CORRESPONDANCE - Année 1764 - Partie 40
Photo de PAPAPOUSS
à M. Damilaville.
11 Décembre 1764.
Ceci est une réponse du 5 de décembre, reçue aujourd’hui. Il est bon de vérifier les dates. Je vous parlerai d’abord de l’objet le plus intéressant de votre lettre. Frère Cramer viendra chez moi dans deux jours, et je conclurai probablement avec lui la petite affaire recommandée par vous et par la philosophie. Je ne suis point surpris que les Welches fassent des difficultés sur cet ouvrage (1) ; il n’est plus permis d’imprimer chez eux que des almanachs et des arrêts du parlement.
Il est très bon qu’on se soit défait des jésuites, mais il ne faut pas aussi persécuter la raison, dans la crainte chimérique d’essuyer des reproches d’avoir sacrifié les jésuites à l’introduction de la raison en France. La fureur d’écraser les jésuites d’une main et la philosophie de l’autre n’est plus l’ouvrage de la justice ; c’est celui d’un parti violent, également ennemi des jésuites et des gens raisonnables.
Je sais tout ce que les oméristes projettent, et je crois même qu’ils iront plus loin que vous ne dites ; mais celui que ces monstres persécutent est et sera à l’abri de leurs coups.
Un voyageur s’est chargé, mon cher frère, de vous apporter, dans huit ou dix jours, deux petits recueils assez curieux, et on trouvera le moyen de vous en faire avoir d’autres ; mais il faut attendre quelque temps. La raison est une étoffe étrangère et défendue qui ne peut entrer que par contrebande. Je me servirais de la voie que vous m’indiquez, si le paquet n’était entre les mains d’un médecin anglais que vous verrez incessamment à Paris.
Vous savez que l’abbé de Condillac, un de nos frères, est mort de la petite-vérole naturelle, immédiatement après que l’Esculape de Genève avait donné des lettres de vie au prince de Parme en l’inoculant. Vous remarquerez qu’il y avait alors une épidémie mortelle de petite-vérole en Italie ; elle y est très fréquente ; la mère du prince en était morte. Quelle terrible réponse aux sottises de votre faculté et au réquisitoire d’Omer ! Ce malheureux veut-il donc que la famille royale périsse ! L’abbé de Condillac revenait en France avec une pension de dix mille livres et l’assurance d’une grosse abbaye ; il allait jouir du repos et de la fortune ; il meurt, et Omer est en vie ! Je connais un impie qui trouve en cette occasion la Providence en défaut.
Je voulais écrire à Archimède-Protagoras tout ce que je vous mande, mais je ne me porte pas assez bien pour dicter deux lettres de suite. Trouvez bon que celle-ci soit pour vous et pour lui. Dites-lui qu’il sera servi avec le plus profond secret. Vous n’avez qu’à m’envoyer incessamment l’histoire de la décadence, et sur-le-champ on travaillera.
Je prie instamment tous les frères de bien crier, dans l’occasion, que le Portatif est d’une société de gens de lettres ; c’est sous ce titre qu’il vient d’être imprimé en Hollande. Je prie le philosophe Archimède-Protagoras de considérer combien il m’était nécessaire de combattre l’erreur où l’on était à la cour sur le Portatif. Je n’ai fait que ce que des gens bien instruits m’ont conseillé ; j’ai prévenu, par un antidote, le poison qu’on me préparait. Je sais très bien de quoi on est capable. La notoriété publique aurait suffi pour opérer certaines petites formalités qui ont fort déplu à Jean-Jacques, et qui l’ont conduit par le plus court à la petite vallée de Motiers-Travers.
Avouons pourtant, mes chers frères, que notre siècle est plus raisonnable que le beau siècle de Louis XIV. Un homme qui aurait osé alors écrire contre le Testament politique du cardinal de Richelieu aurait été chassé de l’Académie, et aurait passé pour le descendant d’un laquais d’Erostrate. Nous avons fait quelques pas dans le vestibule de la raison. Courage, mes frères ; ouvrez les portes à deux battants, et assommez les monstres qui en défendent l’entrée. Ecr. l’inf…
1 – Sur la destruction des jésuites (par d’Alembert). (G.A.)
à M. le clerc de Montmerci.
