CONSEILS A - M. HELVETIUS - Partie 1
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CONSEILS A M. HELVÉTIUS.
SUR LA COMPOSITION ET SUR LE CHOIX DU
SUJET D’UNE ÉPÎTRE MORALE.
[Ce morceau n’a été imprimé qu’en l’an VI, par le citoyen Lefebvre-Laroche, ami d’Helvétius, et les Remarques qui le suivent n’ont été publiées qu’en l’an VIII, par le citoyen François de Neufchâteau, qui en a rédigé les préambules et les explications. On voit ici Voltaire dans toute sa bienveillance conseiller, juger et diriger le jeune fermier-général Helvétius à ses débuts en littérature.
Toutes ces remarques ne nous semblent pas avoir été faites dans le même temps. Il y en a de 1740, il y en a même de 1741. Voyez à la CORRESPONDANCE.] (G.A.)
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PREMIÈRE RÈGLE – Le choix d’une épître doit intéresser le cœur et éclairer l’esprit. Une vérité qui n’est pas lieu commun, qui touche au bonheur des hommes, qui fournit des images propres à émouvoir, est le meilleur choix qu’on puisse faire. S’il y trouve des peintures qui éveillent et flattent l’imagination, des maximes, des préceptes qu’on puisse présenter de la manière la plus séduisante, c’est le moyen d’éclairer l’esprit en l’amusant.
II - Les idées doivent être rangées dans l’ordre le plus naturel, de façon qu’elles se succèdent sans effort, et qu’une pensée serve toujours à développer l’autre : c’est épargner de la peine au lecteur, soutenir son attention, et ménager sa curiosité. Les peintures y doivent être tellement variées, que l’imagination soit toujours surprise et charmée.
III - Il faut que les liaisons soient courtes, claires, et fassent aisément passer d’un objet à un autre. Elles sont souvent difficiles à trouver ; on ne les rencontre pas du premier coup : en général on doit beaucoup se méfier de son premier jet. Pour éviter de sacrifier des vers, des morceaux qui ont coûté du travail, peut-être conviendrait-il mieux de commencer par mettre sa première façon en prose.
IV - Se hâter d’aller à la fin de son sujet, y entraîner son lecteur par la route la plus courte ; ne peindre d’un objet que ce qui est nécessaire à votre dessein principal ; ne pas trop s’appesantir sur les détails, quand les masses suffisent pour faire les impressions que vous désirez produire ; finir toujours, s’il est possible, par quelque morceau brillant et d’effet…
V - Ne pas établir la vérité qu’on veut prouver par des lieux communs de pensées triviales, d’images trop familières, et de maximes rebattues. Le détail des preuves doit être aussi soigneusement travaillé que toutes les autres parties de l’ouvrage. On peut toujours être neuf par la nouveauté des tours et la correction du style.
VI - Tourner, autant que l’on peut, en sentiment les réflexions sur les folies ou les malheurs des hommes. Il n’est point de meilleure manière d’embellir un ouvrage didactique et de le rendre intéressant, alors que chaque partie, traitée comme il convient à l’effet de l’ensemble, est soignée de façon qu’on imagine avoir atteint le mieux possible.
VII - Quant aux peintures, leur effet dépend de la grandeur, de l’éclat, et de la manière neuve de faire voir un objet, et d’y faire remarquer ce que l’œil inattentif n’y voit pas. Peindre des objets inconnus à beaucoup de monde, c’est manquer son but. Peu de personnes peuvent les saisir ou les sentir, à moins qu’ils ne soient si vastes qu’on ne puisse s’empêcher de les voir.
VIII - Quant à l’expression, il faut avoir grande attention au mot et au tour le plus propre. Il n’y en a qu’un pour bien rendre une idée ; il la faut nette et forte ; choisir des verbes de mouvement ; avoir attention de varier ses tours ; conserver l’harmonie ; ne prendre que des syllabes pleines, et ne pas faire de trop forte inversions ; avoir encore égard à la liaison du mot et du tour ; travailler chacune des parties de toutes les forces de son esprit, en l’y appliquant successivement.
IX - Dans les arts du génie, surtout en poésie, le meilleur moyen d’y être habile est, dans les premières pièces qu’on fait, de les recommencer jusqu’à ce qu’elles soient parfaites. On en tire l’avantage de se bien pénétrer de son sujet, de l’envisager sous ses formes les plus heureuses, et d’apprendre toutes les règles de la perfection, dont on ne déchoit guère après, quand elles sont tournées en principes habituels.
X - Il faut encore examiner si un sujet est susceptible d’invention, et ne pas l’en croire dépourvu, parce qu’il n’aura pas cédé au premier effort. Dans une épître souvent elle n’a pas lieu ; mais c’est la première partie dans le poème épique et la tragédie.
