CORRESPONDANCE - Année 1765 - Partie 12

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1765 - Partie 12

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à M. Damilaville.

 

1er Avril 1765.

 

 

          Mon très cher frère, j’ai reçu votre lettre du 24 de mars. Je vous dirai d’abord que, voyant combien les avis sont partagés sur la prise à partie, il m’est venu dans la tête que madame Calas devait faire pressentir M. le vice-chancelier et M. le contrôleur-général, afin de ne pas faire une démarche qui pourrait alarmer la cour, et diminuer peut-être les bontés qu’elle espère du roi.

 

          Voilà deux horribles aventures qui exercent à la fois votre bienfaisance philosophique. J’enverrai incessamment la signature de Sirven, si le généreux Beaumont n’aime mieux vous confier la dernière feuille du mémoire.

 

          M. de La Haye (1) a dû vous envoyer des chiffons (2) couverts d’une toile cirée : il y a une madame de Chamberlin qui aime passionnément les chiffons ; vous ferez une bien bonne œuvre de lui en envoyer deux. On ne peut se dispenser d’en envoyer trois à M. de Ximenès, attendu qu’il en donnera un à M. d’Autrey pour lui faire entendre raison. Vous êtes prié d’en faire tenir un à M. le marquis d’Argence de Dirac, à Angoulême.

 

          M. d’Argental doit avoir certainement deux paquets, que vous devez partager, et ces deux paquets sont curieux. Ils sont d’une seconde fabrique, et on en fait actuellement une troisième. Ce sont des étoffes qui deviennent fort à la mode. Je vois que le goût se perfectionne de jour en jour ; ce n’est peut-être pas en fait de tragédies. Il ne m’appartient pas d’en parler, il y aurait à moi de la mauvaise grâce ; mais vous me feriez plaisir de m’instruire des sentiments du public, que vous avez sans doute recueillis. Quelquefois ce public aime à briser les statues qu’il a élevées, et les yeux se fâchent du plaisir qu’ont eu les oreilles.

 

          Je me recommande à vos prières dans ce saint temps de Pâques, et à celles de nos frères. Je vous avais prié de me dire si Helvétius est à Berlin. Pour frère Protagoras, il devait bien s’attendre que le libraire, maître de son manuscrit, en disposerait à son bon plaisir, qu’il en donnerait à ses amis, et que ses amis pourraient en apporter à Paris. Mon ami Cideville a gardé le secret, et n’en a parlé à personne qu’à Protagoras lui-même. Le livre d’ailleurs ne peut faire qu’un très grand effet, et l’auteur jouira de sa gloire sans rien risquer.

 

          Continuez, mon cher et digne frère, à faire aimer la vérité : c’est à elle que je dois votre amitié ; elle m’en est plus chère, et je mourrai attaché à vous et à elle.

 

 

1 – Fermier-général. (G.A.)

2 – Des exemplaires du Catéchisme de l’honnête homme. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de La Harpe.

 

2 Avril 1765.

 

 

          Je me doutais bien, monsieur, que les vers charmants sur les Calas étaient de vous (1) ; car de qui pourraient-ils être ? J’avais reçu tant de lettres au sujet de cette famille infortunée, qu’après les avoir mises dans mon portefeuille, j’y trouvai votre belle épître sans adresse, et écrite, à ce qu’il me parut, d’une autre main que la vôtre.

 

          J’apprends aujourd’hui par M. le marquis de Ximenès que je vous ai très bien deviné ; mais je ne sais pas si bien répondre. Mon état est très languissant et très triste, et j’ai encore le malheur d’être surchargé d’affaires ; je vous assure que mes sentiments pour vous n’en sont pas moins vifs. J’ai été charmé de la candeur et de la réserve avec lesquelles vous m’avez écrit sur la pièce nouvelle. Cela est digne de vos talents, et met vos ennemis dans leur tort, supposé que vous en ayez. Il n’appartient qu’aux excellents artistes comme vous d’approuver ce que leurs confrères ont de bon, et de garder le silence sur ce qu’ils ont de moins brillant et de moins heureux. Vous avez tous les jours de nouveaux droits à mon estime et à ma reconnaissance, et vous pouvez toujours me parler avec confiance, bien sûr d’une discrétion égale à l’attachement que je vous ai voué.

 

 

1 – A Voltaire sur la réhabilitation des Calas. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Brus, à Genève.

