CORRESPONDANCE - Année 1765 - Partie 13
Photo de PAPAPOUSS
à M. le docteur Tronchin.
5 Avril 1765 (1).
Frère Damilaville vous rend compte, mon cher Esculape, de son emplâtre et de son obéissance à vos ordres. Je ne vous dis rien pour moi, quoique je souffre beaucoup. Je crois que ma plus grande maladie est d’avoir commencé ma soixante et douzième année, et d’être né très faible. A cela, mon cher ami, il n’est d’autre remède que d’attendre patiemment les ordres irrévocables de la nature. Vous ne perdrez en moi qu’un admirateur, et vous en avez cent mille ; mais vous perdrez aussi un ami qui vous est plus attaché que tous ceux qui vous admirent.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. d’Argence de Dirac.
6 Avril 1765 (1).
Mon cher frère en Bayle et en tous les apôtres de la raison, je ne vous oublie point, quoique mes maux me permettent rarement d’écrire. Vous recevrez de Paris les plumes qu’on vous envoie d’Hollande.
Grâces soient rendues à l’Etre des êtres de ce que vous avez trouvé un aussi fidèle disciple que M. de la Faye ! Vous rendez service à l’humanité en éclairant des personnes de mérite, qui en éclaireront d’autres et qui formeront d’excellents citoyens.
Je me doutais bien que la justification des Calas, prononcée d’une voix unanime par quarante juges du conseil, charmerait votre âme noble et sensible. On dit que les juges de Toulouse ne sont pas si charmés que vous. Ils se sont assemblés : ils ont voulu faire des remontrances. J’ignore s’ils oseront insulter ainsi à toute l’Europe, qui a leur arrêt en horreur. On attend cependant que le roi, plus équitable que ce parlement, honorera les Calas d’une pension. Les maîtres des requêtes, protecteurs de l’innocence, ont écrit, comme vous savez, à sa majesté pour recommander la famille à ses bontés. Le roi se fera adorer en accordant cette grâce.
Il y a des divisions à Genève ; mais il n’y a point de troubles. Pour notre maison, elle est toujours dans l’heureuse tranquillité où vous l’avez vue, et vous y êtes toujours également aimé, honoré par tous ceux qui l’habitent.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. le Clerc de Montmerci.
8 Avril 1765.
Plus M. de Montmerci m’écrit, et plus je l’aime. Je n’ose lui proposer de venir philosopher dans ma retraite cette année. Je suis environné de maçons et d’ouvriers de toute espèce ; mais je le retiens pour l’année 1766, supposé que les quatre éléments me fassent la grâce de conserver mon chétif corps jusque-là. Je ne veux point mourir sans avoir vu un vrai philosophe qui veut bien m’aimer, et qui, étant libre, pourra faire ce petit voyage sans demander permission à personne. C’est avec de tels frères que je voudrais achever ma vie dans le petit couvent que j’ai fondé.
Quand il y aura quelque chose de nouveau dans la littérature, je vous prierai, monsieur, de m’en faire part ; mais vos lettres me font toujours plus de plaisir que les ouvrages nouveaux.
à M. le comte d’Argental.
10 Avril 1765.
Je vous envoie, mes anges, l’antiquité à bâtons rompus (1). Je ne sais si le fatras des sottises mystérieuses des mortels vous plaira beaucoup. Vous êtes bien de bonne compagnie pour lire avec plaisir ces profondeurs pédantesques ; mais votre esprit s’étend à tout, ainsi que vos bontés.
Les horreurs des Sirven vont succéder aux abominations des Calas. Le véritable Elie prend une seconde fois la défense de l’innocence opprimée. Voilà trop de procès de parricides, dira-t-on ; mais, mes divins anges, à qui en est la faute ?
Je ne sais si vous avez connu feu l’abbé Bazin, auteur de la Philosophie de l’Histoire. Son neveu, le chevalier Bazin, a dédié l’ouvrage de son oncle à l’impératrice de toutes les Russies, comme vous le savez ; mais j’ai peur que les dévots de France ne pensent pas comme cette impératrice.
Respect et tendresse.
1 – La Philosophie de l’histoire. (G.A.)
à M. Damilaville.
10 Avril 1765.
Vous guérirez sûrement, mon cher frère, car voilà la troisième lettre d’Esculape. Je vous prie, au nom de tous les frères, d’avoir grand soin de votre santé ; c’est vous qui tenez l’étendard auquel nous vous rallions ; c’est vous qui êtes le lien des philosophes. Il est venu chez moi un jeune petit avocat-général de Grenoble (1) qui ne ressemble point du tout aux Omer ; il a pris quelques leçons des d’Alembert et des Diderot ; c’est un bon enfant et une bonne recrue.
