CORRESPONDANCE - Année 1764 - Partie 41

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1764 - Partie 41

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à M. le comte d’Argental.

 

19 Décembre 1764.

 

 

          Vous saurez, mes divins anges, que M. le maréchal de Richelieu m’a écrit une lettre fulminante sur la distribution des bénéfices du tripot. Il m’accuse d’avoir conspiré avec vous contre les quatre premiers gentilhommes de la chambre : je viens de le confondre par des raisons auxquelles on ne peut répondre que par humeur et par autorité. Je lui ai envoyé la copie de sa lettre, par laquelle il m’avait non seulement permis de disposer des dignités comiques, mais dans laquelle même il m’assurait que c’était mon droit, qu’on ne me l’ôterait jamais, et qu’il voulait que j’en usasse.

 

          Je lui ai certifié que vous n’aviez nulle part aux résolutions que j’ai prises en conséquence de ses ordres. Je ne sais ce qui arrivera de cette grande affaire, mais je n’ai pas voulu que vous souffrissiez pour ma cause. Il serait injuste qu’on vous fît une affaire d’Etat, dans le temps présent, pour les héros du temps passé. Je vous supplie de me mander en quel état est cette tracasserie théâtrale.

 

          Je soupçonne le Portatif d’avoir été noyé dans les flots d’édits portés en parlement ; et quand on voudra le mettre en lumière, après l’aventure des édits, ce ne sera que du réchauffé. On ne saura pas seulement de quoi il est question, et maître Omer en sera pour son réquisitoire.

 

          On dit que quelques philosophes ont ajouté plusieurs chapitres insolents au Portatif, qu’on l’a imprimé en Hollande avec ces additions (1) irréligieuses, qu’il s’en est débité quatre mille en huit jours, et que la sacro-sainte baisse à vue d’œil dans toute l’Europe. Dieu bénisse ces bonnes gens ! ils ont rendu un service essentiel à l’esprit humain. On ne peut établir la tolérance et la liberté qu’en rendant la persécution ridicule. Il faut avoir les yeux crevés pour ne pas voir que l’Angleterre n’est heureuse et triomphante que depuis que la philosophie a pris le dessus chez elle ; auparavant elle était aussi sotte et aussi malheureuse que nous.

 

          Il fait un temps assez doux dans notre grand bassin entre les Alpes et le mont Jura ; si cela continue, je pourrai bientôt relire les roués. Daignez me mander, je vous prie, si l’on a reçu au tripot quelque héros qui ait une voix sonore, la mine fière, la contenance assurée, la poitrine large et remplie de sentiments, avec des yeux pleins  de feu qui sachent parler plus d’un langage.

 

          J’ai lu mes Lettres secrètes. Voilà de plaisants secrets ! Le polisson qui a fait ce recueil n’y fera pas une grande fortune.

 

          Je baise le bout de vos ailes avec une effusion de cœur remplie d’onction et de la plus respectueuse tendresse.

 

          Comme cette lettre allait partir, je reçois celle de mon ange, du 11 de décembre. On doit avoir reçu ma réponse (2) au sujet de Luc, envoyée sous l’enveloppe de M. le duc de Praslin. J’ai vu depuis un des meurtriers appartenant à Luc ; il confirme sa bonne santé ; mais je crois qu’il ne sait rien ni pour ni contre. J’espère savoir dans peu quelque chose de plus positif.

 

          Je suis très fâché de la mort de madame de La Marche, car on dit qu’elle était très aimable.

 

          J’aurai bien de la peine avec les roués. La scène du troisième acte, étant toutes en mines et en gestes, pourrait devenir comique, si les personnages exprimaient en vers la crainte qu’ils ont d’être reconnus. Je crains l’arlequinade. D’ailleurs je ferai ce que je pourrai, et non pas ce que je voudrai. Tout ce que je puis dire, c’est qui faut des hommes à la Comédie, et que nous en manquons.

