CORRESPONDANCE - Année 1765 - Partie 10

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1765 - Partie 10

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à M. le docteur Tronchin.

 

21 Mars 1765 (1).

 

 

          Mon cher Esculape ne me répond point sur l’emplâtre grand ou petit que mon frère Damilaville doit mettre sur sa gorge. Je me doute bien que cela ne vaut pas la peine de vous importuner.

 

          J’ai pris la liberté de répondre à frère Damilaville qu’il pouvait mettre un petit emplâtre si un grand l’incommodait, et que régime valait mieux qu’emplâtre. Ai-je bien fait, mon maître ? Je comptais avoir l’honneur de vous embrasser aujourd’hui ; mais l’épidémie du mal de gorge s’est emparée de moi. Je reste au coin de mon feu, et j’adoucis le mal en souffrant tranquillement.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis de Villette père.

 

Au château de Ferney, par Genève, 22 mars (1).

 

 

          Ayant l’honneur, monsieur, de posséder M. votre fils, dans ma chaumière, au pied des Alpes, j’ai cru que vous trouveriez bon que je saisisse cette occasion de vous faire souvenir de moi. Je croirais manquer à mon devoir si je ne vous disais pas combien M. votre fils m’a paru pénétré pour vous de la tendresse respectueuse qu’il vous doit. J’ai été charmé de trouver tous les sentiments honnêtes dans son cœur avec le mérite et les grâces de son esprit. J’ai peut-être abusé un peu du privilège de ma vieillesse en prenant la liberté de lui parler de la faute qu’il a pu commettre ; mais il m’a prévenu, et plus il la sent, moins vous la sentirez.

 

          Il se dit assez que vos bontés pour lui, sa place, cette aventure même, exigent de lui la conduite la plus sage ; il a de trop bonnes qualités pour ne les avoir pas toutes. Oserai-je vous dire, monsieur, que c’est quelquefois un grand bonheur d’avoir fait quelques fautes dans sa jeunesse ? On en connaît mieux le prix de ses devoirs. Le premier de tous est de mériter les bontés et la tendresse d’un père tel que vous, et j’oserais vous répondre que c’est un devoir qui ne lui coûtera jamais d’efforts. Le fond de son caractère, qui répond à ses dehors aimables, m’annoncent le plaisir que vous aurez de le revoir et la douleur que j’aurai de le perdre.

 

          Je vous souhaite une santé affermie et une vie aussi longue qu’elle doit être heureuse.

 

          J’ai l’honneur d’être, avec les plus respectueux sentiments, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le docteur Tronchin. (1)

 

 

 

          Je vous envoie, mon très cher Esculape, la lettre de M. le duc de La Vallière. Lisez, jugez, arrangez-vous, et voyez ce qu’il faut que je réponde. Je ne sais s’il convient à M. Tronchin, le conseiller d’Etat, de louer les Délices pour quelques mois.

 

          J’ai toujours sur le cœur l’honneur que nous a fait madame de Gourgues de venir à Ferney. Madame Denis et moi nous étions très malades, et nous ne pûmes peut-être répondre comme nous le voulions aux bontés de madame de Gourgues. Vous pouvez compter, mon cher ami, que je ne passe pas un seul jour sans souffrir. Je ne peux opposer à mes maux qu’une entière résignation ; mais cette résignation ne suffit pas pour bien faire les honneurs de sa maison. Je vous demande en grâce de vouloir bien faire ma cour à madame de Gourgues, dont je connais tout le mérite, et à la santé de laquelle je m’intéresse infiniment.

 

          Je sais que le bâtard du chien de Diogène n’a pas dit des choses agréables de vous et de moi à madame de Luxembourg. Esculape était peint avec un serpent à ses pieds. C’était apparemment quelque Jean-Jacques qui voulait lui mordre le talon. Il faut avouer que ce malheureux est un monstre, et cependant, s’il avait besoin de vos secours, vous lui en donneriez. Quelle différence, grand Dieu ! d’un Tronchin à un Jean-Jacques.

 

          Tâchez, je vous prie, de me rendre une réponse prompte chez M. Souchai, afin que je puisse satisfaire l’impatience de M. le duc de La Vallière.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

23 Mars 1765.

 

 

          Mon cher frère, voici les ordres que le dieu d’Epidaure signifie à vos amygdales. Portez-vous bien, et jouissez de la force d’Hercule pour écraser l’hydre.