XI - Le choix du sujet dans les ouvrages est bien important. Plusieurs mémoires et plaidoyers d’avocats célèbres sont des chefs-d’œuvre : on ne lit plus ; ils n’intéressent personne. En poésie didactique, il faut prouver d’une manière neuve des choses non-seulement que les hommes ont intérêt à savoir ; mais il est bien plus heureux d’avoir à leur prouver ce qu’ils pensent déjà, c’est-à-dire ce qui est bon au plus grand nombre.
XII - On est sûr d’avoir rencontré le meilleur ordre possible, quand les pensées se prêtent un jour successif. Il doit produire deux effets : l’auteur n’est jamais obligé de revenir sur ses pas ; et le lecteur, en se fortifiant dans la première idée, apprend toujours quelque chose de nouveau ; ce qui est une espèce d’intérêt.
ÉPÎTRE SUR L’ORGUEIL ET LA PARESSE DE L’ESPRIT
La première leçon donnait à cette épître un titre trop développé. Helvétius y annonçait qu’il se proposait de prouver « que tout est rapport ; que les philosophes se sont perdus dans le vague des idées absolues ; qu’ils eussent mieux fait de travailler au bien de la société ; que Locke nous a ouvert la route de la vérité, qui est celle du bonheur. »
Voici la note que Voltaire adressait à ce sujet à son jeune élève :
« Ce titre est un peu long et ne paraît pas extrêmement clair. Le mot d’idées absolues ne donne pas une idée bien nette. D’ailleurs, en général, la chose n’est pas vraie.
Il y a un temps absolu, un espace absolu, etc. Locke les considère comme tels, et vous êtes ici partisan de Locke.
Locke n’est point regardé comme un philosophe moral, qui ait abandonné l’étude des choses abstraites pour envisager seulement la vertu.
La route de la vérité n’est pas toujours celle du bonheur. On peut être très malheureux, et savoir mesurer des courbes ; on peut être très heureux, et ignorant. »
En conséquence de cet avis judicieux, Helvétius rendit son titre plus simple. Il mit d’abord « que c’est par les effets qu’on doit remonter aux causes, en physique, métaphysique, et morale. » Mais il reconnut qu’il fallait encore abréger davantage, et il donna enfin à l’épître ce dernier titre clair et simple, Sur l’orgueil et la paresse de l’esprit.
Ière LEÇON.
Les six premiers vers paraissaient à Voltaire un peu embrouillés ; il dit, à cette occasion : « Mettez les six premiers vers en prose, et demandez à quelqu’un s’il entendra cette prose : la poésie demande la même clarté au moins. »
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De la droite raison les rapports sont les guides (1).
Ils ont sondé les mers (2), ils ont percé les cieux.
Les plus vastes esprits, sans leur secours heureux,
Sont, entre les écueils, des vaisseaux sans boussoles.
De là ces dogmes vains si savamment frivoles,
De ces célèbres fous ingénieux romans (3).
Mon œil, s’écriait l’un, perce au-delà des temps (4).
Ecoutez-moi ; je vais, sagement téméraire,
De la création dévoiler le mystère.
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Helvétius disait ensuite, en parlant du système inventé par les mages :
Un dieu, tel autrefois qu’une araignée immense,
Dévida l’univers de sa propre substance ;
Alluma les soleils, fila l’air et les cieux,
Prit sa place au milieu de ces orbes de feux, etc. (5)
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Les mages, dit Burnet, sont des visionnaires
Dont le faible Persan adopte les chimères (6).
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Ainsi sous de grands mots la superbe sagesse,
A ses propres regards dérobant sa faiblesse,
Etayant son orgueil de dogmes imposteurs,
Disputa si longtemps pour le choix des erreurs (7).
Ainsi l’orgueil s’égare en de vastes pensées :
Ainsi notre univers, par ses mains insensées
Tant de fois tour à tour détruit, rédifié,
N’est encore qu’un temple à l’erreur dédié (8).
Heureux si l’homme encor, moins souple à l’imposture,
Maître de s’égarer au champ de la nature,
Par-delà ses confins n’eût puisé ses erreurs (9) !
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Un autre peint de Dieu les attributs, l’essence,
Remet tout au destin, dit son pouvoir, son nom,
Croit donner une idée, et ne forme qu’un son (10).
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Sans les rapports, enfin (11), la raison qui s’égare
Prend souvent pour idée un son vain et bizarre (12) ;
Et ce ne fut jamais que dans l’obscurité
Que l’Erreur s’écria : Je suis la Vérité.
