CORRESPONDANCE - Année 1765 - Partie 11
Photo de PAPAPOUSS
à M. Damilaville.
27 Mars 1765.
Mon cher frère, vous aurez dans quelque temps la Philosophie de l’histoire, et vous y verrez des choses qui sont aussi vraies que peu connues. Cet ouvrage est d’un abbé Bazin, qui respecte la religion comme il le doit, mais qui ne respecte point du tout l’erreur, l’ignorance, et le fanatisme.
Quand vous lirez cet ouvrage vous serez étonné de l’excès de bêtise de nos histoires anciennes, à commencer par celle de Rollin. On dit que le livre est dédié à l’impératrice de Russie par le neveu de l’auteur (1). J’aurais bien voulu connaître l’oncle : il me paraît qu’il enfonce le poignard avec le plus profond respect. On peut le brûler pour tout ce qu’il laisse entendre ; mais, à mon avis, on ne peut le condamner pour ce qu’il dit.
Le mémoire de Sirven, que vous devez avoir reçu, n’est point à la vérité signé de lui, mais il est écrit de sa main. Il n’y a qu’à envoyer la dernière page, qui est numérotée ; je la lui ferai signer à Gex par devant notaire. Nous verrons s’il y a lieu de demander l’attribution d’un nouveau tribunal. La sentence par contumace qui condamne toute la famille a été confirmée par le parlement de Toulouse. Il est à présumer que si cette pauvre famille va purger la contumace à Toulouse, elle sera rouée, ou brûlée, ou pendue par provision, sauf à tâcher de les faire réhabiliter au bout de trois années.
Je crois qu’il serait bon que vous eussiez la bonté de faire parvenir ma Lettre (2) sur les Calas et les Sirven, à M. Rousseau, directeur du Journal encyclopédique, à Bouillon. Ce Rousseau-là n’est pas comme celui de la montagne. Faites-m’en parvenir aussi, je vous supplie, quelques exemplaires.
Hélas ! mon cher frère, ces petites grenades qu’on jette à la tête du monstre le font reculer pour un moment ; mais sa rage en augmente, et il revient sur nous avec plus de furie. Les honnêtes gens nous plaignent quand l’hydre nous attaque, mais ils ne nous défendent pas comme Hercule. Ils disent : Pourquoi osent-ils attaquer l’hydre ?
Je viens de lire le Siège de Calais. L’auteur est mon ami. Je suis bien aise du succès inouï de son ouvrage ; c’est au temps à le confirmer.
Voici encore une petite lettre pour madame Calas. Est-ce que je n’aurai pas le plaisir de la féliciter de la pension du roi ? est-ce que la lettre des maîtres des requêtes aurait été inutile ? La reine a bu, dit-on, à sa santé, mais ne lui a point donné de quoi boire.
Gémissons, mon cher ami, et, en gémissant, écr. l’inf…
1 – La Philosophie de l’histoire était signée Feu l’abbé Bazin. (G.A.)
2 – La lettre du 1er Mars. (G.A.)
à M. le comte de La Touraille.
Au château de Ferney, le 29 Mars 1765.
Vous en avez usé avec moi, monsieur, comme une jeune coquette qui se pare de tous ses charmes pour séduire un pauvre vieillard à qui elle donne des désirs inutiles. Vous m’avez cajolé, vous m’avez envoyé de jolis vers ; mais je répondrai à votre muse agaçante :
Vos jeunes attraits, vos œillades,
Ne me rendront pas mon printemps.
Quand on a parcouru dix-huit olympiades,
L’esprit et son étui sont minés par les ans ;
On ne fait plus de vers galants,
Ou, si l’on en veut faire, ils sont ou durs ou fades.
Des neuf savantes Sœurs j’ai force rebuffades ;
Du cheval ailé, des ruades ;
Et des sourires méprisants
Des belles dames à passades.
Condé même, Condé, qui, par tant d’estocades,
Egala, jeune encor,les héros du vieux temps,
Et qui dans l’art de vaincre a peu de camarades,
Exciterait en vain mes efforts languissants.
Irai-je répéter, dans de froides tirades,
Ce qu’on a dit cent fois des illustres parents
Dont la gloire avec lui faisait des accolades
Aux campagnes des Allemands ?
Qu’il soit chanté par vous, par tous vos jeunes gens ?
Et non pas par de vieux malades.
à Madame la marquise du Deffand.
Mars.