Frère d’Argental doit actuellement avoir reçu tous ses paquets. Je crois par conséquent qu’il peut vous lâcher encore quelques pistolets à tirer contre l’inf… M. de La Haye vous a sans doute remis son petit paquet. On tâchera de vous fournir de petites provisions, toutes les fois qu’on pourra se servir d’un honnête voyageur.
Voici les deux feuillets signés Sirven. J’ignore toujours si le parlement de Toulouse osera faire des remontrances. Je ne suis pas plus content que vous des ménagements qu’on a gardés en réhabilitant les Calas, et je suis affligé de voir tant de délais aux grâces que le roi doit leur accorder. Ce n’est pas assez d’être justifié, il faut être dédommagé ; et si le roi ne paie pas, il faut bien que ce soit David (2) qui paie.
Je suppose qu’à présent vous avez la sentence et l’arrêt contre Sirven, et qu’il ne manque plus rien à Elie pour être deux fois en un an le protecteur de l’innocence opprimée.
L’ouvrage (3) dont vous me parlez à la fin de votre lettre du premier d’avril est aussi détestable que vous le dites, et ce n’est pas un poisson d’avril que vous me donnez. Je ne crois pas qu’il y ait deux avis sur cela parmi les connaisseurs ; mais vous sentez bien qu’il ne m’appartient pas de dire mon avis. On dit qu’il y a des préjugés qu’il faut respecter, et celui-là est respectable pour moi.
Ne pourrais-je savoir le nom du théologien dénonciateur à qui nous sommes redevables de la plus jolie réfutation qu’on ait faite (4) ? Et la Destruction, qu’en dirons-nous ? est-elle arrivée ? est-elle en sûreté ?
Gabriel ne m’a point fait voir les dernières épreuves de cette Destruction ; il est un peu négligent. Il m’assure que, malgré les tracasseries de Genève, qui l’occupent beaucoup, il sera encore plus occupé de la tracasserie du théologien.
Embrassez pour moi les frères. Je vous salue tous dans le saint amour de la vérité. Ecr. l’inf…
1 – Servan, avocat-général au parlement de Grenoble. (G.A.)
2 – Le capitoul. (G.A.)
3 – Le Siège de Calais. (G.A.)
4 – Observations sur une dénonciation de la Gazette littéraire faites à monseigneur l’archevêque de Paris (par Morellet). (G.A.)
à Madame la baronne de Verna.
Ferney, 12 Avril 1765.
Je suis un bien mauvais correspondant, madame ; mais je n’en suis pas moins sensible aux bontés dont vous m’honorez. Il est digne d’une âme comme la vôtre d’être touchée du sort des Calas. On a déclaré leur innocence ; mais, en cela, on n’a rien appris à l’Europe. Il est question de les dédommager. Ce procès a coûté des sommes immenses. On se flatte que le roi daignera consoler cette malheureuse famille par quelques libéralités. Si on est réduit . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
J’ai eu l’honneur de voir quelquefois chez moi M. de Servan, l’un de vos avocats-généraux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
C’est un jeune homme plein de mérite, qui sera cher à tous ceux qui auront le bonheur de le connaître. J’ai l’honneur d’être avec bien du respect, etc. Permettez-moi d’en dire autant à M. votre fils, que je n’oublierai jamais.
à M. l’abbé du Vernet.
Je fais mon compliment, monsieur l’abbé, aux habitants de la ville de Vienne de vous avoir confié leur collège. Les jeunes gens de cette ville auront fait un grand pas vers la sagesse, lorsqu’ils commenceront à rougir de l’atrocité de leurs ancêtres à l’égard du malheureux Servet. Il est très important de leur apprendre de bonne heure que ce médecin espagnol, moitié théologien et moitié philosophe, avant d’être cuit à petit feu dans Genève, avait déjà été condamné à être brûlé vif à Vienne, au milieu du marché aux cochons. Il faut encore que ces jeunes gens sachent que Servet était l’ami et le médecin de l’archevêque et du premier magistrat de cette ville : ils devaient l’un et l’autre leur santé aux soins de Servet ; le fanatisme éteignit en eux tout sentiment d’amitié et de reconnaissance. Le prélat permit à son official, escorté d’un inquisiteur de la foi, de déclarer hérétique son médecin ; et le magistrat, escorté de quatre à cinq assesseurs aussi ignorants que lui, crut que, pour plaire à Dieu et pour édifier les bonnes femmes du Dauphiné, il devait en conscience faire brûler son ami Servet, déclaré hérétique par un inquisiteur de la foi.