 

 

1 – Huit articles nouveaux. (G.A.)

2 – On n’a pas cette lettre. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte Albergati Capacelli.

 

A Ferney, 21 Décembre 1764.

 

 

          J’ai reçu, par la poste, monsieur, l’énorme poignée de verges de l’Aristarque et du Zoïle d’Italie (1) ; mais, dans l’état où sont mes yeux, il leur est impossible de lire cet ouvrage : mes fluxions me sauvent de la frusta. C’est une chose prodigieuse que le nombre de journaux dont l’Europe est inondée. La rage d’imprimer des livres, et d’imprimer son avis sur les livres, est montée à un tel point, qu’il faudrait une douzaine de bibliothèques du Vatican pour contenir tout ce fatras. Les belles-lettres sont devenues un fléau public. Il n’y a d’autre parti à prendre que d’en user avec les livres comme avec les hommes, de choisir quelques amis dans la foule, de vivre avec eux, et de se soucier très peu du reste.

 

          Mon malheur sera toujours d’avoir vécu loin d’un ami aussi respectable que vous. Ce qui me fait le plus regretter la perte de mes yeux, c’est de ne pouvoir plus lire l’Arioste ; mais je regrette votre société bien davantage.

 

 

1 – Baretti. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

23 Décembre 1764.

 

 

          Je commence, mon cher ange, et je dois commencer toutes mes lettres par le mot de reconnaissance. Nous vous demandons en grâce, madame Denis et moi, de répéter à M. le duc de Praslin ce mot, qui est gravé dans nos cœurs pour vous et pour lui. Tandis que vous prenez des mesures politiques avec le tripot de la Comédie, il y a vraiment de belles querelles dans le tripot de Genève.

 

          Quelques conseillers ont voulu que je vous en prévinsse, comptant que, dans l’occasion, vous serez leur médiateur auprès de M. le duc de Praslin. M. Cromelin doit vous en parler ; mais je ne crois pas que la querelle devienne jamais assez violente pour que la France s’en mêle. Le fond en est excessivement ridicule. Permettez-moi de vous ennuyer, en vous disant de quoi il s’agit.

 

          La république de Genève est un petit Etat moitié démo, moitié aristo-cratique. Le conseil du peuple, qu’on appelle le conseil des quinze-cents, est en droit de destituer les premiers magistrats, qu’on appelle syndics. Jean-Jacques Rousseau (afin que vous le sachiez) était du conseil des quinze-cents. Les magistrats qui exercent la justice s’étant divertis à faire brûler les livres de Jean-Jacques, Jean-Jacques, du haut de sa montagne ou du fond de sa vallée, excita les chefs de la populace à demander raison aux magistrats de l’insolence qu’ils avaient eue d’incendier les pensées d’un bourgeois de Genève. Ils allèrent deux à deux, au nombre d’environ six cents, représenter l’énormité du cas ; et Jean-Jacques ne manqua pas de leur faire dire que, si on rôtissait les écrits d’un Génevois, il était bien triste qu’on n’en fît pas autant à ceux d’un Français. Un magistrat vint me demander poliment la permission de brûler un certain Portatif ; je lui dis que ses confrères étaient bien les maîtres, pourvu qu’ils ne brûlassent pas ma personne, et que je ne prenais nul intérêt à aucun Portatif.

 

          Pendant ce temps Jean-Jacques faisait imprimer, dans Amsterdam, un gros livre bien ennuyeux pour toutes les monarchies, et qui ne peut guère être lu que par des Génevois : cela s’appelle les Lettres de la montagne. Il y souffle le feu de la discorde, il excite tous les petits ordres de ce petit Etat les uns contre les autres ; et, à la première lecture, on a cru qu’il y aurait une guerre civile. Pour moi, je crois qu’il n’y aura rien, et que le tocsin de Rousseau ne fera pas un bruit dangereux. S’il y a quelques coups de poing donnés, je ne manquerai pas de vous en avertir, soit pour vous amuser, soit pour vous prier d’engager M. le duc de Praslin à mettre le holà.