Vous m’avez écrit, madame, une lettre tout animée de l’enthousiasme de l’amitié. Jugez si elle a échauffé mon cœur, qui vous est attaché depuis si longtemps. Je n’ai point voulu vous écrire par la poste ; ce n’est pas que je craigne que ma passion pour vous déplaise à M. Janel, je le prendrais volontiers pour mon confident ; mais je ne veux pas qu’il sache à quel point je suis éloigné de mériter tout le bien que vous pensez de moi. Madame la duchesse d’Enville veut bien avoir la bonté de se charger de mon paquet ; vous y trouverez cette Philosophie de l’Histoire de l’abbé Bazin l’a dédiée. Vous remarquerez que cet abbé Bazin, que son neveu croyait mort, ne l’est point du tout, qu’il est chanoine de Saint-Honoré, et qu’il m’a écrit pour me prier de lui envoyer son ouvrage posthume. Je n’en ai trouvé que deux exemplaires à Genève, l’un relié, l’autre qui ne l’est pas ; ils seront pour vous et pour M. le président Hénault, et l’abbé Bazin n’en aura point.
Si vous voulez vous faire lire cet ouvrage, faites provision, madame, de courage et de patience. Il y a là une fanfaronnade continuelle d’érudition orientale qui pourra vous effrayer et vous ennuyer ; mais votre ami, en qualité d’historien, vous rassurera, et peut-être, dans le fond de son cœur, il ne sera choqué ni des recherches par lesquelles toutes nos anciennes histoires sont combattues, ni des conséquences qu’on en peut tirer. Quelque âge qu’on puisse avoir, et à quelque bienséance qu’on soit asservi, on n’aime point à avoir été trompé, et on déteste en secret des préjugés ridicules que les hommes sont convenus de respecter en public. Le plaisir d’en secouer le joug console de l’avoir porté, et il est agréable d’avoir devant les yeux les raisons qui vous désabusent des erreurs où la plupart des hommes sont plongés depuis leur enfance jusqu’à leur mort. Ils passent leur vie à recevoir de bonne foi des contes de Peau d’Ane, comme on reçoit tous les jours de la monnaie sans en examiner ni le poids ni le titre.
L’abbé Bazin a examiné pour eux, et, tout respectueux qu’il paraît envers les faiseurs de fausse monnaie, il ne laisse pas de décrier leurs espèces.
Vous me parlez de mes passions, madame ; je vous avoue que celle d’examiner une chose aussi importante a été ma passion la plus forte. Plus ma vieillesse et la faiblesse de mon tempérament m’approchent du terme, plus j’ai cru de mon devoir de savoir si tant de gens célèbres, depuis Jérôme et Augustin jusqu’à Pascal, ne pourraient point avoir quelque raison. J’ai vu clairement qu’ils n’en avaient aucune, et qu’ils n’étaient que des avocats subtils et véhéments de la plus mauvaise de toutes les causes. Vous voyez avec quelle sincérité je vous parle ; l’amitié que vous me témoignez m’enhardit ; je suis bien sûr que vous n’en abuserez pas. Je vous avouerai même que mon amour extrême pour la vérité, et mon horreur pour des esprits impérieux qui ont voulu subjuguer notre raison, sont les principaux liens qui m’attachent à certains hommes que vous aimeriez si vous les connaissiez. Feu l’abbé Bazin ‘aurait point écrit sur ces matières, si les maîtres de l’erreur s’étaient contentés de nous dire : Nous savons bien que nous n’enseignons que des sottises, mais nos fables valent bien les fables des autres peuples ; laissez-nous enchaîner les sots, et rions ensemble. Alors on pourrait se taire. Mais ils ont joint l’arrogance au mensonge ; ils ont voulu dominer sur les esprits, et on se révolte contre cette tyrannie.
Quel lecteur sensé, par exemple, n’est pas indigné de voir un abbé d’Houteville qui, après avoir fourni vingt ans des filles à Laugeois, fermier-général, et étant devenu secrétaire de l’athée cardinal Dubois, dédie un livre sur la religion chrétienne (1) à un cardinal d’Auvergne, auquel on ne devait dédier que des livres imprimés à Sodome ?
Et quel ouvrage encore que celui de cet abbé d’Houteville ! quelle éloquence fastidieuse : quelle mauvaise foi ! que de faibles réponses à de fortes objections ! quel peut avoir été le but de ce prêtre ? Le but de l’abbé Bazin était de détromper les hommes, celui de l’abbé d’Houteville n’était donc que de les abuser.
Je crois que j’ai vu plus de cinq cents personnes de tout état et de tout pays dans ma retraite, et je ne crois pas en avoir vu une demi-douzaine qui ne pensent comme mon abbé Bazin. La consolation de la vie est de dire ce qu’on pense. Je vous le dis une bonne fois.
Ne doutez pas, madame, que je n’aie été fort content de M. le chevalier de Mac-Donald (2) ; j’ai la vanité de croire que je suis fait pour aimer toutes les personnes qui vous plaisent. Il n’y a point de Français de son âge qu’on pût lui comparer ; mais ce qui vous surprendra, c’est que j’ai vu des Russes de vingt-deux ans qui ont autant de mérite, autant de connaissances et qui parlent aussi bien notre langue.
