FACÉTIE - POT-POURRI - Partie 2
Photo de PAPAPOUSS
POT-POURRI.
- 2 -
§ VI.
Je contais ces choses, il y a quelques jours, à M. de Boucacous, languedocien très chaud, et huguenot très zélé. Cavalisque ! me dit-il, on nous traite donc en France comme les Turcs ; on leur refuse des mosquées, et on ne nous accorde point de temples ! Pour des mosquées, lui dis-je, les Turcs ne nous en ont encore point demandé, et j’ose me flatter qu’ils en obtiendront quand ils voudront, parce qu’ils sont nos bons alliés ; mais je doute fort qu’on rétablisse vos temples, malgré toute la politesse dont nous nous piquons ; la raison en est que vous êtes un peu nos ennemis. Vos ennemis ! s’écria M. de Boucacous, nous qui sommes les plus ardents serviteurs du roi ! Vous êtes fort ardents, lui répliquai-je, et si ardents que vous avez fait neuf guerres civiles, sans compter les massacres des Cévennes. Mais, dit-il, si nous avons fait des guerres civiles, c’est que vous nous cuisiez en place publique ; on se lasse à la longue d’être brûlé, il n’y a patience de saint qui puisse y tenir : qu’on nous laisse en repos, et je vous jure que nous serons des sujets très fidèles.
C’est précisément ce qu’on fait, lui dis-je ; on ferme les yeux sur vous, on vous laisse faire votre commerce, vous avez une liberté assez honnête. Voilà une plaisante liberté ! dit M. de Boucacous ; nous ne pouvons nous assembler en pleine campagne quatre ou cinq mille seulement, avec des psaumes à quatre parties, que sur-le-champ il ne vienne un régiment de dragons qui nous fait rentrer chacun chez nous. Est-ce là vivre ? est-ce là être libre ?
Alors je lui parlai ainsi : Il n’y a aucun pays dans le monde où l’on puisse s’attrouper sans l’ordre du souverain ; tout attroupement est contre les lois. Servez Dieu à votre mode dans vos maisons ; n’étourdissez personne par des hurlements que vous appelez musique. Pensez-vous que Dieu soit bien content de vous quand vous chantez ses commandements sur l’air de Réveillez-vous, belle endormie ? Et quand vous dites avec les Juifs, en parlant d’un peuple voisin :
Heureux qui doit te détruire à jamais !
Qui, t’arrachant les enfants des mamelles,
Ecrasera leurs têtes infidèles !
Dieu veut-il absolument qu’on écrase les cervelles des petits enfants ? cela est-il humain ? De plus, Dieu aime-t-il tant les mauvais vers et la mauvaise musique ?
M. de Boucacous m’interrompit, et me demanda si le latin de cuisine de nos psaumes valait mieux. Non, sans doute, lui dis-je ; je conviens même qu’il y a un peu de stérilité d’imagination à ne prier Dieu que dans une traduction très vicieuse de vieux cantiques d’un peuple que nous abhorrons ; nous sommes tous Juifs à vêpres, comme nous sommes tous païens à l’Opéra.
Ce qui me déplaît seulement, c’est que les Métamorphoses d’Ovide sont, par la malice du démon, bien mieux écrites, et plus agréables que les cantiques juifs ; car il faut avouer que cette montagne de Sion, et ces gueules de basilic, et ces collines qui sautent comme des béliers, et toutes ces répétitions fastidieuses, ne valent ni la poésie grecque, ni la latine, ni la française. Le froid petit Racine (1) a beau faire, cet enfant dénaturé n’empêchera pas, profanement parlant, que son père ne soit un meilleur poète que David.
Mais enfin, nous sommes la religion dominante chez nous ; il ne vous est pas permis de vous attrouper en Angleterre ; pourquoi voudriez-vous avoir cette liberté en France ? Faites ce qu’il vous plaira dans vos maisons, et j’ai parole de monsieur le gouverneur et de monsieur l’intendant (2), qu’en étant sages vous serez tranquilles : l’imprudence seule fit et fera les persécutions. Je trouve très mauvais que vos mariages, l’état de vos enfants, le droit d’héritage, souffrent la moindre difficulté. Il n’est pas juste de vous saigner et de vous purger, parce que vos pères ont été malades ; mais que voulez-vous, ce monde est un grand Bedlam, où des fous enchaînent d’autres fous.
1 – Louis Racine, auteur de poèmes jansénistes. (G.A.)
2 – Voltaire veut sans doute parler du ministre Choiseul. (G.A.)
§ VII.
(1)
Nous raisonnions ainsi, M. de Boucacous et moi, quand nous vîmes passer Jean-Jacques Rousseau avec grande précipitation Eh ! où allez-vous donc si vite, monsieur Jean-Jacques ? – Je m’enfuis, parce que maître Joly de Fleury a dit, dans un réquisitoire (2), que je prêchais contre l’intolérance et contre l’existence de la religion chrétienne. – Il a voulu dire évidence, lui répondis-je ; il ne faut pas prendre feu pour un mot. – Eh ! mon Dieu, je n’ai que trop pris feu, dit Jean-Jacques ; on brûle partout mon livre (3). Je sors de Paris comme M. d’Assouci de Montpellier, de peur qu’on ne brûle ma personne (4). – Cela était bon, lui dis-je, du temps d’Anne Dubourg et de Michel Servet, mais à présent on est plus humain. Qu’est-ce donc que ce livre qu’on a brûlé ?