 

          Je ne sais quel ministre de je ne sais quelle puissance, ou quelle faiblesse chrétienne à la Porte ottomane, demanda un jour audience au grand-vizir, pour lui apprendre que les troupes de son maître chrétien avaient battu les troupes d’un autre prince chrétien. Que m’importe, lui dit le vizir, que le chien ait mordu le porc, ou que le porc ait mordu le chien ?

 

          Vous ne serez point le vizir dans une occasion pareille ; vous serez un médiateur bienfaisant.

 

          Si M. Cromelin vous parle de toutes ces tracasseries, je vous prie de lui dire que je vous en ai parlé comme je le devais.

 

          Madame d’Argental m’inquiète beaucoup plus que Genève. Je ne sais rien de pis que de n’avoir point de santé. Ma mie Fournier (1) n’a-t-elle pas d’elle un soin extrême ? – Respect et tendresse.

 

 

1 – Médecin des d’Argental. (G.A.)

 

 

 

 

 

AUX AUTEURS DE LA GAZETTE LITTÉRAIRE.

 

24 Décembre 1764.

 

 

          Vous rendez tant de justice, messieurs, aux ouvrages qu’on fait, que j’ose vous prier de la rendre à ceux qu’on ne fait point. J’ai appris dans ma retraite que depuis plus d’un an on imprime sous mon nom, dans les pays étrangers, des écrits auxquels je n’ai pas la moindre part. J’ignore si je dois cet honneur à la malignité d’un éditeur, ou à l’intérêt très mal entendu d’un libraire. Tout ce que je puis déclarer, c’est que je regarde comme des faussaires tous ceux qui se servent ainsi d’un nom connu pour débiter des livres qui ne sont pas faits pour l’être. N’étant pas à portée de réprimer une pareille licence, je puis et je dois au moins m’en plaindre, et je m’adresse à vous, messieurs, comme à des hommes à qui l’honneur de la littérature doit être plus cher qu’à personne. J’ai l’honneur d’être, etc.

 

 

 

 

 

à M. Pierre Rousseau.

 

25 Décembre (1).

 

 

          Quelque mépris qu’on ait pour la calomnie, il est quelquefois nécessaire de la réfuter. Un libraire d’Amsterdam a cru qu’il était de son intérêt d’imprimer sous mon nom des bêtises hardies. Il a débité une brochure intitulée Ouvrage posthume de M. de M. Y ; le Testament de Jean Meslier, autre brochure, etc. ; et il a donné à ce petit recueil le titre de Collection complète des ouvrages de M. de V. Comment un si petit livre peut-il être intitulé Collection complète, et comment une œuvre posthume de M. Y., et un testament d’un homme mort il y a trente ans, peuvent-ils être de moi ? Je ferai encore une autre question : Comment ne punit-on pas un tel délit, qui est celui d’un calomniateur et d’un faussaire ? un autre libraire s’est avisé d’imprimer l’Arétin (2) sous mon nom. Un autre donne mes prétendues Lettres secrètes ; mais, mon ami, si elles sont secrètes, elles ne doivent donc pas être publiques. Il ne se passe guère de mois où l’on ne m’attribue quelques ouvrages dans ce goût.

 

          Je ne les lis point, et c’est ce qui me console d’avoir presque entièrement perdu la vue ; mais je ne me consolerais pas de ces impertinentes imputations, si je ne savais que les honnêtes gens voient avec indignation cet abus de la presse, et que les hommes en place ne jugent pas sur des brochures de Hollande et sur des gazettes. Il faut pardonner cet abus de l’imprimerie en faveur du bien qu’elle a fait aux hommes.

 

 

1 – Cette lettre fut imprimée dans le Journal encyclopédique. (G.A.)

