CONTE EN VERS - Les trois manières - Partie 1

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CONTE EN VERS - Les trois manières - Partie 1

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LES TROIS MANIÈRES.

 

 

 

 

 

 

 

Que les Athéniens étaient un peuple aimable !

Que leur esprit m’enchante, et que leur fictions

Me font aimer le vrai sous les traits de la fable !

La plus belle, à mon gré, de leurs inventions

Fut celle du théâtre, où l’on faisait revivre

Les héros du vieux temps, leurs mœurs, leurs passions

Vous voyez aujourd’hui toutes les nations

Consacrer cet exemple, et chercher à le suivre.

Le théâtre instruit mieux que ne fait un gros livre.

Malheur aux esprits faux (1) dont la sotte rigueur

Condamne parmi nous les jeux de Melpomène !

Quand le ciel eut formé cette engeance inhumaine,

La nature oublia de lui donner un cœur.

 

Un des plus grands plaisirs du théâtre d’Athènes

Etait de couronner, dans des jeux solennels,

Les meilleurs citoyens, les plus grands des mortels :

En présence du peuple on leur rendait justice.

Ainsi j’ai vu Villars, ainsi j’ai vu Maurice (2),

Qu’un maudit courtisan quelquefois censura,

Du champ de la victoire allant à l’Opéra,

Recevoir des lauriers de la main d’une actrice.

Ainsi quand Richelieu revenait de Mahon

(Qu’il avait pris pourtant en dépit de l’envie) (3),

Partout sur son passage il eut la comédie ;

On lui battit des mains encor plus qu’à Clairon.

 

Au théâtre d’Eschyle, avant que Melpomène

Sur son cothurne altier vînt parcourir la scène,

On décernait les prix accordés aux amants.

Celui qui, dans l’année, avait pour sa maîtresse

Fait les plus beaux exploits, montré plus de tendresse,

Mieux prouvé par les faits ses nobles sentiments,

Se voyait couronné devant toute la Grèce.

Chaque belle plaidait la cause de son cœur,

De son amant aimé racontait les mérites,

Après un beau serment dans les formes prescrites,

De ne pas dire un mot qui sentît l’orateur,

De n’exagérer rien, chose assez difficile

Aux femmes, aux amants, et même aux avocats.

On nous a conservé l’un de ces beaux débats,

Doux enfants du loisir de la Grèce tranquille.

C’était, il m’en souvient, sous l’archonte Eudamas.

 

Devant les Grecs charmés trois belles comparurent :

La jeune Eglé, Téone, et la triste Apamis.

Les beaux esprits de Grèce au spectacle accoururent.

Ils étaient grands parleurs, et pourtant ils se turent,

Ecoutant gravement, en demi-cercle assis.

Dans un nuage d’or Vénus, avec son fils,

Prêtait à leur dispute une oreille attentive.

La jeune Eglé commence, Eglé simple et naïve,

De qui la voix touchante et la douce candeur

Charmaient l’oreille et l’œil, et pénétraient au cœur.

 

 

ÉGLÉ

 

 

Hermotime, mon père, a consacré sa vie

Aux Muses, aux talents, à ces dons du génie

Qui des humains jadis ont adouci les mœurs ;

Tout entier aux beaux-arts, il a fui les honneurs ;

Et sans ambition, caché dans sa famille,

Il n’a voulu donner, pour époux à sa fille,

Qu’un mortel comme lui favorisé des dieux,

Cultivant tous les arts, et qui saurait le mieux

En vers nobles et doux élégamment décrire,

Animer sur la toile, et chanter sur la lyre

Ce peu de vains attraits que m’ont donné les cieux.

Lygdamon m’adorait. Son esprit sans culture

Devait, je l’avouerai, beaucoup à la nature :

Ingénieux, discret, poli sans compliment ;

Parlant avec justesse, et jamais savamment ;

Sans talents, il est vrai, mais sachant s’y connaître ;

L’Amour forma son cœur, les Grâces son esprit.

Il ne savait qu’aimer ; mais qu’il était grand maître

Dans ce premier des arts que lui seul il m’apprit !

 

Quand mon père eut formé le dessein tyrannique

De m’arracher l’objet de mon cœur amoureux,

Et de me réserver pour quelque peintre heureux

Qui ferait de bons vers et saurait la musique,

Que de larmes alors coulèrent de mes yeux !