12 Décembre 1764.
Tout ce que vous me dites, mon cher monsieur, sur le Testament du cardinal de Richelieu, est d’un vrai philosophe, et ceux qui ont pris parti pour ce testament ne le sont guère ; ceux qui poursuivent le Portatif le sont encore moins. C’est assez d’ailleurs qu’on m’ait imputé cet ouvrage, pour que certaines gens le persécutent. Il est de plusieurs mains. On l’a imprimé d’abord à Liège, ensuite à Amsterdam, et ces deux éditions sont très différentes ; je n’ai pas plus de part à l’une qu’à l’autre. Si on me désigne dans un réquisitoire, l’orateur méritera la peine des calomniateurs. Je suis consolé en voyant que je n’ai d’ennemis que ceux de la raison ; il est digne d’eux de persécuter un vieillard presque aveugle, qui passe ses derniers jours à défricher des déserts, à bannir la pauvreté d’un canton qui n’avait que des pauvres, et qui, par les services qu’il a rendus à la famille de Corneille, méritait peut-être que ceux qui veulent se piquer d’éloquence ne s’armassent pas si indignement contre lui : mais tel est le sort des gens de lettres. Le plus dangereux des métiers de ce monde est donc celui d’aimer la vérité ! encore s’ils étaient unis ensemble, ils imposeraient silence aux méchants ! mais ils se dévorent les uns les autres, et les monstres à réquisitoire avalent les carcasses qui restent.
Ecrivez-moi, je vous prie, ce qu’on fait et ce que vous pensez. Vous m’apprendrez bien des sottises, et je profiterai de vos bonnes réflexions. J’ose compter sur votre amitié, et vous pouvez être sûr de la mienne.
à M. Dupont.
A Ferney, 14 Décembre 1764.
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Comment fera dorénavant votre insolent frère Kroust (1) et les autres maroufles qui faisaient accroire au conseil souverain qu’ils avaient tout crédit à Versailles, et que frère Kroust minor, confesseur de la dauphine, gouvernait le royaume (2) ?
Je n’ai nulle nouvelle certaine des autres édits concernant les finances ; je ne me mêle que des miennes, qui étaient en assez mauvais ordre, et que je cherche à rétablir par les contrats que vous voulez bien faire. M. le prince Louis de Wurtemberg, qui est à Lausanne, persiste à ne pas même écrire un mot de bonté et d’honnêteté sur cette affaire. Je veux respecter ses motifs, et croire que si malheureusement on perdait un jour M. le duc régnant, le prince Louis, son successeur, ne manquerait pas de faire justice à mes héritiers ; il a trop d’honneur pour ne pas acquitter des dettes si légitimes.
Adieu, mon cher ami. Madame Denis et moi nous vous embrassons tendrement.
1 – Jésuite de Colmar. (G.A.)
2 – Voltaire, au commencement de cette lettre dont nous n’avons qu’un fragment, parlait de l’édit d’expulsion des jésuites. (G.A.)
à M. Damilaville.
15 Décembre 1764.
Frère Cramer est d’accord, mon cher frère ; ainsi envoyez au plus tôt l’histoire de MM. de Loyola (1) ; mais n’oubliez pas de me parler des nouveaux édits. Tous mes correspondants me mandent d’ordinaire, quand il s’agit d’une chose bien intéressante : Je ne vous la mande pas, car vous la savez. Gardez-vous bien de les imiter ; dites-moi tout, car je ne sais rien.
On parle de la suppression de tous les receveurs et contrôleurs du dixième. Je crois encore que cela ne vous regarde pas, et que votre emploi est à l’abri d’un nouveau règlement. Je vous prie de m’en instruire ; je suis un vrai frère, je m’intéresse à vous spirituellement et temporellement.
Je crois que, dans le moment présent, on ne s’intéresse guère aux rêveries du Testament du cardinal de Richelieu. Les sottises présentes occupent toujours tout le monde, et les sottises passées n’amusent qu’un très petit nombre de gens oisifs.
Les nouveaux édits retarderont probablement le beau morceau d’éloquence qu’Omer prépare ; s’il est encore aidé par Chaumeix, cela sera divin. Continuez à échauffer le génie de Protagoras ; Dieu le destine sans doute à un grand apostolat ; il faut qu’il écrase le monstre. N’est-ce pas une chose honteuse qu’on ait tant reproché aux philosophes de s’unir pour faire triompher la raison, et qu’aucun d’eux n’écrive en sa faveur ? Il faudrait au moins qu’ils méritassent les reproches qu’on leur fait. Mourrai-je sans avoir les derniers coups portés à l’hydre abominable qui empeste et qui tue ?
Je vous embrasse bien tendrement. Ecr. l’inf…
1 – Sur la destruction des jésuites. (G.A.)
à Madame la marquise de Boufflers.
Ferney, 15 Décembre 1764.