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. . . . . . . . . . . Pourquoi donc le malheur
Est-il chez les humains le seul législateur (13) ?
Pourquoi créer le nom de vertus absolues (14) ?
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Locke (15) étudia l’homme. Il le prend au berceau,
L’observe en ses progrès, le suit jusqu’au tombeau,
Cherche par quel agent nos âmes sont guidées ;
Si les sens ne sont point les germes des idées.
Le mensonge jamais, sous l’appui d’un grand nom,
Ne put en imposer aux yeux de sa raison.
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Malbranche (16), plein d’esprit et de subtilité,
Partout étincelant de brillantes chimères,
Croit en vain échapper à ses regards sévères.
Dans ses détours obscurs, Locke le joint, le suit ;
Il raisonne, il combat ; le système est détruit.
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Locke vit les effets de l’orgueil impuissant,
Rendit l’homme moins vain, et l’homme en fut plus grand (17).
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Du chemin des erreurs Locke nous arracha,
Dans le sentier du vrai devant nous il marcha (18).
D’un bras il apaisa l’orgueil du platonisme,
De l’autre il rétrécit le champ du pyrrhonisme (19).
1 – Diriez-vous, dans un discours : Les rapports sont les guides de la raison ? Vous diriez : Ce n’est que par comparaison que l’esprit peut juger ; c’est en examinant les rapports des choses que l’on parvient à les connaître. Mais les rapports en général, et les rapports qui sont les guides, font un sens confus. Ce qu’on examine peut-il être un guide ? (Voltaire.)
2 – Des rapports qui ont sondé des mers ! (Voltaire.)
3 – Ceci me paraît bien écrit. (Voltaire.)
4 – Quoi ! tout d’un coup passer de ces expositions, qu’il faut examiner les rapports, aux systèmes sur la formation de l’univers ! Il faudrait vingt liaisons pour amener cela : c’est un saut épouvantable : voilà le principe de continuité bien violé.
N’est-il pas tout naturel de commencer votre ouvrage par dire en beaux vers qu’il y a des choses qui ne sont pas à la portée de l’homme ? Ce tour vous menait tout droit à ces différents systèmes sur la création, sans parler des rapports, qui n’ont aucun rapport à ces belles rêveries des philosophes. (Voltaire.)
5 – Les Indiens ont inventé la comparaison de l’araignée ; mais, outre qu’une araignée immense fait en vers un fort vilain tableau comment est-ce qu’une araignée qui dévide peut allumer un soleil ? Quand on s’asservit à une métaphore, il faut la suivre. Jamais araignée n’alluma rien : elle file et tapisse ; elle ne dévide pas même. (Voltaire.)
6 – On croit que des mages vous allez passer aux Egyptiens, aux Grecs, etc. ; vous sautez à Burnet : le saut est périlleux. (Voltaire.)
7 – Très beau, et l’imitation de Corneille en cet endroit est un coup de maître.
8 – Me paraît excellent. (Voltaire.)
9 – Ce puisé ne me paraît pas propre ; j’aimerais mieux cherché.
10 – Ce dernier vers est très beau ; mais prenez garde qu’il appartient à tous les rêveurs dont il est question. Il faut, pour qu’une idée soit parfaitement belle, qu’elle soit tellement à sa place, qu’elle ne puisse pas être ailleurs.
11 – Il semble par ces rapports enfin que vous ayez parlé une heure des rapports ; mais vous n’en avez pas dit un seul mot. Je vois bien qu’en faisant votre épître, vous pensiez que tous ces philosophes prétendus n’avaient point examiné les rapports et la chaîne des choses de ce monde, qu’ils n’avaient point raisonné par analyse, que ce défaut était la source de leurs erreurs. Mais comment le lecteur devinera-t-il que ce soit là votre pensée ?
12 – Ce son vain et bizarre n’a nulle analogie à l’obscurité, et cela forme des métaphores incohérentes. C’est le défaut de la plupart des poètes anglais. Jamais les Romains n’y ont tombé. Jamais ni Boileau ni Racine ne se sont permis cet amas d’idées incompatibles.
13 – Ce n’est point le malheur qui est le législateur des humains, c’est l’amour-propre. On dit bien que le malheur instruit ; mais alors il est précepteur, et non législateur.
14 – Vertus absolues ne s’entend point du tout. Tout cet endroit manque encore de liaison et de clarté ; et, sans ces deux qualités nécessaires, il n’y a jamais de beauté.
15 – L’endroit de Locke est bien ; aussi les idées en sont-elles liées, les mots sont propres, et cela serait beau en prose.
17 – L’endroit de Malebranche bien écrit, parce qu’il est sagement écrit.