2 – L’Arétin moderne, par Dulaurens. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville

 

26 Décembre 1764.

 

 

          J’ai reçu, mon cher frère, l’histoire de la Destruction (1), qui est l’ouvrage de la raison et de l’esprit, mais qui ne sera pas enregistré. J’ai reçu aussi l’autre ouvrage (2) qui l’a été, mais qui, ce me semble, ne vaut pas l’autre. Cramer va faire, avec grand plaisir, tout ce que vous m’avez recommandé. Vous me paraissez juger aussi bien de la déraison en finances, que du galimatias en théologie. Une des grandes consolations de ma vie, c’est que j’ai retrouvé toujours ma façon de penser dans tout ce que vous m’avez écrit ; cela est assez à l’honneur de la philosophie. Le bon sens parle le même langage. Les géomètres font dans tout l’univers les mêmes démonstrations, sans s’être donné le mot.

 

          Voici un petit mot de lettre pour Archimède-Protagoras, dont l’ouvrage m’a enchanté. Que j’aime sa précision, sa force, et sa plaisanterie ! qu’il est sage et hardi ! qu’il est le contraire de Jean-Jacques !

 

          Ce Jean-Jacques vient de traiter le conseil de Genève comme il a traité Christophe de Beaumont. Il veut mettre le feu dans sa patrie avec les étincelles du bûcher sur lequel on a brûlé son Emile. Je crois qu’il s’attirera quelque méchante affaire. Il n’est ni philosophe ni honnête homme ; s’il l’avait été, il aurait rendu de grands services à la bonne cause.

 

          Je suis étonné que le médecin anglais ne soit pas encore arrivé à Paris, et qu’il ne vous ait pas rendu le petit paquet ; apparemment qu’il s’amuse à tuer des Français en chemin. Savez-vous que Marc-Michel Rey, imprimeur de Jean-Jacques, a eu l’abominable impudence de mettre sous mon nom le Jean Meslier, ouvrage connu de tout Paris pour être de ce pauvre prêtre, le Sermon des Cinquante de La Mettrie, l’Examen de la religion, attribué à Saint-Evremond, etc. , Tout a été incendié à La Haye avec le Portatif ; voilà une bombe à laquelle on ne s’attendait point.

 

          Je prends toutes les mesures nécessaires pour détruire tant de calomnies ; mais j’ai grand’peur qu’Omer ne se réveille au bruit de la bombe. Il serait triste qu’on vînt m’enfumer dans mon terrier à l’âge de soixante-onze ans. Madame Denis, ma nièce, a écrit à d’Hornoy, son neveu, conseiller au parlement, et lui a insinué d’elle-même qu’il devait aller, si cela était nécessaire, parler à Omer au Palais, et lui dire que, s’il fait une sottise, il ne doit pas au moins me nommer dans sa sottise, qu’il offenserait sans raison une famille nombreuse qui sert le roi dans la robe et dans l’épée, qu’il est sûr que le Portatif n’est point de moi, et que cet ouvrage est d’une société de gens de lettres très connus dans les pays étrangers.

 

          Vous avez vu mon d’Hornoy à l’occasion d’une certaine Olympie ; seriez-vous homme à le voir à l’occasion d’un certain Portatif ? pourriez-vous l’encourager, s’il a besoin qu’on l’encourage ? Vous êtes un vrai frère, qui secourez dans l’occasion les frères opprimés.

 

          On doit avoir actuellement les édits ; j’en suis curieux comme d’une pièce nouvelle. Mandez-moi, je vous prie, si cette pièce réussit, ou si elle est sifflée. L’Arbitrage ne fera pas une grande sensation ; on est las de toutes ces disputes, et quand il s’agit de sottises présentes, on se soucie fort peu de celles qui sont attribuées au cardinal de Richelieu.

 

          Il y a d’autres sottises qui doivent être l’objet éternel de l’attention des frères ; partant, écr. l’inf…

 

 

 

 

1 – Le manuscrit de d’Alembert. (G.A.)

2 – Les édits financiers. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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