 

2 Avril 1765 (1).

 

 

          M. de Brus est probablement informé que le 21 mars toutes les chambres du parlement de Toulouse s’assemblèrent, et qu’on nomma des commissaires pour faire des remontrances au roi ; ils doivent demander :

 

1°/ que sa majesté n’accorde plus si facilement des évocations ;

 

2°/ si elle accorde, que ce ne soit que d’un parlement à un autre ;

 

3°/ que le roi n’ait point d’égard au jugement des requêtes de l’hôtel en faveur des Calas ;

 

4°/ que le roi approuve et conserve à jamais la procession du 17 mai, par laquelle on remercie Dieu solennellement d’avoir répandu le sang de ses frères.

 

Enfin le parlement a défendu, sous des peines corporelles, d’afficher l’arrêt qui justifie les Calas.

 

          Ce nouvel excès va indigner l’Europe ; mais je ne sais encore si Versailles ne ménagera pas le parlement de Toulouse. Ces nouvelles me fortifient dans l’idée où j’ai toujours été que madame Calas ne devait faire aucune démarche touchant la prise à partie, sans avoir auparavant fait consulter M. le vice-chancelier et M. le contrôleur-général.

 

          Je prie M. de Brus d’envoyer ce billet à madame Calas, après l’avoir communiqué à M. de Vigobre et à ses amis. Je mourrai content si je peux contribuer à bannir de la terre le fanatisme et l’intolérance.

 

          Je souhaite à M. de Brus une santé meilleure que la mienne.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Noverre.

 

Du château de Ferney, 2 avril 1765.

 

 

          J’ai reçu le comte de Fé*** (1), monsieur, avec tous les égards dus à sa naissance et à son mérite ; vous l’aviez sûrement instruit de toutes mes infirmités, et du délabrement affreux de mon estomac ; il m’a fait présent d’un spécifique délicieux, cinquante demi-bouteilles de vin de Tokay, tel que j’en buvais jadis chez le grand philosophe du Nord (2).

 

          J’ai lu et relirai encore avec un nouveau plaisir vos deux lettres sur Garrick (3) ; vous êtes un excellent peintre, et s’il était possible de peindre une ombre, je vous prierais de faire mon portrait.

 

          Je reçois à l’instant une lettre de nos ministres à la cour de Bavière ; il me dit que Garrick y est aussi, que l’électeur le fête et le comble de distinction ; les égards que les princes accordent au vrai mérite les honorent bien plus que celui qui en est l’objet.

 

          Notre ministre m’assure que Garrick court après vous, qu’il dirige sa route sur Louisbourg : au nom de l’amitié ; conduisez-le à Ferney, qu’il vienne y voir le vieux malade ; le duc (4) vous aime et m’estime, il ne vous refusera pas un congé. Le plaisir de rassembler dans mon ermitage le Roscius et le Pylade moderne me rajeunira, et fera disparaître mes infirmités. Je vous attends avec l’impatience de la vieillesse, et vous assure, monsieur, de tous les sentiments que je vous ai voués, et avec lesquels je suis, etc.

 

 

1 – Fékété, hongrois. (G.A.)

2 – Frédéric II. (G.A.)

3 – Ces lettres sont adressées à Voltaire. (G.A.)

4 – De Wurtemberg. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

.

 

 

          Pourquoi faut-il que de mes deux anges il y en ait toujours un qui tousse ? Permettez-moi de consulter Tronchin sur cette toux. Il n’y aurait qu’à en faire l’histoire, et sur cette histoire Tronchin donnerait ses conclusions.

 

          J’envoie à mes anges une autre sorte d’histoire, dont il y a aussi de bonnes conclusions à tirer. Feu M. l’abbé Bazin était un bon chrétien qui n’était point superstitieux ; il laisse entrevoir modestement que les Juifs étaient une nation des plus nouvelles, et qu’ils ont pris chez les autres peuples toutes leurs fables et toutes leurs coutumes. Ce coup de poignard, une fois enfoncé avec tout le respect imaginable, peut tuer le monstre de la superstition dans le cabinet des honnêtes gens, sans que les sots en sachent rien.

 

          Mes anges sont suppliés de faire part à frère Damilaville des pilules qui leur ont été apportées par un Suédois et par deux Suisses. Ces pilules, quoique condamnées par les charlatans, font beaucoup de bien à un malade raisonnable.

 

          Messieurs du parlement de Toulouse ne paraissent pas être du nombre de ces derniers. Mes anges sont instruits sans doute que ces messieurs s’assemblèrent, le 20 de mars, pour rédiger des remontrances tendantes à demander ou ordonner que tous ceux qu’ils auront fait rouer soient désormais déclarés bien roués, et que surtout on maintienne la belle procession annuelle dans laquelle on remercie Dieu, en masque, du sang répandu de trois à quatre mille citoyens, il y a quelques deux cents ans. De plus, messieurs ont défendu, sous des peines corporelles, d’afficher l’arrêt qui justifie les Calas ; messieurs paraissent opiniâtres.

