre les Calas qui détermina la famille Sirven à fuir dès qu’elle se vit décrétée. Elle est actuellement errante, sans pain, ne vivant que de la compassion des étrangers. Je ne suis pas étonné qu’elle ait pris le parti de se soustraire à la fureur du peuple, mais je crois qu’elle doit avoir confiance dans l’équité de votre parlement.

 

          Si le cri public, le nombre des témoins abusés par le fanatisme, la terreur, et le renversement d’esprit qui put empêcher les Calas de se bien défendre, firent succomber Calas le père, il n’en sera pas de même des Sirven. La raison de leur condamnation est dans leur fuite. Ils sont jugés par contumace, et c’est à votre rapport, monsieur, que la sentence a été confirmée par le parlement.

 

          Je ne vous célerai point que l’exemple des Calas effraie les Sirven, et les empêche de se représenter. Il faut pourtant ou qu’ils perdent leur bien pour jamais, ou qu’ils purgent la contumace, ou qu’ils se pourvoient au conseil du roi.

 

          Vous sentez mieux que moi combien il serait désagréable que deux procès d’une telle nature fussent portés dans une année devant sa majesté ; et je sens, comme vous, qu’il est bien plus convenable et bien plus digne de votre auguste corps que les Sirven implorent votre justice. Le public verra que si un amas de circonstances fatales a pu arracher des juges l’arrêt qui fit périr Calas, leur équité éclairée, n’étant pas entourée des mêmes pièges, n’en sera que plus déterminée à secourir l’innocence des Sirven.

 

          Vous avez sous vos yeux toutes les pièces du procès : oserai-je vous supplier, monsieur, de les revoir ? Je suis persuadé que vous ne trouverez pas la plus légère preuve contre le père et la mère ; en ce cas, monsieur, j’ose vous conjurer d’être leur protecteur.

 

          Me serait-il permis de vous demander encore une autre grâce ? c’est de faire lire ces mêmes pièces à quelques-uns des magistrats vos confrères. Si je pouvais être sûr que ni vous ni eux n’avez trouvé d’autre motif de la condamnation des Sirven que leur fuite ; si je pouvais dissiper leurs craintes, uniquement fondées sur les préjugés du peuple, j’enverrais à vos pieds cette famille infortunée, digne de toute votre compassion ; car, monsieur, si la populace des catholiques superstitieux croit les protestants capables d’être parricides par piété, les protestants croient qu’on veut les rouer tous par dévotion, et je ne pourrais ramener les Sirven que par la certitude entière que leurs juges connaissent leur procès et leur innocence. J’aurais le bonheur de prévenir l’éclat d’un nouveau procès au conseil du roi, et de vous donner en même temps une preuve de ma confiance en vos lumières et en vos bontés. Pardonnez cette démarche que ma compassion pour les malheureux et ma vénération pour le parlement et pour votre personne me font faire du fond de mes déserts.

 

          J’ai l’honneur d’être avec respect, monsieur, votre, etc.

 

 

 

 

 

à M. Dupont.

 

A Ferney, 20 Avril 1765.

 

 

          J’ai attendu, mon cher ami, pour vous répondre, qu’on (1) m’eût écrit de Stuttgard. On ne veut point vendre. On est comme des assiégés manquant de vivres, qui font accroire aux assiégeants qu’ils font bonne chère. Les finances sont un peu dérangées, comme partout ailleurs, et le différend avec les états est un peu embarrassant. Je ne sais si M. de Montmartin pourra venir à bout d’arranger cette grande affaire. Le duc de Wurtemberg sera peut-être obligé de plaider contre ses sujets devant la cour aulique. Cela est plus désagréable que d’essuyer des remontrances des parlements, et les états de Wurtemberg paraissent plus têtus que ceux de Bretagne.

 

          Vous savez que le roi a donné trente-six mille livres à la famille Calas, et que cette famille infortunée, qui a fait tant de bruit dans le monde, a la permission de prendre ses juges à partie, ce qui n’était point arrivé, ce me semble, depuis le massacre juridique de Mérindol et de Cabrières, sous François Ier. Un tel exemple doit rendre tous les juges bien circonspects quand il s’agit de la vie des citoyens. Je vous fais les compliments du P. Adam ; recevez les miens et ceux de madame Denis.

 

 

1 – Le duc de Wurtemberg. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Nougaret.

 

Au château de Ferney, 20 avril 1765.

 

 

          Ma déplorable santé, monsieur, ne m’a pas permis de vous remercier plus tôt ; mais elle ne me rend pas moins sensible à l’honneur que vous m’avez fait. Vos vers et votre prose prouvent également vos talents et la bonté de votre cœur. On voit pour la première fois, dans l’affaire de Calas, le Parnasse réformer les arrêts des parlements, sans qu’ils puissent s’en plaindre. C’est une époque singulière dans l’histoire de l’esprit humain.

 

          Agréez, monsieur, mes très sincères remerciements, et les sentiments d’estime avec lesquels j’ai l’honneur d’être, etc.

 

 

 

 

 

 

 

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