 

          Je suis affligé de n’avoir point encore appris que le roi ait honoré d’une pension l’innocence des Calas.

 

          Vous devez avoir reçu le Mémoire des Sirven. Rien n’est plus clair ; leur innocence est plus palpable que celle des Calas. Il y avait du moins contre les Calas des sujets de soupçon, puisque le cadavre du fils avait été trouvé dans la maison paternelle, et que le père et la mère avaient nié d’abord que ce malheureux se fût pendu : mais ici on ne trouve pas le plus léger indice. Que d’horreurs, juste ciel ! on enlève une fille à son père et à sa mère, on la fouette, on la met en sang pour la faire catholique ; elle se jette dans un puits, et son père, sa mère et ses sœurs sont condamnés au dernier supplice !

 

          On est honteux, on gémit d’être homme, quand on voit que d’un côté on joue l’opéra-comique, et que de l’autre le fanatisme arme les bourreaux. Je suis à l’extrémité de la France, mais je suis encore trop près de tant d’abominations.

 

          Est-il vrai qu’Helvétius est parti pour la Prusse ? Du moins ne brûlera-t-on pas ses livres dans ce pays-là.

 

          La Destruction est-elle enfin entre les mains du public ? A bon entendeur salut, doit être la devise de ce petit livre. Je doute que le Pyrrhonien raisonnable fasse une grande fortune, quoique l’auteur (1) ait beaucoup d’esprit.

 

          Il y a une petite brochure contre Racine et Boileau qui ne peut être faite que par un sot, ou du moins par un homme sans goût ; et cependant je voudrais bien l’avoir.

 

          Je ne sais ce que c’est que l’Homme de la campagne. Il y a dans Genève des Lettres de la campagne auxquelles Jean-Jacques a répondu par des Lettres de la montagne. C’est un procès qui n’est intéressant que pour des Génevois. Pour l’Homme de la campagne, si c’est une satire contre ceux qui se sont retirés du monde, la satire a tort. Les ridicules et les crimes ne sont que dans les villes.

 

          Quand vous verrez l’enchanteur Merlin, faites-lui mes remerciements : je viens de recevoir les Contes moraux de frère Marmontel. J’attends, pour les lire, que j’aie répondu à deux cents lettres, et que mon cœur soit un peu dégonflé de la joie inexprimable que m’ont donnée quarante maîtres des requêtes.

 

          Adieu, mon cher frère.

 

 

1 – Le comte d’Autrey. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Bordes.

 

A Ferney, 23 Mars 1765.

 

 

          Il est vrai, mon cher monsieur, que la justification des Calas m’a causé une joie bien pure ; elle augmente encore par la vôtre : cette aventure peut désarmer le bras du fanatisme ou du moins émousser ses armes. Je vous assure que ce n’est pas sans peine que nous avons réussi. Il a fallu trois ans de peine et de travaux pour gagner enfin cette victoire. Jean-Jacques aurait bien mieux fait, ce me semble, d’employer son temps et ses talents à venger l’innocence qu’à faire de malheureux sophismes et à tenter des moyens infâmes pour subvertir sa patrie. Je doute encore beaucoup qu’il soit l’avocat consultant de Paoli. L’auteur de la Profession de foi (1) a bien connu ce misérable, qui a le cœur aussi faux que l’esprit, et dont tout le mérite est celui des charlatans, qui n’ont que du verbiage et de la hardiesse. On me mande, comme à vous, monsieur, que le Siège de Calais n’a réussi chez aucun homme de goût : cependant il est bien difficile de croire que la cour se soit si grossièrement trompée. Il est vrai que le prodigieux succès qu’eut le Catilina de Crébillon doit faire trembler : vous serez bientôt à portée de juger ; je crois que le Siège sera levé à Pâques. C’est toujours beaucoup que les Français aient été patriotes à la Comédie. C’est une chose singulière qu’il n’y ait aucun trait dans Sophocle et dans Euripide où l’on trouve l’éloge d’Athènes. Les Romains ne sont loués dans aucune pièce de Sénèque le Tragique. Je ne crois pas que la mode de donner des coups d’encensoir au nez de la nation dure longtemps au théâtre. Le public, à la longue, aime mieux être intéressé que loué.

 

          Adieu, monsieur ; vous m’êtes d’autant plus cher que le goût est bien rare. Je vous ai voué pour la vie autant d’attachement que d’estime.