 

Peut-être je devrais, plus humble en ma misère,

Me souvenir du moins que je parle à leur frère.

 

Mithr., act. I, sc. II.

 

Mais ce frère appartient à l’humanité avant d’appartenir à messieurs (1).

 

          Si la réponse du roi au parlement de Bretagne est telle qu’on la trouve dans les papiers publics, il paraît que la cour sait quelquefois réprimer messieurs ; il paraît aussi que le public commence à se lasser de cette démocratie. Ce public brise souvent ses idoles, et, au bout de quelques mois, il arrive que les applaudissements se tournent en sifflets. (Ceci soit dit en passant.)

 

          Je remercie bien humblement mes anges de leur passe-port, et je les supplie de vouloir bien dire à M. le duc de Praslin combien je suis touché de ses bontés.

 

          Je trouve que la gratification ou pension que l’on demandait au roi pour ces pauvres Calas tarde beaucoup à venir ; c’est ce qui m’a déterminé à leur conseiller de faire pressentir M. le vice-chancelier et M. le contrôleur-général sur la prise à partie, afin de ne point indisposer ceux de qui cette pension dépend : mais je peux me tromper, et je m’en rapporte à mes anges, qui voient les choses de plus près et beaucoup mieux que moi.

 

          Je ne peux pas dicter davantage, car je n’en peux plus. Je me meurs avec la folie de planter et de bâtir, et avec le chagrin de n’avoir pas vu mes anges depuis douze ans.

 

 

1 – D’Argental était conseiller honoraire. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

5 Avril 1765.

 

 

          Vous êtes obéi, mon cher frère ; ce charmant ouvrage sera imprimé au plus vite et avec le plus grand secret. Que je vous remercie d’avoir encouragé l’auteur inimitable de ce petit écrit à rendre des services si essentiels à la bonne cause ! J’en demande très humblement pardon à ce Blaise Pascal,  mais je le mets bien au-dessous d’Archimède-Protagoras : celui-ci ne verra jamais de précipice à côté de sa chaise, et il bouchera le précipice dans lequel on fait tomber tant de sots (1).

 

          Je vous crois instruit des démarches du parlement de Toulouse, qui a défendu qu’on affichât l’arrêt des maîtres des requêtes, et qui s’est assemblé pour faire au roi de belles remontrances tendantes à faire déclarer bien roués tous ceux qui auront été roués par ledit parlement. Je ne sais pas si ces remontrances auront lieu ; j’ignore jusqu’à quel point la cour ménagera le parlement des Visigoths. C’est dans cette incertitude que j’ai conseillé à la veuve Calas de ne point hasarder la prise à partie, sans faire pressentir les deux ministres (2) dont dépend sa pension ; mais je me rendrai à l’avis que vous aurez embrassé.

 

          Vous daignez me demander, par votre lettre du 27 de mars, le portrait d’un homme qui vous aime autant qu’il vous estime : je n’ai plus qu’une mauvaise copie d’après un original fait il y a trente ans, et dans le fond de mes déserts il n’y a point de peintre. Je vous enverrai ce barbouillage, si vous le souhaitez ; mais l’estampe faite d’après le buste de Le Moine vaut beaucoup mieux.

 

          J’attends tous les jours de Toulouse la copie authentique de l’arrêt qui condamne toute la famille Sirven ; arrêt confirmatif de la sentence rendue par un juge de village, arrêt donné sans connaissance de cause, arrêt contre lequel tout le public se soulèverait avec indignation, si les Calas ne s’étaient pas emparés de toute sa pitié.

 

          Je ne conseillerais pas à un auteur de donner une seconde pièce patriotique (3). Il n’y a que le zèle admirable de M. de Beaumont qui soit inépuisable. Le public se lasse bien vite d’être généreux.

 

          Je suis bien malade ; tout baisse chez moi, hors mes tendres sentiments pour vous. Je me soumets à l’Etre des êtres et aux lois de la nature ; mais écr. l’inf…

 

          Je reçois dans le moment la sentence des Sirven. Je les croyais roués et brûlés, ils ne sont que pendus. Vous m’avouerez que c’est trop s’ils sont innocents, et trop peu s’ils sont parricides. Les complices bannis ne me paraissent encore un nouvel affront à la justice ; car, s’ils sont complices d’un parricide, ils méritent la mort. Il n’y a pas le sens commun chez les Visigoths.

 

          Je crois qu’après les Sirven, les gens les plus à plaindre sont ceux qui liront ce griffonnage.

 

 

1 – Cet alinéa n’appartient pas à cette lettre. Il a été écrit le 26 Décembre 1764. (G.A.)

2 – Le contrôleur-général et le vice-chancelier. (G.A.)

3 – Comme le Siège de Calais. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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