J’élevais, dit-il, à ma manière un petit garçon en quatre tomes. Je sentais bien que j’ennuierais peut-être, et j’ai voulu, pour égayer la matière, glisser adroitement une cinquantaine de pages en faveur du théisme (5). J’ai cru qu’en disant des injures aux philosophes, mon théisme passerait, et je me suis instruit. – Ah ! dis-je, si c’est là tout votre crime, consolez-vous. Mais pourquoi injurier les philosophes ? – J’ai tort, fit-il. – Mais, monsieur Jean-Jacques, comment vous êtes-vous fait théiste ? quelle cérémonie faut-il pour cela ? – Aucune, nous dit Jean-Jacques. Je suis né protestant, j’ai retranché tout ce que les protestants condamnent dans la religion romaine ; ensuite, j’ai retranché tout ce que les autres religions condamnent dans le protestantisme ; il ne m’est resté que Dieu ; je l’ai adoré ; et maître Joly de Fleury a présenté contre moi un réquisitoire.
Alors nous parlâmes à fond du théisme avec Jean-Jacques, qui nous apprit qu’il y avait trois cent mille théistes à Londres, et environ cinquante mille seulement à Paris, parce que les Parisiens n’arrivent jamais à rien que longtemps après les Anglais, témoin l’inoculation, la gravitation, le semoir, etc. Il ajouta que le nord de l’Allemagne fourmillait de théistes et de gens qui se battent bien.
M. de Boucacous l’écouta attentivement, et promit de se faire théiste. Pour moi, je restai ferme. Je ne sais cependant si on ne brûlera pas ce petit écrit, comme un ouvrage de Jean-Jacques, ou comme un mandement d’évêque (6) ; mais un mal qui nous menace n’empêche pas toujours d’être sensible au mal d’autrui, et comme j’ai le cœur bon, je plaignis les tribulations de Jean-Jacques.
1 – Ce paragraphe, communiqué par Decroix, a paru pour la première fois en 1818. (G.A.)
2 – 9 Juin 1762 (G.A.)
3 – L’Emile. (G.A.)
4 – Voyez le Voyage de Chapelle et de Bachaumont. (G.A.)
5 – Profession de foi du Vicaire savoyard. (G.A.)
6 – Le parlement de Paris venait de condamner un mandement de l’archevêque Christophe de Beaumont en faveur des jésuites. (G.A.)
§ VIII.
Les compagnons de Polichinelle (1) réduits à la mendicité, qui était leur état naturel, s’associèrent avec quelques bohêmes, et coururent de village en village. Ils arrivèrent dans une petite ville, et logèrent dans un quatrième étage, où ils se mirent à composer des drogues, dont la vente les aida quelque temps à subsister. Ils guérirent même de la gale l’épagneul d’une dame de considération ; les voisins crièrent au prodige ; mais, malgré toute leur industrie, la troupe ne fit pas fortune.
Ils se lamentaient de leur obscurité et de leur misère, lorsqu’un jour ils entendirent un bruit sur leur tête, comme celui d’une brouette qu’on roule sur le plancher. Ils montèrent au cinquième étage, et y trouvèrent un petit homme qui faisait des marionnettes pour son compte : il s’appelait le sieur Bienfait (2) ; il avait tout juste le génie qu’il fallait pour son art.
On n’entendait pas un mot de ce qu’il disait ; mais il avait un galimatias fort convenable, et il ne faisait pas mal ses bamboches. Un compagnon, qui excellait aussi en galimatias, lui parla ainsi : Nous croyons que vous êtes destiné à relever nos marionnettes ; car nous avons lu dans Nostradamus (3) ces propres paroles : Nelle chi li po rate icsus res fait en bi, lesquelles prises à rebours font évidemment : Bienfait ressuscitera Polichinelle. Le nôtre a été avalé par un crapaud ; mais nous avons retrouvé son chapeau, sa bosse, et sa pratique. Vous fournirez le fil d’archal. Je crois d’ailleurs qu’il vous sera aisé de lui faire une moustache toute semblable à celle qu’il avait, et quand nous serons unis ensemble, il est à croire, que nous aurons beaucoup de succès. Nous ferons valoir Polichinelle par Nostradamus, et Nostradamus par Polichinelle.
