CORRESPONDANCE - Année 1765 - Partie 31

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1765 - Partie 31

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à M. de La Chalotais.

 

A Ferney, le 26 Septembre 1764.

 

 

          Agréez, monsieur, que M. de La Vabre, qui vous présenta l’an passé une lettre de ma part, et que vous reçûtes avec tant de bonté, ait encore l’honneur de vous en présenter une. Il vous parlera de son affaire ; mais moi je ne peux vous parler que de vous-même, de votre éloquence, des excellentes méthodes que vous avez daigné donner pour élever des jeunes gens en citoyens (1), et pour cultiver leur raison, qu’on a si longtemps pervertie dans les écoles. Vous me paraissez le procureur général de la France entière.

 

          J’ai relu plusieurs fois tout ce que vous avez bien voulu rendre public, et toujours avec un nouveau plaisir. Vous ne vous contentez pas d’éclairer les hommes, vous les secourez. J’ai vu dans des mémoires d’agriculture combien vous l’encouragez dans votre patrie. Je me suis mis au rang de vos disciples ; j’ai semé du fromental à votre exemple, et j’ai forcé les terres les plus ingrates à rapporter quelque chose. Je trouve que Virgile avait autant de raison de dire :

 

O fortunatos nimium, sua si bona norint !

 

Georg., lib. II.

 

qu’il avait tort de quitter la vie dont il faisait l’éloge. Il renonça à la charrue pour la cour ; j’ai eu le bonheur de quitter les rois pour la charrue. Plût à Dieu que mes petites terres fussent voisines des vôtres ! Les hommes qui pensent sont trop dispersés, et le nombre des philosophes est encore bien petit, quoiqu’il soit beaucoup plus grand que dans notre jeunesse. J’ai vu l’empire de la raison s’étendre, ou plutôt ses fers devenus plus légers. Encore quelques hommes comme vous, monsieur, et le genre humain en vaudra mieux.

 

          Je vous supplie d’être bien persuadé du respect infini avec lequel je serai toute ma vie, etc.

 

 

1 – Essai d’éducation nationale. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

29 Septembre 1764.

 

 

          Mon cher frère, la tempête gronde de tous côtés contre le Portatif. Quelle barbarie de m’attribuer un livre farci de citations de saint Jérôme, d’Ambroise, d’Augustin, de Clément d’Alexandrie, de Tatien, de Tertullien, d’Origène, etc. ! N’y a-t-il pas de l’absurdité de soupçonner un pauvre homme de lettres d’avoir seulement lu aucun de ces auteurs ? Le livre est reconnu pour être d’un nommé Dubut, petit apprenti théologien de Hollande. Hélas ! je m’occupais tranquillement de la tragédie de Pierre-le-Cruel, dont j’avais déjà fait quatre actes, quand cette funeste nouvelle est venu troubler mon repos. J’ai jeté dans le feu et ce malheureux Portatif que je venais d’acheter, et la tragédie de Pierre, et tous mes papiers ; et j’ai bien résolu de ne me mêler que d’agriculture le reste de ma vie.

 

          Je vous le dis, je vous le répète, ce maudit livre sera funeste aux frères, si on persévère dans l’injustice de me l’attribuer. On sait comment la calomnie est faite. Voilà son style, dit-elle ; ne le reconnaissez-vous pas à ce tour de phrase ? Eh ! madame l’impudente, qui vous a dit que M. Dubut n’a pas le même style ? est-il donc si rare de trouver deux auteurs qui écrivent dans le même goût ? est-il donc permis de persécuter un pauvre innocent, parce qu’on a cru reconnaître sa manière d’écrire ? La calomnie répond à cela qu’elle n’entend point raison, qu’il faut venger Pompignan et maître Aliboron, et qu’elle poursuivra les philosophes tant qu’elle pourra.