 

 

1 – Opuscule de Bordes contre Rousseau. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le docteur Tronchin.

 

25 Mars 1765 (1).

 

 

          Mon cher Esculape, vous qui connaissez les âmes comme les corps, vous n’avez que trop raison quand vous me mandez que sept cent mille têtes absurdes l’emporteront sur cinquante têtes bien faites. Je conclus qu’il faut augmenter tant qu’on peut le petit troupeau, afin qu’on soit moins en proie à la horde immense des sots. On gagne tous les jours quelques âmes ; il ne faut pas se rebuter.

 

          Jean-Jacques met le comble à ses insolences et à sa folie ; il espère toujours rentrer chez vous par la brèche ; je ne crois pas qu’il y parvienne.

 

          Voulez-vous bien avoir la bonté de dire à madame de Gourgues combien je m’intéresse à sa santé, et de lui présenter mon respect ? Je vous embrasse bien tendrement, mon très cher Esculape.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Marmontel.

 

25 Mars 1765.

 

 

          Mon cher confrère, vos Contes sont pleins d’esprit, de finesse et de grâces ; vous parez de fleurs la raison ; on ne peut vous lire sans aimer l’auteur. Je vous remercie de toute mon âme des moments agréables que vous m’avez fait passer. Il n’y a pas un de vos nouveaux Contes dont vous ne puissiez faire une comédie charmante. Vous savez bien que Michel Cervantes disait que, sans l’inquisition, Don Quichotte aurait été encore plus plaisant. Il y a en France une espèce d’inquisition sur les livres qui vous empêchera d’être aussi utile que vous pourriez l’être à l’intérêt de la bonne cause : c’est assurément grand dommage ; mais c’est du moins une grande consolation que les philosophes se tiennent unis, qu’ils conservent entre eux le feu sacré, et qu’ils en communiquent dans la société quelques étincelles. Vous voyez, par l’exemple des Calas et des Sirven, ce que peut le fanatisme ; il n’y a que la philosophie qui puisse triompher de ce monstre : c’est l’ibis qui vient casser les œufs du crocodile.

 

          Plus J.-J. Rousseau a déshonoré la philosophie, plus de bons esprits comme vous doivent la défendre.

 

          Je vous prie de faire mes compliments à M. Duclos, et à tous les êtres pensants qui peuvent avoir quelques bontés pour moi. Mandez-moi, je vous prie, ce que vous pensez du Siège de Calais ; parlez-moi avec confiance, et soyez bien sûr que je ne trahirai pas votre secret. On m’en a mandé des choses si différentes, que je veux régler mon jugement par le vôtre. Je ne puis me figurer qu’une pièce si généralement et si longtemps applaudie n’ait pas de très grandes beautés. On dit qu’on ne l’aura sur le papier qu’après Pâques, et les nouveautés parviennent toujours fort tard dans nos montagnes. Adieu, mon cher confrère ; conservez-moi une amitié dont je sens bien tout le prix.

 

 

 

 

 

à M.Bertrand.

 

A Ferney, 26 Mars 1765.

 

 

          Mon cœur est pénétré, mon cher philosophe, de vos démarches pleines d’amitié, et je ne les oublierai de ma vie. Les Calas ne sont pas les seuls immolés au fanatisme : il y a une famille entière du Languedoc condamnée pour la même horreur dont les Calas avaient été accusés. Elle est fugitive dans ce pays-ci ; le conseil de Berne lui fait même une petite pension. Il sera difficile d’obtenir pour ces nouveaux infortunés la justice que nous avons enfin arrachée pour les Calas après trois ans de soins et de peines assidues. Je ne sais pas quand l’esprit persécuteur sera renvoyé dans le fond des enfers, dont il est sorti ; mais je sais que ce n’est qu’en méprisant la mère qu’on peut venir à bout du fils ; et cette mère, comme vous l’entendez bien, est la superstition. Il se fera sans doute un jour une grande révolution dans les esprits. Un homme de mon âge ne la verra pas, mais il mourra dans l’espérance que les hommes seront plus éclairés et plus doux.

 

          Personne n’y pourrait mieux contribuer que vous ; mais en tout pays les bons cœurs et les bons esprits sont enchaînés par ceux qui ne sont ni l’un ni l’autre.

 

          Mes respects, je vous en supplie, à M. et madame Freudenreich. Je vous embrasse du meilleur de mon cœur.

 

 

 

 

 

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