Le sieur Bienfait accepta la proposition. On lui demanda ce qu’il voulait pour sa peine. Je veux, dit-il, beaucoup d’honneurs et beaucoup d’argent. Nous n’avons rien de cela, dit l’orateur de la troupe ; mais avec le temps on a de tout. Le sieur Bienfait se lia donc avec les bohêmes, et tous ensemble allèrent à Milan pour établir leur théâtre, sous la protection de madame Carminetta (4). On afficha que le même Polichinelle, qui avait été mangé par un crapaud du village du canton d’Appenzel, reparaîtrait sur le théâtre de Milan, et qu’il danserait avec madame Gigogne. Tous les vendeurs d’orviétan eurent beau s’y opposer, le sieur Bienfait, qui avait aussi le secret de l’orvietan, soutint que le sien était le meilleur : il en vendit beaucoup aux femmes, qui étaient folles de Polichinelle, et il devint si riche qu’il se mit à la tête de la troupe.
Dès qu’il eut ce qu’il voulait (et que tout le monde veut), des honneurs et du bien, il fut très ingrat envers madame Carminetta. Il acheta une belle maison vis-à-vis celle de sa bienfaitrice, et il trouva le secret de la faire payer par ses associés. On ne le vit plus faire sa cour à madame Carminetta ; au contraire, il voulut qu’elle vînt déjeuner chez lui, et un jour qu’elle daigna y venir, il lui fit fermer la porte au nez, etc. (5).
1 – Les apôtres. (G.A.)
2 – C’était là, en effet, le nom d’un entrepreneur de jeux de marionnettes, du temps de Voltaire. Bienfait figure ici saint Pierre, ou l’évêque de Rome, parlant latin. (G.A.)
3 – Allusion aux prophéties. (G.A.)
4 – Etablissement du christianisme sous la protection des païens. (G.A.)
5 – Le paganisme détruit. (G.A.)
§ IX.
N’ayant rien entendu au précédent chapitre de Merry Hissing, je me transportai chez mon ami M. Husson, pour lui en demander l’explication. Il me dit que c’était une profonde allégorie sur le P. La Valette, marchand banqueroutier d’Amérique (1) ; mais que d’ailleurs il y avait longtemps qu’il ne s’embarrassait plus de ces sottises, qu’il n’allait jamais aux marionnettes (2), qu’on jouait ce jour-là Polyeucte, et qu’il voulait l’entendre. Je l’accompagnai à la comédie.
M. Husson, pendant le premier acte, branlait toujours la tête. Je lui demandai dans l’entre-acte pourquoi sa tête branlait tant. J’avoue, dit-il, que je suis indigné contre ce sot Polyeucte et contre cet impudent Néarque. Que diriez-vous d’un gendre de M. le gouverneur de Paris, qui serait huguenot, et qui, accompagnant son beau-père le jour de Pâques à Notre-Dame, irait mettre en pièces le ciboire et le calice, et donner des coups de pied dans le ventre à M. l’archevêque et aux chanoines ? Serait-il bien justifié, en nous disant que nous sommes des idolâtres ; qu’il l’a entendu dire au sieur Lubolier (3), prédicant d’Amsterdam, et au sieur Mortyé (4), compilateur à Berlin, auteur de la Bibliothèque germanique, qui le tenait du prédicateur Urieju (5). C’est là le fidèle portrait de la conduite de Polyeucte. Peut-on s’intéresser à ce plat fanatique, séduit par le fanatique Néarque ?
M. Husson me disait ainsi son avis amicalement dans les entre-actes. Il se mit à rire, quand il vit Polyeucte résigner sa femme à son rival ; et il la trouva un peu bourgeoise, quand elle dit à son amant qu’elle va dans sa chambre, au lieu d’aller avec lui à l’église :
Adieu, trop vertueux objet, et trop charmant ;
Adieu, trop généreux et trop parfait amant ;
Je vais seule en ma chambre enfermer mes regrets.
Mais il admira la scène où elle demande à son amant la grâce de son mari.
Il y a là, dit-il, un gouverneur d’Arménie qui est bien le plus lâche, le plus bas des hommes ; ce père de Pauline avoue même qu’il a les sentiments d’un coquin :
Polyeucte est ici l’appui de ma famille ;
Mais si par son trépas l’autre épousait ma fille,
J’acquerrais bien par là de plus puissants appuis.
Qui me mettraient plus haut cent fois que je ne sais.
Un procureur au Châtelet ne pourrait guère ni penser ni s’exprimer autrement. Il y a de bonnes âmes qui avalent tout cela ; je ne suis pas du nombre. Si ces pauvretés peuvent entrer dans une tragédie du pays des Gaules, il faut brûler l’Œdipe des Grecs.
M. Husson est un rude homme. J’ai fait ce que j’ai pu pour l’adoucir ; mais je n’ai pu en venir à bout. Il a persisté dans son avis, et moi dans le mien (6).
1 – Voyez le chap. LXVIII de l’Histoire du Parlement. (G.A.)
2 – C’est-à-dire à l’église. (G.A.)
3 – Bouillier, défenseur des Pensées de Pascal contre les critiques de Voltaire. (G.A.)
4 – Formey. Voyez la Défense de milord Bolingbroke. (G.A.)
5 – Jurieu, qui fut le persécuteur de Bayle. (G.A.)
6 – Comparez ce que Voltaire dit de Polyeucte dans les Commentaires sur Corneille, et dans l’Epître dédicatoire de Zaïre. (G.A.)