 

          Opposez donc, mon cher frère, votre éloquence à ses fureurs. En vérité, les philosophes sont intéressés à repousser des accusations de cette nature. Non seulement il faut crier, mais il faut faire crier les criailleurs en faveur de la vérité. Rien ne serait d’ailleurs plus dangereux pour l’Encyclopédie que l’imputation d’un Dictionnaire philosophique à un homme qui a travaillé quelquefois pour l’Encyclopédie même ; cela réveillerait la fureur des Chaumeix, et le Journal chrétien ferait beau bruit.

 

          Je vous prie de m’envoyer des Remarques imprimées depuis peu sur l’Encyclopédie, en forme de lettres (1). C’est apparemment le secrétaire de l’Envie qui a fait cet ouvrage. Mandez-moi si on daigne y répondre, et s’il serait à propos que les héritiers de Guillaume Vadé s’égayassent sur cet animal, quand ils n’auront rien à faire.

 

          Je ne peux avoir sitôt le recueil que je vous ai promis ; mais est-il possible qu’il ne vienne rien de Paris dans ce goût ? Vos prophètes sont muets, les oracles ont cessé. Il y a trop peu de Mesliers, trop peu de Sermons, et trop de fripons.

 

          Est-il vrai que l’archevêque de Paris revient à Conflans (2) ; il fera peut-être un mandement contre le Portatif pour s’amuser ; mais il n’amusera pas le public.

 

          Je vous embrasse tendrement, mon cher frère.

 

 

1 – Lettres sur l’Encyclopédie, pour servir de supplément aux sept volumes de ce dictionnaire, par l’abbé Saas. (G.A.)

2 – Exilé, il revenait de la Trappe à sa maison de campagne. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

1er octobre 1764.

 

 

          Le petit ex-jésuite qui me vient voir souvent m’a dit aujourd’hui : Je ne suis point content du monologue qui finit le troisième acte ; je deviens tous les jours plus difficile, à mesure que j’avance en âge et que j’approche de la majorité. Voici donc une nouvelle scène que je vous supplie de présenter à vos anges ; il est aisé de la substituer à l’autre. Je suis un peu guéri des illusions de l’amour-propre, tout jeune que je suis ; mais je m’imagine qu’on pourrait facilement obtenir de MM. les premiers gentilhommes de la chambre que le drame fût joué à Fontainebleau. Une de mes craintes est qu’il ne soit mal joué ; mais il faut se servir de ce qu’on a.

 

          O mes anges ! j’avoue que je n’ai prêté qu’une attention légère au discours de notre prêtre. J’avais la cervelle tout entreprise d’une requête de nos petits Etats au roi, pour obtenir la confirmation des lettres patentes de Henri IV, enregistrées au parlement de Dijon, en faveur des dîmes de notre pays. Je me conforme en cela aux vues et aux bontés de M. le duc de Praslin, et je me flatte qu’un curé ne tiendra pas contre Henri IV et Louis XV.

 

          Je gémis toujours devant Dieu de l’injustice criante qu’on me fait de m’attribuer un Portatif ; vous savez quelle est mon innocence. Je me suis avisé d’écrire, il y a quelques jours, une lettre à frère Marin, adressée tout ouverte chez M. le lieutenant-général de police. Dans cette lettre je le priais d’empêcher un scélérat de libraire, nommé Besongne, natif de Normandie, d’imprimer l’infernal Portatif ; je ne sais si frère Marin (1) a reçu cette lettre. En attendant, je trouve vos conseils divins, et je vais engager l’auteur à vous envoyer un Portatif raisonnable, décent, irréprochable, et même un peu pédantesque ; et si frère Marin n’était pas riche, si on pouvait lui proposer de tirer quelque avantage de l’impression, cela ne serait peut-être pas mal avisé. J’en ai parlé à l’auteur, qui est proche parent de l’ex-jésuite ; en vérité ils sont tout à fait dociles dans cette famille-là ; il lui a dit qu’il s’allait mettre à travailler, tout malade qu’il est. Cet auteur s’appelle Dubut ; mais il a encore un autre nom ; il a étudié en théologie, et possède Terlullien sur le bout du doigt. Ce serait bien là le cas de donner les roués ; il est bon de faire des diversions.

 

          Je baise le bout des ailes de mes anges en toute humilité, avec la plus vive reconnaissance.