Il faut bien pourtant que les Français vaillent quelque chose, puisque des étrangers si supérieurs viennent encore s’instruire chez nous.
Non seulement, madame, je suis pénétré d’estime pour M. Crawford, mais je vous supplie de lui dire combien je lui suis attaché. J’ai eu le bonheur de le voir assez longtemps, et je l’aimerai toute ma vie. J’ai encore une bonne raison de l’aimer, c’est qu’il a à peu près la même maladie qui m’a toujours tourmenté : les conformités plaisent.
Voici le temps où je vais en avoir une bien forte avec vous : des fluxions horribles m’ôtent la vue dès que la neige est sur nos montagnes ; ces fluxions ne diminuent qu’au printemps ; mais à la fin le printemps perd de son influence, et l’hiver augmente la sienne. Sain ou malade, clairvoyant ou aveugle, j’aurai toujours, madame, un cœur qui sera à vous, soyez-en bien sûre. Je ne regarde la vie que comme un songe ; mais, de toutes les idées flatteuses qui peuvent nous bercer dans ce rêve d’un moment, comptez que l’idée de votre mérite, de votre belle imagination, et de la vérité de votre caractère, est ce qui fait sur moi le plus d’impression. J’aurai pour vous la plus respectueuse amitié jusqu’à l’instant où l’on s’endort véritablement pour n’avoir plus d’idées du tout.
Ne dites point, je vous prie, que je vous aie envoyé aucun imprimé.
1 – La Vérité de la religion chrétienne. (G.A.)
2 – James Mac-Donald, baronnet, âgé d’environ vingt-trois ans ; mort en Italie l’année suivante. (G.A.)
à M. de Belloy.
Au château de Ferney, 31 Mars 1765.
A peine je l’ai lue, mon cher confrère, que je vous en remercie du fond de mon cœur. Je suis tout plein du retour d’Eustache de Saint-Pierre, et des beaux vers que je viens de lire :
Vous me forcez, seigneur, d’être plus grand que vous.
Act. V, sc. II.
Et celui-ci, que je citerai souvent :
Plus je vis l’étranger, plus j’aimai ma patrie.
Act. II, sc. III.
Que vous dirai-je, mon cher confrère ? votre pièce fait aimer la France et votre personne. Voilà un genre nouveau dont vous serez le père ; on en avait besoin, et je suis vivement persuadé que vous rendez service à la nation. Recevez, encore une fois, mes tendres remerciements.
à M. le comte d’Argental.
A Ferney, 1er Avril 1765.
Mes divins anges, je m’adresse à vous quand il faut remplir mes devoirs. M. de Belloy m’a envoyé son drame. Vous avez permis que ma première lettre passât par vos mains ; je demande la même grâce pour la seconde. Vous m’avouerez que le petit ex-jésuite entendrait bin mal ses intérêts, s’il avait de l’empressement (1).
J’ai eu l’honneur de vous envoyer trois feuilles d’un ouvrage (2) qui m’est tombé entre les mains ; mais, comme je n’ai reçu aucun ordre de vous, je n’ai pas continué les envois. Cet ouvrage pourtant m’a paru curieux, et digne de vous amuser quelques moments.
La pauvre veuve Calas n’a point encore reçu du roi de dédommagement pour la roue de son mari. Je ne sais pas au juste la valeur d’une roue, mais je crois que cela doit être cher. Les uns lui conseillent de prendre les juges à partie, les autres non, et moi je ne lui conseille ni l’un ni l’autre ; mon avis est qu’elle fasse pressentir M. le vice-chancelier et M. le contrôleur-général, de peur de faire une démarche qui pourrait déplaire à la cour, et affaiblir la bonne volonté du roi.
Vous devez, mes divins anges, avoir reçu deux gros paquets, l’un par M. de Villars, capitaine aux Gardes-Suisses ; l’autre par M. de Châteauvieux, autre capitaine.
Les bagatelles qu’ils renferment sont pour vous et pour M. Damilaville. J’ai envoyé tout ce que j’vais ; il n’y en a plus ; on en refait d’autres ; tout le monde devient honnête de jour en jour.
Je ne sais nulle nouvelle du tripot ni du tyran du tripot ; il a un fonds d’humeur où je ne conçois rien. Mes divins anges, prenez-moi sous votre protection dans ce saint temps de Pâques, et daignez me mander, je vous en conjure, si vous avez reçu les petites drôleries en question.
Toute ma petite famille se met au bout de vos ailes.
Mes divins anges, je n’entends plus parler des dîmes ; cela nous inquiète un peu maman et moi.
1 – Pour faire représenter le Triumvirat. (G.A.)
2 * Philosophie de l’histoire. (G.A.)