J’ai l’honneur, madame, d’avoir actuellement dans mon taudis le peintre (1) que vous protégez. Vous avez bien raison d’aimer ce jeune homme ; il peint à merveille les ridicules de ce monde, et il n’en a point ; on dit qu’il ressemble en cela à madame sa mère. Je crois qu’il ira loin. J’ai vu des jeunes gens de Paris et de Versailles, mais ils n’étaient que des barbouilleurs auprès de lui. Je ne doute pas qu’il n’aille exercer ses talents à Lunéville. Je suis persuadé que vous ne pourrez-vous empêcher de l’aimer de tout votre cœur quand vous le connaîtrez. Il a fort réussi en Suisse. Un mauvais plaisant a dit qu’il était là comme Orphée, qu’il enchantait les animaux ; mais le mauvais plaisant avait tort. Il y a actuellement en Suisse beaucoup d’esprit ; on a senti très finement tout ce que valait votre peintre. S’il va à Lunéville, comme il le dit, je vous assure, madame, que je suis bien fâché de ne pas l’y suivre. J’aurais été bien aise de ne pas mourir sans avoir eu l’honneur de faire encore ma cour à madame sa mère. Tout vieux que je suis, j’ai encore des sentiments ; je me mets à ses pieds, et, si elle veut me le permettre, aux pieds du roi. J’aurais préféré les Vosges aux Alpes ; mais Dieu et les dévots n’ont pas voulu que je fusse votre voisin. Goûtez, madame, la sorte de bonheur que vous pouvez avoir ; ayez tout autant de plaisir que vous le pourrez ; vous savez qu’il n’y a que cela de bon, de sage, et d’honnête. Conservez-moi un peu de bonté, et agréez mon sincère respect. Le vieux Suisse, VOLTAIRE.
1 – Le chevalier de Boufflers, fils de la marquise. (G.A.)
à M. le maréchal duc de Richelieu.
A Ferney, 19 Décembre 1764.
Remontre très humblement François de V. l’aveugle à son héros :
1°/ Que son héros n’a pas autant de mémoire que d’imagination et de grâces ; qu’il daigna mander le 1er de septembre à son vieux courtisan : « Vous êtes et serez toujours le maître des rôles de toutes vos pièces ; c’est un droit qui vous serait moins disputé qu’à personne, et une loi où l’on obéira en vous battant des mains ; je le veux absolument. »
Voilà les propres paroles de monseigneur le maréchal.
2°/ Que ces propres paroles étaient en réponse d’un placet présenté par l’aveugle, dans lequel ledit aveugle avait supplié son héros de lui permettre de faire une nouvelle distribution de ces rôles ;
3°/ Que ledit suppliant a été, depuis environ quarante ans en çà, berné par sondit héros, lequel lui a donné force ridicules le plus gaiement du monde ;
4°/ Que ledit pauvre diable ne mérite point du tout le ridicule d’être accusé d’avoir entrepris quelque chose de sa tête dans cette importante affaire, et qu’il n’a rien fait, rien écrit, que muni de la permission expresse de son héros, et de son ordre positif, qu’il garde soigneusement ;
5°/ Qu’il écrivit en conséquence au grasseyeur Grandval, qu’il instruisit ledit grasseyeur de la permission de monseigneur le maréchal, et que, partant, il est clair que le berné n’a manqué à aucun de ses devoirs envers son héros le berneur ;
6°/ Qu’il n’a consulté en aucune manière Parme et Plaisance (1) sur les acteurs et actrices du tripot de Paris ; mais que, sur le rapport de plusieurs farceurs, grands connaisseurs, barbouilleurs de papier, et autres grands personnages, il a distribué ses rôles, selon toute justice, selon le bon plaisir de monseigneur le maréchal et des autres gentilshommes de la chambre ; ce qu’il a expressément recommandé dans toutes ses lettres aux connaisseurs représentant le parterre ;
7°/ Qu’il n’a envoyé au grasseyeur ses dernières dispositions sous une enveloppe parmesane que pour éviter les frais de la poste au grasseyeur, et pour faire parvenir la lettre plus sûrement, une première ayant été perdue.
Ces sept raisons péremptoires étant clairement exposées, le suppliant espère en la miséricorde de son héros et en ses plaisanteries.
Il supplie son héros d’examiner la chose un moment de sang-froid, sans humeur et sans bons mots, et de lui rendre justice.
Il y a plus de quinze jours que j’ai écrit pour faire venir quatre exemplaires de ce cher Julien l’apostat (2), pour vous en faire parvenir un par la voie que vous m’avez ordonnée.
Vous croyez bien que j’ai reçu de mon mieux l’ambassadeur de madame d’Egmont. Je vois que votre voyage dans mon pays des neiges est assez éloigné encore ; mais si jamais madame d’Egmont veut passer le mont Cenis et aller à Naples, je me ferai prêtre pour l’accompagner en qualité de son aumônier Poussatin (3).
Je suis honteux de mourir sans avoir vu le tombeau de Virgile, la ville souterraine, Saint-Pierre de Rome et les facéties papales.
Je me mets aux pieds de mon héros avec une extrême colère, un profond respect, et un attachement sans bornes.
1 – C’est-à-dire le comte d’Argental. (G.A.)
2 – La Défense du paganisme, traduit par d’Argens. (G.A.)
3 – Personnage des Mémoires du chevalier de Grammont. (G.A.)