Vous trouverez certainement dans la bibliothèque de votre collège une grande partie des matériaux qui vous seront devenus nécessaires pour l’histoire des révérends pères jésuites. Vous êtes très en état, monsieur, de bien faire cette histoire, et vous êtes sûr d’être lu, lors même qu’il n’y aurait plus au monde ni jésuites ni ennemis des jésuites. Vous rendrez un grand service aux hommes en leur faisant connaître des religieux qui les ont trompés, et qui les ont fait battre en les trompant.
Un grand philosophe géomètre, qui daigne me mettre au nombre de ses amis, vient de publier un discours très éloquent sur la destruction de ces religieux. Ce discours, plein de chaleur, de sel, et de vérités, est une excellente préface à l’histoire que vous préparez. Vous devez sentir, monsieur, plus que personne, que la destruction de cette société, dite de Jésus, est un grand bien qui s’opère en Europe. C’est une légion d’ennemis de moins que les gouvernements et la philosophie auront désormais à craindre et à combattre. Il est à désirer que les hommes de lettres qui les remplacent dans l’enseignement de la jeunesse aient autant de courage et de lumières que vous en avez pour faire le bien. On verra bientôt en France, en Espagne, en Portugal, une génération d’hommes très instruits qui sentiront vivement combien il est affreux de se tourmenter pour des subtilités métaphysiques, et de faire un enfer anticipé de ce monde, qui ne devrait être, pendant le peu d’instants que nous nous arrêtons, que le séjour des plaisirs et de la vertu. Si nous sommes encore sots et barbares, c’est aux instructeurs qu’il faut s’en prendre. Les études dans les collèges n’ont été jusqu’ici réglées que d’après les principes d’une théologie dogmatique ; et c’est de cette source empoisonnée que sont sorties tant de sectes qui, en l’honneur de Jésus-Christ, se sont chargées d’anathèmes, et qui, après s’être querellées grossièrement, ont employé des milliers de bourreaux pour s’exterminer, et ont fait, en s’exterminant, un vaste cimetière de l’Europe, tantôt pour les couleurs eucharistiques, et tantôt pour la grâce versatile.
Ce que vous me dites, monsieur, du nombre de ceux qui ne croient pas en Dieu est une vérité incontestable. Le temps où il y eut en Europe plus d’athées et plus de crimes de toutes les espèces est celui où l’on eut plus de théologiens et de persécuteurs. M. Charles Gouju (1) est entièrement de votre sentiment, et il s’en rapporte à votre prudence au sujet de la petite homélie qu’il adresse à ses frères sur la banqueroute des révérends pères jésuites, et sur l’athéisme des théologiens. Je suis, etc.
1 – Voyez la Lettre de Charles Gouju à ses frères, qui est de 1761. (G.A.)
à M. ***.
A Ferney, 16 Avril 1765 (1).
M. le marquis de Villette, monsieur, m’ayant appris qu’il était votre parent, et que vous étiez instruit de toutes ses affaires, j’ai cru que vous me pardonneriez la liberté que je prends de vous écrire sur sa situation présente. Il m’a inspiré un véritable intérêt à tout ce qui le regarde. Il est aimable, plein d’esprit ; je lui crois le cœur excellent, et j’ai vu avec une satisfaction bien sensible qu’il respecte et qu’il aime M. son père autant qu’il le doit. Il est fait pour être sa consolation. Plus il sent les fautes dans lesquelles il peut être tombé, plus il sent aussi la nécessité et le plaisir honnête de les réparer. La bonté de son caractère m’a enhardi quelquefois à observer avec lui combien les liaisons avec les jeunes gens du bel air sont souvent dangereuses, quel vide on trouve dans leur société, et que nos parents sont nos véritables amis.
C’est surtout la manière dont il m’a parlé de vous, monsieur, qui m’a déterminé à vous ouvrir mon cœur.
Il m’a fait l’honneur de regarder mon petit ermitage comme sa maison, et quand nous le perdrons, il nous laissera bien des regrets. Je prévois qu’avant de retourner à Paris, il passera quelque temps auprès de vous ; il en sera plus cher à M. son père, et méritera davantage son amitié. Ce sera vous, monsieur, à qui il devra cette réconciliation entière.
Je voudrais pouvoir l’accompagner quand il ira vous voir ; mon âge et les maladies dont je suis accablé, me priveront probablement de cet avantage ; mais ils ne me laissent pas moins sensible à votre mérite et aux bontés que vous m’avez toujours témoignées. C’est surtout de ces bontés que j’attends quelque indulgence de vous pour cette lettre. Il ne m’appartient pas sans doute d’animer votre sensibilité pour M. de Villette ; permettez-moi seulement de joindre la mienne à la vôtre, et de vous renouveler tous les sentiments avec lesquels j’ai l’honneur d’être, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)