 

 

1 – Secrétaire général de la librairie. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

.

 

 

          Divins anges, vous avez à étendre vos ailes sur deux hommes assez singuliers ; c’est le petit ex-jésuite en vers et le petit huguenot Dubut en prose (1). Ce Dubut, auteur du Dictionnaire, trouve vos idées et vos conseils tout aussi bons que le jésuite, et il y défère tout aussi vite. Il m’apporta hier un gros cahier d’articles nouveaux et d’anciens articles corrigés. Je les ai lus, je les ai trouvés à la fois plus circonspects et plus intéressants que les anciens. C’est un travailleur qui ne laisse pas d’avoir quelque érudition orientale, et qui cependant à quelquefois dans l’esprit une plaisanterie qui ressemble à celle de votre pays. S’il n’était pas si vieux et si malade, vous pourriez en faire quelque chose.

 

          Ce serait un grand coup d’engager frère Marin à faire imprimer les nouveaux cahiers de frère Dubut. Il y aurait assurément du bénéfice ; et si on n’ose pas proposer à frère Marin cette rétribution, il peut en gratifier quelque ami. Il peut surtout adoucir quelques teintes un peu trop fortes, s’il y en a ; ce que je ne crois pas, car Dubut s’est tenu par les cordons.

 

          Dans quelques jours on enverrait le reste de l’ouvrage ; il pourrait aisément être répandu dans Paris, avant que son diabolique prédécesseur fût connu. Tout ce que je puis dire sur ce livre, c’est qu’il n’est point de moi, et que ceux qui me l’attribuent sont des malavisés, des gens sans pitié, des Welches.

 

          Je voudrais que mon ami le défroqué servît son ami Dubut, qu’il pût faire jouer le drame des roués pour faire diversions, comme Alcibiade faisait couper la queue à son chien, pour empêcher les Athéniens de remarquer certaine frasque dont on commençait à parler.

 

          Voici Dubut qui entre chez moi ; il ne me donne aucun repos. Il faut donc que je vous en donne, et que je finisse.

 

          Le paquet du huguenot est adressé à M. le duc de Praslin. Respect et tendresse.

 

 

1 – C’est-à-dire que d’Argental doit protéger le Triumvirat et le Dictionnaire philosophique. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la marquise du Deffand.

 

Aux Délices, 3 Octobre 1764.

 

 

          Il y a huit jours que je suis dans mon lit, madame. J’ai envoyé chercher à Genève le livre que vous voulez avoir (1), et qui n’est qu’un recueil de plusieurs pièces dont quelques-unes étaient déjà connues. L’auteur est un nommé Dubut, petit apprenti prêtre huguenot. Je n’ai pu en trouver à Genève ; j’ai écrit à madame de Florian. Cet ouvrage est regardé par les dévots comme un livre très audacieux et très dangereux. Il ne m’a pas paru tout à fait si méchant ; mais vous savez que j’ai beaucoup d’indulgence.

 

          Je n’ai pas moins d’indignation que vous de voir qu’on m’impute ce petit livre, farci de citations des Pères du second et du troisième siècle. Il y est question du Targum des Juifs : la calomnie me prend donc pour un rabbin ; mais la calomnie est absurde de son naturel, et, tout absurde qu’elle est, elle fait souvent beaucoup de mal. Elle m’a attribué ce livre auprès du roi, et cela trouble ma vieillesse, qui devrait être tranquille. La nature nous fait déjà assez de mal, sans que les hommes nous en fassent encore.

 

          Cette vie est un combat perpétuel ; et la philosophie est le seul emplâtre qu’on puisse mettre sur les blessures qu’on reçoit de tous côtés : elle ne guérit pas, mais elle console, et c’est beaucoup.

 

          Il y a encore un autre secret, c’est de lire les gazettes. Quand on voit, par exemple, que le prince Ivan a été empereur à l’âge d’un an, qu’il a été vingt-quatre ans en prison, et qu’au bout de ce temps il est mort de huit coups de poignard, la philosophie trouve là de très bonnes réflexions à faire, et elle nous dit alors que nous devons être heureux de tous les maux qui ne nous arrivent pas, comme la maîtresse de l’avare est riche de ce qu’elle ne dépense point.