Nos parents ont sur nous un pouvoir despotique ;

Puisqu’ils nous ont fait naître, ils sont pour nous des dieux.

Je mourais, il est vrai, mais je mourais soumise.

 

Lygdamon s’écarta, confus, désespéré,

Cherchant loin de mes yeux un asile ignoré.

Six mois furent le terme où ma main fut promise

Ce délai fut fixé pour tous les prétendants.

Ils n’avaient tous, hélas ! dans leurs tristes talents,

A peindre que l’ennui, la douleur et les larmes.

Le temps qui s’avançait redoublait mes alarmes.

Lygdamon tant aimé me fuyait pour toujours :

J’attendais mon arrêt, et j’étais au concours.

 

Enfin de vingt rivaux les ouvrages parurent ;

Sur leurs perfections mille débats s’émurent.

Je ne pus décider, je ne les voyais pas.

Mon père se hâta d’accorder son suffrage

Aux talents trop vantés du fier et dur Harpage ;

On lui promit ma foi, j’allais être en ses bras.

 

Un esclave empressé frappe, arrive à grands pas,

Apportant un tableau d’une main inconnue.

Sur la toile aussitôt chacun porta la vue.

C’était moi : je semblais respirer et parler ;

Mon cœur en longs soupirs paraissait s’exhaler,

Et mon air, et mes yeux tout annonce que j’aime.

L’art ne se montrait pas ; c’est la nature même,

La nature embellie ; et, par de doux accords.

L’âme était sur la toile aussi bien que le corps.

Une tendre clarté s’y joint à l’ombre obscure,

Comme on voit, au matin, le soleil de ses traits

Percer la profondeur de nos vastes forêts,

Et dorer les moissons, les fruits, et la verdure.

Harpage en fut surpris ; il voulut censurer :

Tout le reste se tut, et ne put qu’admirer.

Quel mortel ou quel dieu, s’écriait Hermotime,

Du talent d’imiter fait un art si sublime !

A qui ma fille enfin devra-t-elle sa foi ?

Lygdamon se montrant lui dit : « Elle est à moi !

L’Amour seul est son peintre, et voilà son ouvrage.

C’est lui qui dans mon cœur imprima cette image,

C’est lui qui sur la toile a dirigé ma main.

Quel art n’est pas soumis à son pouvoir divin ?

Il les anime tous. » Alors, d’une voix tendre,

Sur son luth accordé Lygdamon fit entendre

Un mélange inouï de sons harmonieux :

On croyait être admis dans le concert des dieux.

Il peignit comme Apelle, il chanta comme Orphée.

Harpage en frémissait ; sa fureur étouffée

S’exhalait sur son front, et brûlait dans ses yeux.

Il prend un javelot de ses mains forcenées ;

Il court, il va frapper. Je vis l’affreux moment

Où le traitre à sa rage immolait mon amant,

Où la mort d’un seul coup tranchait deux destinées.

Lygdamon l’aperçoit, il n’en est point surpris ;

Et de la même main sous qui son luth résonne,

Et qui sut enchanter nos cœurs et nos esprits,

Il combat son rival, l’abat, et lui pardonne.

Jugez si de l’amour il mérite le prix,

Et permettez du moins que mon cœur le lui donne.

 

Ainsi parlait Eglé. L’Amour applaudissait,

Les Grecs battaient des mains, la belle rougissait ;

Elle en aimait encor son amant davantage.

 

Téone se leva : son air et son langage

Ne connurent jamais les soins étudiés ;

Les Grecs, en la voyant, se sentaient égayés.

Téone, souriant, conta con aventure

En vers moins allongés, et d’une autre mesure,

Qui courent avec grâce, et vont à quatre pieds,

Comme en fit Hamilton (4) comme en fait la nature.

 

 

 

 

1 – Les jansénistes. (G.A.)

2 – Maurice de Saxe. (G.A.)

3 – Voyez le chapitre XXXI du Précis du Siècle de Louis XV. (G.A.)

4 – Voyez, dans les Œuvres d’Antoine Hamilton, le début du conte intitulé le Bélier. (G.A.)

 

 

 

 

 

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