 

          Je cherche encore un autre secret, c’est celui de digérer. Vous voyez, madame, que je me bats les flancs pour trouver la façon d’être le moins malheureux qu’il me soit possible ; car, pour le mot d’heureux, il ne me paraît guère fait que pour les romans. Je souhaiterais passionnément que ce mot vous convînt.

 

          Il y a peut-être un état assez agréable dans le monde, c’est celui d’imbécile ; mais il n’y a pas moyen de vous proposer cette manière d’être ; vous êtes trop éloignée de cette espèce de félicité. C’est une chose assez plaisante qu’aucune personne d’esprit ne voudrait d’un bonheur fondé sur la sottise ; il est clair pourtant qu’on ferait un très bon marché.

 

          Faites donc comme vous pourrez, madame, avec vos lumières, avec votre belle imagination et votre bon goût ; et quand vous n’aurez rien à faire, mandez-moi si tout cela contribue à vous faire mieux supporter le fardeau de la vie.

 

 

1 – Le Dictionnaire philosophique portatif. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Bordes.

 

Aux Délices, 6 Octobre 1764.

 

 

          Madame Cramer m’a parlé, monsieur, d’une comédie (1) remplie d’esprit et de bonnes plaisanteries. Si vous voulez quelque jour en gratifier le petit théâtre de Ferney, les acteurs et actrices tâcheront de ne point gâter un si joli ouvrage. Je serai spectateur ; car, à mon âge de soixante et onze ans, j’ai demandé mon congé, comme le vieux bon homme Sarrazin (2). Il me paraît impossible qu’avec l’esprit que vous avez, vous n’ayez pas fait une très bonne pièce ; j’ai vu de vous des choses charmantes dans plus d’un genre. Nous vous promettons le secret, et nous remplirons, madame Denis et moi, toutes les conditions que vous nous imposerez.

 

          Permettez-moi de vous parler d’un livre nouveau qu’on m’attribue très mal à propos ; il est intitulé Dictionnaire philosophique. L’auteur est un jeune homme assez instruit, nommé Dubut. C’était un apprenti prêtre qui a renoncé au métier, et qui parait assez philosophe. Comme on prétend qu’il n’est plus permis en France de l’être, je serais très fâché qu’on imprimât cet ouvrage à Lyon, car je m’intéresse fort à ce pauvre M. Dubut. Pourriez-vous avoir la bonté de me dire si en effet on imprime le Dictionnaire philosophique dans votre ville ? au moins Dubut enverrait un errata. Il dit qu’il s’est glissé des fautes intolérables dans l’édition qui se débite. Il serait mieux qu’on n’imprimât pas ce livre ; mais si on s’obstine à en faire une seconde édition, Dubut souhaite qu’elle soit correcte. Il implore votre médiation, et je me joins à lui.

 

          Le marquis d’Argens vient d’imprimer à Berlin le Discours de l’empereur Julien contre les Galiléens (3), discours à la vérité un peu faible, mais beaucoup plus faiblement réfuté par saint Cyrille.

 

          Vous voyez qu’on ose dire aujourd’hui bien des choses auxquelles on n’aurait osé penser il y a trente années. Des amis du genre humain font aujourd’hui des efforts de tous côtés pour inspirer aux hommes la tolérance, tandis qu’à Toulouse on roue un homme pour plaire à Dieu, qu’on brûle des juifs en Portugal, et qu’on persécute en France des philosophes.

 

          Adieu, monsieur ; n’aurai-je donc jamais le plaisir de vous revoir ? je vous avertis que, si vous ne venez point à Ferney, je me traînerai à Lyon avec toute ma famille. Je vous embrasse en philosophe, sans cérémonie, et de bon cœur.

 

 

1 – Sans doute le Retour de Paris. (G.A.)

2 – Acteur de la Comédie-Française, retiré en 1759 et mort en 1762. (G.A.)

3 – Voyez Avertissement. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

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